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veur. La décentralisation prévient également les risques de sécurité, de fuite ou d’attaque, dans la mesure où les informations sont dispersées. « Toujours est-il que les informations passent par les systèmes d’exploitation iOS ou Androïd et qu’Apple et Google y ont donc potentiellement accès, constate Jean- Baptiste Fanouillère. Au vu des enjeux géopolitiques, on peut se demander pourquoi l’Europe ne cherche pas à se doter d’une autonomie numérique. Nous n’avons aucun moteur de recherche, aucun système d’exploitation, aucun index. En ce qui concerne les applications Covid, le scé- nario se répète. Nous nous rendons dépendants de socié- tés privées étrangères, et l’absence de cohésion euro- péenne rend le rapport de force d’autant plus inégal. Cette absence de volonté politique, de prise en compte des enjeux du numérique résulte en partie d’un manque d’édu- cation et de sensibilisation. Souvenez-vous de la commis- sion parlementaire de la défense nationale française qui, en début de confinement, communiquait via la plateforme Zoom, bien connue pour ses failles de sécurité et dont les serveurs se trouvent sur le sol américain. En matière de secret défense, on peut faire mieux. » L’un des plus grands dangers à l’égard de nos libertés ne résiderait pas dans la technologie elle-même mais bien dans l’urgence à prendre des décisions. « La vitesse à laquelle le numérique s’est immiscé plus intensément encore dans nos vies en dit long sur notre dépendance à son égard, renchérit Pierre Delvenne. Parallèlement, je m’étonne de la facilité avec laquelle nous avons accepté d’abandonner une série de nos libertés et de nos droits fondamentaux. C’était pour un bien moral supérieur, mais en tant que politologue, je ne peux m’empêcher d’être interpellé. De leur côté, les autorités publiques ont mis en place de nombreux dispositifs de surveillance sans cadre légal. Je pense aux drones, aux partenariats avec les sociétés de télécommunication pour géolocaliser les individus, aux installations à venir de caméras de recon- naissance faciale, à la collecte des données cellulaires… Ces dérives sont dangereuses et il nous faudra pouvoir revenir en arrière ou assurer l’établissement d’une base légale aux choix opérés. Il faut garder à l’esprit que ces rapports ne sont pas des fatalités : ils sont l’amoncelle- ment de choix, d’usages individuels et collectifs. Mais ce que l’on a fait peut être défait. Le gouvernement a la capacité de construire une stratégie, une politique numé- rique, d’instaurer des cadres normatifs dans lesquels les technologies prendraient place. Si le caractère urgent de la situation était peu propice, à présent nous devons prendre le temps pour réfléchir à la société dans laquelle nous voulons vivre. » 3 Aux yeux de Jean-Baptiste Fanouillère, l’urgence qui a accompagné les recherches sur le traçage a aussi détour- né l’attention de la crise elle-même : « Nous avons bradé la santé, supprimé des lits dans les hôpitaux, tardé à impo- ser les masques et à lancer des campagnes de dépistage d’envergure. Les solutions à cette pandémie devaient être politiques avant d’être technologiques (c’est ce que le chercheur Evgeny Morozov nomme le “solutionnisme technologique”). Je pense aussi à la notion de faux syl- logisme développée par Bruce Schneier : il y a une crise, nous devons faire quelque chose ; développer une appli- cation, c’est faire quelque chose ; donc, il faut développer une application. Pressés par le temps, nos politiques ont ouvert la voie à des technologies encore immatures et fail- libles. Ils risquent de créer un précédent sécuritaire duquel il sera difficile de se dépêtrer. » 3 Voir le Collectif AlterNumeris dont Pierre Delvenne est membre. * https://www.alternumeris.org/ J.-L. Wertz 48 septembre-décembre 2020 / 277 ULiège www.uliege.be/LQJ omni sciences

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