LQJ-277

L a pandémie de Covid-19, qui a touché la Belgique à partir du mois de mars 2020, a conduit l’État belge – comme bien d’autres États – à réagir dans l’urgence pour lutter contre la propagation du coronavirus et limiter ses conséquences funestes sur les vies humaines. Pour les constitutionnalistes que nous sommes, cette réaction relève de l’extraordinaire sur de nombreux points. Alors que la Constitution belge – contrairement à la Constitution fran- çaise – ne prévoit pas de régime d’état d’urgence qui per- mettrait d’adapter le fonctionnement de l’État à la mesure de la crise, on a néanmoins observé des adaptations signi- ficatives, qui concernent par exemple la structure fédérale. La crise sanitaire a aussi transformé nos points de repères en ce qui concerne la portée des droits fondamentaux, qui ont été drastiquement restreints, mais pas nécessairement violés. Enfin, le printemps 2020 restera aussi marqué par un bouleversement des rapports entre les pouvoirs législatifs et exécutifs, avec des pouvoirs spéciaux confiés aux gou- vernements et l’émergence d’un gouvernement minoritaire de plein exercice – Wilmès II – au niveau fédéral 1 . DES ADAPTATIONS EXTRAORDINAIRES La lutte mondiale menée contre le coronavirus nous renvoie à l’éternel défi que constitue la balance entre liberté et sécurité. Cette délicate problématique se retrouve déjà sous la plume des premiers penseurs de l’État. Ainsi, pour ne citer que l’un des plus célèbres, à savoir le philosophe anglais du XVII e siècle Thomas Hobbes, l’État serait institué sur la base du sacrifice d’une partie de la liberté individuelle en échange d’une sécurité, permettant aux individus de s’extraire d’un “état de nature” anxiogène. Si l’on prête attention au frontispice qui illustre son œuvre-phare, le Léviathan (1651), c’est bien entendu la figure terrifiante du monstre souverain qui saute aux yeux. Titanesque, il surplombe le paysage, en tenant le sceptre et l’épée. Écailles de la créature, les sujets constituent un corps uni par la terreur, placés sous l’autorité du souverain, qui peut quant à lui percevoir les dangers au loin. Or, si nous gardons à l’esprit l’impact qu’aurait eu sur Hobbes le récit de la peste à Athènes durant la guerre du Péloponnèse, et suivant l’interprétation proposée par certains commentateurs, se dessineraient, dans la ville surplombée, les silhouettes de deux médecins, reconnaissables par leurs masques emblématiques de l’époque où la peste sévissait en Europe. Il s’agit là des rares personnages, avec quelques soldats, qui circulent dans ces rues désertes. On a ainsi pu considérer que cette cité fictive, où plane une menace, qui pourrait être d’ordre sanitaire, serait en état de siège. Aujourd’hui, on englobe généralement les dispositifs juridiques mis en œuvre en cas de péril imminent sous l’appellation d’état d’ urgence ou d’ exception. Lorsqu’il est déclenché, un tel régime permet à l’État de prendre des mesures qui, constitutionnellement, seraient inadmissibles dans des circonstances normales. Face à une crise, l’État pourrait déroger à ses propres principes, en restreignant par exemple les libertés ou en centralisant la prise des décisions. Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’encourager les détenteurs du pouvoir à céder à la tentation de la dictature, mais – au contraire – d’encadrer et de baliser la réponse apportée par les pouvoirs publics aux situations exceptionnelles, en prévoyant à l’avance les procédures à mettre en œuvre. Cependant, un tel système n’existe pas en droit belge. La Constitution prévoit même, en son article 187 que “[la] Constitution ne peut être suspendue en tout ni en partie”. Datant de 1831, la disposition s’oppose a priori à l’instau- ration en temps de paix d’un état d’urgence, même d’ordre sanitaire, qui autoriserait, par exemple, de perturber la répartition des compétences entre l’Autorité fédérale, les Régions et les Communautés, dotées d’importantes préro- gatives en matière de politique sanitaire. Précisément, au cours des derniers mois, il est apparu que la structure fédérale de l’État n’attribuait pas à un seul et même niveau de pouvoir la mission d’apporter une réponse uniforme à la pandémie et de gérer ses conséquences. Par consé- quent, depuis mars, l’Autorité fédérale, les Communautés et les Régions ont toutes, à des degrés divers, joué un rôle, que cela soit pour instaurer des mesures de confinement, soutenir l’économie ébranlée, réorganiser l’enseignement, réagir aux risques de précarité auxquels beaucoup étaient exposés ou encore prévoir la mise en quarantaine des personnes prove- nant de foyers épidémiques. Cela étant dit, il convient d’observer que les mesures les plus marquantes ont été prises, puis adaptées progres- sivement, par l’Autorité fédérale – et plus exactement par le ministre de l’Intérieur Pieter De Crem –, sur la base de différentes lois relatives à la protection civile, à la fonction de police et à la sécurité civile. On doit également noter la mobilisation pour le moins originale du “Conseil national de sécurité”, au sein duquel les entités fédérées étaient repré- sentées, sans que cela ne soit rendu obligatoire par les textes réglementant la composition de cet organe. Celui-ci septembre-décembre 2020 / 277 ULiège www.uliege.be/LQJ 7 l’opinion 1 Voir l’étude parue le 2 avril 2020, au cœur de la crise : F. Bouhon, A. Jousten, X. Miny et é. Slautsky, “L’État belge face à la pandémie de Covid-19 : esquisse d’un régime d’exception”, Courrier hebdomadaire du Crisp, 2020, n° 2446. * www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-2020-1.htm

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