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Vantée par les politiques comme l’instrument d’une nouvelle ère de prospérité et de croissance, vendue par les entrepreneurs et les indus- triels comme une source de facilités pour le consommateur, plébiscitée par un public friand de nouvelles technologies, l’intelligence artifi- cielle fait parler d’elle. Le Pr Nicolas Petit, spécialiste du droit européen, membre du groupe d’experts sur l’intelligence artificielle nommés par la Commission européenne, Gilles Louppe chargé de cours à l’Institut Montefiore, informaticien de formation et chercheur dans le domaine de “l’apprentissage profond”, ainsi que Pierre Delvenne, directeur de l’unité de recherche Cité dans le département de science politique, ont accepté d’en débattre. Dialogue à trois voix. ENTRETIEN ARIANE LUPPENS – PHOTOS JEAN-LOUIS WERTZ Intelligence artificielle Le Quinzième Jour : Qu’est-ce que l’intelligence artifi- cielle ? Gilles Louppe : Le terme n’est pas récent puisque l’on commence à parler d’intelligence artificielle dès les années 1950. Ces dix dernières années, les principales avancées ont concerné ce que l’on appelle le “ deep learning ” ou “apprentissage profond”. Il s’agit en fait de réseaux de neurones dits “artificiels” et qu’il est possible d’entraîner à la résolution de tâches spécifiques. Mais il faut qu’elles soient très ciblées : le même réseau de neurones ne sera pas capable de traduire un texte ou de répondre à une question simple. C’est ce qu’on appelle l’intelligence artificielle étroite et c’est à cela que l’on fait référence le plus souvent. À l’inverse, l’intelligence artificielle générale désigne un robot ou programme qui serait capable de résoudre une multitude de tâches différentes et qui serait doté d’une forme d’autonomie comme l’ont imaginé de nombreux scénaristes de science-fiction. Je dois bien avouer qu’en tant que scientifiques, nous avons un peu de mal à utiliser le terme “intelligence artificielle”. Nous igno- rons si une machine pourra un jour produire une pensée. Nicolas Petit : Il y a beaucoup de romance aujourd’hui sur ce que peut réaliser l’intelligence artificielle. Le grand malheur, et aussi le grand fantasme, est de pro- jeter sur elle des schémas de pensée qui relèvent de la science-fiction et de la pop culture. Le défi aujourd’hui pour les décideurs est de faire face à des demandes de réglementation très anticipatives par rapport aux capa- cités actuelles de la technologie. Les juristes et les ingé- nieurs ont un rôle d’information très important auprès des médias et de l’opinion publique. C’est à nous d’insis- ter sur le fait qu’aujourd’hui il n’est pas encore question d’intelligence artificielle générale mais bien d’intelligence artificielle étroite. Celle-ci pose certes d’importants défis. Par exemple, il y a des problèmes de biais dans les sys- tèmes qu’on présente à l’intelligence artificielle puisque les cas que nous exploitons se basent sur notre stock actuel de connaissances. Or celui-ci reflète certains états de la société que nous considérons aujourd’hui inaccep- tables, comme le manque de parité entre hommes et femmes à la tête des grandes entreprises. Est-ce qu’on va laisser une intelligence artificielle travailler sur des échantillons de données qui reflètent des biais dont la société ne veut plus ? Comment aider les systèmes d’in- telligence artificielle étroite à améliorer la décision ? Pierre Delvenne : L’intelligence artificielle n’existe pas en tant que telle, c’est un raccourci sémantique. Pour moi, c’est un groupement de technologies numériques. Pas mal de choses entrent dans ce vocable maintenant à la mode. Mais le point de départ, c’est l’idée que des sys- tèmes computationnels peuvent suggérer des solutions ou engager des actions de manière autonome. On person- nifie beaucoup l’intelligence artificielle dans les discours, on en parle comme de quelque chose d’inéluctable qui réclamera de nous y adapter. Toute une partie de mon travail consiste à critiquer, à aller à contre-courant de ce caractère inéluctable. Celui-ci nous cantonne dans un rôle de spectateur du futur ne pouvant rien faire en dehors d’essayer d’éviter que les pires dérives imaginées dans les scénarios de science-fiction ne se produisent. Pour ma part, je m’oppose à cette vision des choses. LQJ : Vous avez fait plusieurs fois référence à la science-fiction. Or, certaines applications font déjà bel et bien partie du quotidien des gens. Je pense par exemple au système de surveillance par reconnaissance faciale mis en place en Chine… P.D. : C’est un exemple particulièrement frappant. En Chine, en tant qu’individu, vous êtes filmé, identifié par un Gilles Louppe Nicolas Petit Pierre Delvenne 58 59 le dialogue le dialogue

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