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inanimés qui ne peuvent modérer ni la force, ni la rigueur de la loi”, pour citer Montesquieu. Le juge n’a assurément pas une fonction politiquement nulle. En 2003, par exemple, l’avant-projet de loi Onkelinx ouvrant le mariage à des personnes de même sexe avait essuyé des reproches du Conseil d’État, notamment pour des questions éthiques et sociales. La Chambre des repré- sentants l’avait finalement adopté à une large majorité. Or ce n’était pas l’institution qui était conservatrice mais le ou les juges concernés, ce qui tend à prouver que la justice reste une œuvre humaine. Les trois grandes fonctions politiques des juges (production de normes, arbitrage de valeurs morales et pérennité du système politique) peuvent donc être discutées, selon l’auteur, et leur légitimité interrogée à l’aune de différents critères d’acceptabilité sociale. « On fait comprendre aux citoyens qu’il faut respecter les institutions et la majorité obéit, ce qui permet de dépassionner les débats et de garantir le “vivre ensemble”. Mais la contrepartie, c’est la domination. Et si on donne trop de poids à une institution, on finira par ne plus la critiquer et laisser naître des abus de pouvoir », souligne Geoffrey Grandjean qui aime jouer les aiguillons. L’ensemble du livre, très didactique, prend le temps d’ex- pliquer toutes les décisions juridiques et leur raisonne- ment. Il est illustré par de très nombreuses décisions de juridictions suprêmes belges et étrangères : Cour de cas- sation, Conseil d’État, Cours constitutionnelles et Cours suprêmes. On y voit que les juges exercent un pouvoir politique et social en se prononçant, entre autres, sur des sujets variés tels que les demandes de sécession d’entités subétatiques, le droit à l’oubli sur internet, les relations d’amitiés ou conflictuelles sur Facebook, les accords de libre-échange, le port du burkini sur les plages, le maintien artificiel de la vie, les demandeurs d’asile… Et il leur reste une possibilité d’interprétation si certains termes ne sont pas définis dans les lois. Ils ont notamment joué un rôle favorisant l’intégration européenne en poussant les États à ouvrir davantage leurs frontières, en 1979, et à accen- tuer la liberté de circulation en l’absence d’harmonisation communautaire. L’Allemagne avait interdit l’importation de la liqueur de cassis de Dijon à un importateur allemand, au motif que sa teneur en alcool était inférieure au taux minimal prescrit par le droit allemand. Cela, pour protéger le schnaps local. Il a été conclu que, puisque cette liqueur était licitement produite et vendue en France, la législation allemande apportait une restriction – sous la forme d’un effet équivalent – à la libre circulation des marchandises qui n’était pas justifiée par un intérêt général (une teneur en alcool inférieure à la législation nationale ne pouvant pas nuire à l’intérêt collectif !). De nos jours, de plus en plus de citoyens se disent que, pour se faire entendre, il vaut mieux s’adresser à un juge qui va créer du droit plutôt qu’aux politiques. Cet état de fait peut changer la dynamique démocratique au sein d’un État. Le juge n’a pas le choix : il doit donner une réponse là où les élus peuvent très bien ne pas réagir, quitte à trouver des astuces avec les lois existantes s’il ne dispose pas de l’arsenal juridique. « Il y a aussi le problème du temps poli- tique, tempéré par l’arriéré judiciaire. Je ne dénonce pas le pouvoir politique des juges car ce sont les citoyens qui le leur donnent en introduisant des recours. Ils ne peuvent pas s’auto-saisir , précise Geoffrey Grandjean. Mon titre Pouvoir politique et audace des juges est un peu provo- cateur. Là où ils y vont, c’est parce qu’ils remplissent un rôle social et ce n’est pas anodin. Ils ont conscience de l’importance de leur rôle, surtout à la Cour suprême, l’équi- valent au Canada et aux États-Unis de notre Cour consti- tutionnelle. Ils osent prendre leurs responsabilités et c’est audacieux au XXI e siècle, ce que je loue davantage que je ne critique. » Pour aller plus loin… Geoffrey Grandjean donnera, le 14 mars à 17h, une conférence sur “Pouvoir politique et audace des juges” à l’Académie royale de Belgique, palais des Académies, rue Ducale 1, 1000 Bruxelles Deux articles de Paul Martens, président émérite de la Cour constitutionnelle : “Le magistrat est-il (ir)remplaçable ?”, in Journal des tribunaux , Bruxelles, 2015, pp. 830-831 “Réflexions sur l’office du juge à l’époque contemporaine”, in Revue de droit d’Assas, Paris, 2017, n os 13-14, pp. 48-54 janvier-avril 2019 / 272 ULiège www.uliege.be/LQJ 39 le parcours

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