LQJ-274

D epuis quelque temps, le latin fait (à nouveau) parler de lui. On débat de sa place dans l’enseignement secondaire à la faveur du Pacte d’excellence, voté récemment, qui prévoit un tronc commun jusqu’à 15 ans au sein duquel il sera enseigné à tous les élèves à raison de deux heures par semaine. Ce qui est vu par certains comme une chance apparaît aux yeux des autres comme le signe d’une disparition programmée. Il est difficile de prévoir ce qu’il adviendra, mais j’ai bien peur que la règle “ce qui est à tous n’est à personne” ne s’applique en pareil cas. Le risque n’est-il pas que les élèves qui ne sont pas intéressés – et c’est légitime – ne découragent ceux qui se sentent attirés par cette matière ? À raison de deux heures par semaine, peut-on espérer étudier le latin dans de bonnes conditions ? Ce ne saurait être qu’une approche sommaire : un vernis comparable à celui que l’on obtient aujourd’hui dans le cadre d’une option, peut-être moins encore. C’est mieux que rien, diront certains, alors que d’autres parlent d’un enseignement au rabais. L’avenir nous dira ce qu’il en sera. À l’Université, c’est l’ouverture, dès la rentrée 2019-2020, d’une nouvelle filière latin-français qui met cette langue à l’avant de la scène. Mais ce n’est pas la seule raison. Les enseignants chargés des cours de langue latine, dispen- sés en première année du cursus de bacheliers, ont pris conscience qu’une réflexion sur la manière de l’ensei- gner à l’Université était indispensable. Une adaptation des méthodes d’apprentissage s’impose, car les professeurs sont tributaires du niveau des étudiants qui arrivent dans l’enseignement supérieur. Dans ce contexte, il est aussi nécessaire de s’interroger sur la place que le latin doit continuer d’occuper dans certaines filières universitaires. Le débat qui concernait le secondaire il y a une vingtaine d’années est arrivé aujourd’hui en milieu universitaire. C’est dans ce contexte qu’il faut situer la manifestation qui a eu lieu dans notre Alma mater le 2 mai dernier : “Le latin à l’Université, aujourd’hui”. Le latin a longtemps été un enfant gâté, mais c’est déjà un passé lointain. Au temps des humanités gréco-latines, on lui accordait jusqu’à neuf heures hebdomadaires : on l’apprenait à doses massives. Le succès de son enseigne- ment n’était toutefois pas toujours proportionnel au volume horaire : beaucoup d’élèves subissaient ce surdosage. En règle générale, la moyenne était plus raisonnable : quatre heures par semaine, tant dans les athénées que dans les établissements du réseau libre. À l’Université, il était une sorte de voie royale : sans latin, point de salut. La langue de Cicéron était partout. Décennie après décennie, on a vu sa place se réduire inexorablement. Les raisons de cette réduc- tion progressive sont multiples. Je ne m’aventurerai pas dans une analyse détaillée. Je poserai seulement une question que d’autres se sont posée avant moi : peut-on se passer du latin ? Faut-il encore l’enseigner et donc l’apprendre aujourd’hui ? Qu’adviendrait-il si on le supprimait des forma- tions universitaires où il est inscrit à titre obligatoire ? Peut-on se passer du latin ? La réponse peut être “oui”, dans la mesure où l’on peut se passer de beaucoup de choses. Le latin, est-ce utile ? Faire du latin ne fait pas par- tie des fonctions vitales de l’homme. Des gens ont vécu et vivent toujours sans le connaître, même superficiellement, et se portent très bien. En réalité, penser en termes d’utilité immédiate, c’est réfléchir à courte vue et même à l’envers (en mettant la charrue avant les bœufs), et voilà bien le nœud du problème. La question de l’utilité, qui obnubile certains esprits, est de toute façon très relative. Le latin est inutile dans la mesure où il ne produit pas de résultat immédiat : je l’admets. Or, notre société, où tout doit aller vite, veut disposer rapidement d’un produit fini, concret et directement exploitable. C’est une des raisons pour les- quelles je ne crois pas au latin pour tous. Ceux qui veulent un résultat direct risquent d’être déçus, surtout si l’ensei- gnement demeure superficiel, et je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Quand on entreprend l’étude du latin, il faut donc être patient, car cette matière fait par- tie de ce que j’appellerais les connaissances à maturation lente. C’est le propre des sciences humaines en général. Cet enseignement serait-il donc pour ceux qui ont du temps devant eux ? Plutôt pour ceux qui veulent bien le prendre. C’est ici qu’apparaît la question de l’élitisme, qui colle à la peau du latin comme le sparadrap du capitaine Haddock. “Si vous n’êtes pas partisan du latin pour tous, c’est que vous êtes élitiste.” Mais que signifie “être éli- tiste” ? C’est, selon moi, défendre des privilèges de classe. Ce n’est pas du tout ce que je préconise. Je dis : le latin, c’est pour qui le veut et pour qui en a besoin. C’est l’accès à la langue latine qu’il faut rendre possible et garantir à qui le souhaite. Le tronc commun peut sembler répondre à cette exigence. Mais que l’on ne s’y trompe pas : la lutte contre le prétendu élitisme risque d’avoir les effets contraires à ceux escomptés. À force de vouloir tout pour tous, on finit par n’avoir plus rien pour personne, je veux dire plus rien de sérieux. En réalité, une confusion s’est ins- taurée dans l’esprit de beaucoup entre exigence et sélec- tion. Si élitisme est synonyme d’exigence, on peut dire alors que le latin est élitiste. Faire du latin, c’est donc avant tout accepter et assumer des exigences. Ne perdons pas notre latin ! Carte blanche à Bruno Rochette, professeur de langues et lettres classiques au département des sciences de l’Antiquité. J.-L. Wertz Bruno Rochette 6 septembre-décembre 2019 / 274 ULiège www.uliege.be/LQJ 7 l’opinion l’opinion

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