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Quadrimestriel de l’ULiège Le QuinzièJ mou e r mai-août 2022 / 282 À LA UNE Expertise partagée L’ INVITÉE Isabelle Loodts OMNI SCIENCES Lendemains de crise LE DIALOGUE Être mère ou ne pas être? ULiège 282 / mai-août 2022 / Le Quinzième Jour

Couverture Fond de vallée à Theux

Diplômée de la faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’éducation, Anne-Sophie Nyssen présente en 1994 un doctorat intitulé “Exploration des différents types d’interactions entre l’erreur humaine, l’activité cognitive de l’homme et la dynamique des systèmes complexes. Étude réalisée en anesthésie-réanimation”. D’abord chercheuse et chargée de recherche, AnneSophie Nyssen devient chargée de cours en 2003 puis professeure en 2007. Ses publications concernent principalement la gestion des risques et le bien-être au travail. Très tôt intéressée par l’hypnose, Anne-Sophie Nyssen a également développé une activité de formation à cette technique, notamment au CHU de Liège où elle participe à un cycle d’initiation à l’utilisation de l’hypnose dans la prise en charge de la douleur aiguë et chronique. Elle est également formatrice au centre interdisciplinaire de formation à la médiation. À côté de ses activités de recherche et d’enseignement, Anne-Sophie Nyssen s’est également investie au sein de l’institution : elle fut membre du conseil sectoriel de la recherche en sciences humaines, présidente du département de psychologies et cliniques des systèmes humains et membre du conseil sectoriel enseignement en sciences de la santé. En 2018, elle devient vice-Rectrice à l’enseignement et au bien-être. Son mandat, d’une durée de quatre ans, prendra cours en octobre prochain. À noter que c’est la première fois qu’une femme accède à ce poste. La Pr Anne-Sophie Nyssen élue Rectrice de l’université de Liège Quena SCS mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 3 alma mater

L’OPINION 6 Philippe Raxhon, la guerre de l’information 16 Damien Piron, budgets et fédéralisme à l’ère de la crise sanitaire À LA UNE 8 La “Task Force Vesdre” pour réaménager la vallée OMNISCIENCES 20 En deux mots 26 Nucléaire, une filière dégradée 56 Sortie de presse 66 Le Smart Gastronomy Lab de Gembloux ICI ET AILLEURS 30 Exposition “I love Japan” 40 Charles-Henry Sommelette expose au Sart-Tilman LE PARCOURS 42 Lionel Clermont Sommaire mai-août 2022 / 282 J.-L. Wertz 4 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ sommaire

UNIVERS CITÉ 32 Qu’avons-nous retenu de la crise ? 46 Le sport, tout bénef… 58 Nouveau Campus à HEC-ULiège L’ INVITÉE 52 Isabelle Loodts, à la rencontre de l’écoféminisme LE DIALOGUE 60 S téphanie Haxhe et Mona Claro abordent les normes de la maternité FUTUR ANTÉRIEUR 70 Rétrovision 74 “Un Tanguy chez les hyiènes” 75 “Celio” d’Alexis Alvarez 76 Des bâtiments et des hommes 78 Petites mythologies uliégeoises MICRO SCOPE 80 Seniors d’abord LE KROLL 83 Comment on fait les bébés? J.-L. Wertz mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 5 sommaire

L’usage du faux comme arme de guerre Dans une guerre, tous les belligérants pratiquent la désinformation. Et si on ajoute la censure avec les médias d’obédience russe interdits chez nous, et les médias occidentaux rejetés en Russie, le règne de la confusion s’installe dans les populations. Début mars, le journal Le Monde a recensé quelques perles en matière de faux et a proposé aux lecteurs un florilège édifiant d’images1. Exemple : la photo maintenant célèbre de “la première pilote de chasse ukrainienne” malheureusement abattue est celle d’une miss, lauréate d’un concours de beauté en 2016, sachant que la “vraie” première pilote, Olesya Vorobey, est toujours bien vivante. Il y en a pour tous les goûts : des soustitres en français qui ne correspondent pas aux propos de Vladimir Poutine, une croix gammée sur un maillot de foot du président Zelensky, un orage en Russie présenté comme les premiers bombardements en Ukraine, des tirs de Gaza vers Israël recyclés en tirs russes sur une ville ukrainienne, une petite Palestinienne de huit ans interpellant un soldat israélien qui devient une petite Ukrainienne face à un soldat russe, un crash d’avion russe lors d’un meeting aérien en Angleterre en 1993 qui devient dans The Kyiv Post “le sixième avion abattu, gloire aux héros !”. La liste est longue : un exercice militaire de parachutisme en Russie en 2014 qui devient un saut sur Kharkiv, un accident industriel en Chine en 2015 qui se transforme en une attaque aérienne russe d’une centrale électrique, J.-L. Massart CARTE BLANCHE PHILIPPE RAXHON Philippe Raxhon mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ l’opinion 6

et, relayées par des médias britanniques, des photos de crématoriums mobiles russes datant en fait d’une rumeur de 2013. Et puis cette image qui a fait le tour du monde : “La vie en Ukraine en ce moment”, légende d’une photo d’une jeune fille dans un bus avec son smartphone et son fusil AK-47. En fait, l’image date de 2020 et met en scène une instagrameuse, russe qui plus est, avec une arme factice. Notons que l’article est régulièrement mis à jour, annonce Le Monde. Nul doute qu’il y aura matière. Depuis ces premières semaines de guerre, rares furent les médias comme Le Monde qui s’efforcèrent de trier le bon grain de l’ivraie. Un champ de recherche est ouvert et nul doute que l’enquête universitaire critique dispose d’un important sujet à traiter, tant le traitement médiatique de la guerre en Ukraine a été particulièrement intense. Un cas d’école en somme. LE FANTÔME DE KIEV Un cas de figure exemplaire est le “fantôme de Kiev”. Le 25 février 2022, une vidéo d’un combat aérien dans le ciel de Kiev commence à circuler. Elle montre les exploits d’un pilote de guerre ukrainien entré d’emblée dans la légende pour avoir abattu en plein vol au moins six avions russes. Le compte Twitter officiel du gouvernement ukrainien relaie la vidéo de ce héros qui est “un cauchemar pour les avions russes” et qui “mange des avions russes au petit déjeuner2”. L’ex-président ukrainien Petro Porochenko renchérit en publiant sur son compte Twitter une photo du pilote dans son cockpit. Les journalistes de Libération, dans leur rubrique CheckNews, vont décrypter l’affaire. Concernant la vidéo initiale, il s’agit en fait d’images provenant d’un jeu vidéo, Digital combat simulator (DCS World), une précision confirmée par les créateurs du jeu. Quant à la photo de Porochenko, elle date de 2019, prise dans un tout autre contexte. Ajoutons que Libération tire le fil de la légende qui continue à se répandre et s’amplifier malgré tout, le pilote ayant maintenant un nom, un visage et des photomontages ont continué à être créés pour nourrir le storytelling. CETTE FEMME EST UNE ACTRICE Marioupol bombardée, la photo d’une femme enceinte blessée évacuant une maternité circule. Elle s’appelle Marianna et son ventre rond ne laisse pas de doute. À partir d’un post sur Telegram du 10 mars, les médias russes relayés par les ambassades de Russie prétendent lever un lièvre : il s’agit d’une influenceuse sur Instagram qui s’est prêtée à une mise en scène. Après un examen des sources, la future maman était bien une victime. Il n’est pas possible ici de développer ce lourd processus d’identification3. La démonstration d’un faux est en général plus laborieuse que son élaboration, et c’est ce qui rend le travail des journalistes d’investigation d’autant plus important. Ajoutons que notre propre contribution au débat, entre sa rédaction et sa publication, est aussi vite périmée qu’évoluent les événements sur le terrain, car c’est au jour le jour que s’étoffe la narration de cette guerre avec son cortège de faux qui sont produits en cascade, avec aussi une évolution dans la complexité, car, pour brouiller les cartes, de fausses dénonciations de fake news s’invite aussi dans ce concert médiatique. La chaîne Telegram russe est un modèle du genre, comme l’évoque un article éloquent sur le site de Radio-Canada, impossible à résumer ici4. Tous ces faux n’abolissent pas l’horreur de la guerre, et tant de drames non médiatisés qui ne sont pas immortalisés par une photo ou une vidéo, mais internet est devenu un thesaurus inépuisable en la matière de fake news. Il faut donc rester prudent face aux flots d’images qui nous assaillent de part et d’autre et qui sont relayées en un clic sur les réseaux sociaux. L’un des personnages de mon roman La Solution Thalassa5, qui évoque l’art de la manipulation dans le passé et de nos jours, constate que “le mensonge a une saveur plus forte que la vérité”. Sans doute parce qu’il est des époques où l’irrationnel est plus enivrant que la raison. 1 “Guerre en Ukraine : parcourez les infox et les fausses images qui circulent depuis le début de l’offensive russe”, en ligne sur Les décodeurs, Le Monde, 04/03/22. 2 “Le “fantôme de Kiev”, qui aurait abattu plusieurs pilotes russes, existe-t-il vraiment ?”, en ligne sur CheckNews, Libération, 28/02/22. 3 “Est-il prouvé qu’il y avait de “fausses victimes” à la maternité de Marioupol, comme l’affirme l’ambassade de Russie ?”, en ligne sur CheckNews, Libération, 11/03/22. 4 voir l’article de Nicholas De Rosa du 23/03/22 en l igne sur https://ici.radio-canada.ca 5 édité chez City Éditions, sortie en format de poche en avril 2022. “Toute guerre est fondée sur la tromperie” Sun Tzu, L’Art de la guerre, IVe siècle av. J.-C. mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 7 l’opinion

Coupe de la vallée de la Hoëgne en juillet 2021 Amandine Brasseur, Taha Safi, Cyril Van Wonterghem (master ingénieur civil architecte - cours de Dynamiques d’urbanisation) 8 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ à la une

À la suite des inondations de jui l let 2021, les universités se sont spontanément retroussé les manches. 150 étudiants et chercheurs de l ’ULiège, de la KU Leuven et de l’ULB ont mis leur force de travail et de réflexion au service des habitants et des communes sinistrées. Aujourd’hui, la “Task Force Vesdre” propose des stratégies pour réaménager la val lée de la Vesdre. Une démarche universi tai re “hors les murs”, à l’intersection de la science, de la citoyenneté, de la politique et de l’enseignement. DOSSIER PHILIPPE LECRENIER La pluie, la Vesdre et le futur J.-C. Massart mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 9 à la une

Au lendemain des inondations de juillet, plusieurs universitaires ont cherché à apporter leur aide aux communes sinistrées de la vallée de la Vesdre. Ainsi naissait la “Task Force Vesdre” ULiège, à l’initiative de Martina Barcelloni Corte, chargée de cours (Landscape Urbanism) à la faculté d’Architecture, et de Jacques Teller, professeur d’urbanisme et directeur du Local Environment Management Analysis (Lema) à la faculté des Sciences appliquées. « Se rassembler allait nous permettre de réfléchir ensemble, partager les tâches, éviter les redondances et la multiplication des interactions avec les communes, résume Martina Barcelloni Corte. Nous parlons d’une Task Force car nous devons concilier deux types d’urgence : répondre à la détresse des habitants sinistrés par des propositions ciblées et repenser en profondeur nos comportements et notre façon d’habiter le territoire en explorant de nouvelles stratégies. Nous ne pouvons pas considérer cette tragédie comme un événement isolé. Les modèles climatiques prévoient une intensification de ce type d’inondations, alternées avec des périodes de sécheresse importantes. En tant que scientifiques, nous devons observer, écouter et prendre position. » L’EXPERT OUTSIDER Difficile de ne pas voir la vallée de la Vesdre comme une métonymie de la nécessaire transition vers une réorganisation systémique de la société. S’y mêlent des enjeux climatiques, énergétiques, agricoles, sociaux, économiques et de mobilité. Au cœur de ces mutations, les urbanistes et architectes jouent un rôle décisif. « Mais la réflexion doit être inter- et transdisciplinaire, rappelle Martina Barcelloni Corte. Pour se donner une chance de “réussir” cette transition, les scientifiques doivent travailler ensemble et directement sur le terrain. Les agronomes, les ingénieurs, les pédologues, les hydrologues, les architectes, les urbanistes, les sociologues doivent aller, ensemble, à la rencontre des politiques et de la société civile. » Tel est le mot d’ordre de la Task Force Vesdre, étendue au-delà de l’ULiège pour s’ériger en plateforme interuniversitaire en partenariat avec l’ULB et la KU Leuven. Les premiers pas étaient empreints d’humilité et d’empathie. « Nous n’avions pas les pieds dans la boue, nous ne vivions pas les difficultés des habitants, reconnaît Martina Barcelloni Corte. Il aurait été inadéquat de proposer un modèle théorique pour la vallée sans avoir pris le temps d’écouter et de comprendre. Bien sûr, nous offrons des connaissances, des expériences, une certaine temporisation, mais elles restent indicatives, et doivent s’appuyer sur des compétences ancrées et sur des processus de reconstruction déjà en cours. » Cette rencontre entre la connaissance des scientifiques et le vécu des sinistrés – habitants comme élus – a été bien reçue. Chacun s’est montré ouvert, disponible, patient, reconnaissant, aussi. « Beaucoup acceptent que toutes les solutions ne pourront pas être mises en œuvre dans l’immédiat, admet la chercheure, et que, dans certains cas, il s’agit d’introduire un nouveau paradigme dans la manière de construire, d’habiter et donc d’imaginer le territoire. L’injonction au changement des pratiques émane même de certains d’entre eux. L’une des habitantes reconnaissait que ce type de catastrophe allait se répéter, que nous ne pouvions plus nous contenter de procéder comme nous l’avions toujours fait, que nous devions changer face à des enjeux qui nous dépassent. » LA CLÉ DES RENCONTRES Les activités proposées par la Task Force sont basées sur des rencontres et discussions entre les élus, la société civile et le monde universitaire; elles participent à l’élaboration d’une boîte à outils qui s’étoffera pendant trois années académiques. L’initiative reste animée par un enjeu pédagogique central. En tout, 150 étudiants sont plongés au cœur de cette vaste dynamique citoyenne et scientifique. « L’enseignement reste au cœur de l’Université, rappelle Martina Barcelloni Corte. Au sein de nos Facultés, cette fonction est organisée de manière très concrète à travers la méthode de “recherche par le projet” : le projet en atelier nécessite une recherche plus large qui, à son tour, alimente le projet. Ce sont aussi des ateliers précieux pour les étudiants, immédiatement confrontés aux enjeux environnementaux et sociétaux de la transition. Ils entrevoient le rôle qu’ils auront à jouer dans les prochaines décennies, et qui n’est plus celui de l’architecte des années 1990-2000. Aujourd’hui, celui-ci doit être conscient de son impact dans un système écologique territorial et global, à une autre échelle que 10 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ à la une

celle du bâtiment qu’il va implanter. Il doit comprendre le cycle de l’eau, du climat, l’importance et la nature des sols sur lesquels il va travailler… Nos étudiants ont jalonné la vallée, ont arpenté le terrain, ont échangé avec les élus et les habitants ; ils vont maintenant proposer des réflexions pour alimenter les débats. » Le 23 octobre avait lieu un premier événement, à Liège. Les échevins et bourgmestres des communes concernées, les citoyens, les étudiants et les chercheurs se rencontraient autour de plusieurs objectifs : dévoiler la nature des travaux et ateliers amorcés et écouter les problématiques, les attentes, les nécessités majeures… « Toutes ces personnes vivaient encore dans l’urgence la plus totale, explique Jacques Teller. Ils devaient répondre à de nombreux problèmes de logement et à des besoins de reconstruction plus ou moins immédiats. » Cet événement a aussi offert un moment inédit. « C’était la première fois que les échevins de l’urbanisme des communes invitées échangeaient leur vécu depuis les inondations, s’étonne Catherine Vilquin, urbaniste collaboratrice auprès de la KU Leuven. Se parler, partager ses expériences, ses idées, ses traumas, cela fait jaillir une émulation précieuse et efface un peu les sentiments d’isolement et de désespoir. Tous se réjouissaient de la rencontre suivante. » Elle a eu lieu le 10 février, à Verviers. Les étudiants y dévoilaient les résultats des ateliers du premier semestre et présentaient les travaux à venir. ÉLARGIR LES REGARDS Échapper à l’injonction de l’urgence pour prendre un peu de hauteur est l’une des fonctions de l’Université. En marge d’une temporalité de l’immédiat, elle peut envisager des dynamiques plus longues, débusquer des mécanismes historiques et proposer des scénarios pour l’avenir. Placés au cœur de ces réflexions, les étudiants éprouvent, mûrissent et adoptent un autre rapport au territoire. Chaque enseignant poursuit avec eux des ateliers selon sa spécialité. Martina Barcelloni Corte et ses 55 étudiants de 2e master étudient la topographie de l’ensemble du bassin versant, depuis le plateau jusqu’au fond de Carte regroupant les propositions d’intervention à Trooz et ses alentours suite à l’analyse des zones inondées en juillet 2021 Lilas Hougardy, Léa Smat et Camille Villard (master ingénieur civil architecte 11 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ à la une

vallée. Pourquoi ? Parce que ces zones sont reliées par l’eau et doivent être repensées ensemble. Le bassin versant de la Vesdre, par exemple, est l’ensemble du territoire sur lequel une goutte d’eau qui tombe s’écoulera jusqu’à la Vesdre. « Pour lutter contre les inondations en fond de vallée, nous devons ralentir le plus possible la course de l’eau en amont sur l’ensemble du bassin. Dès lors, il est primordial d’observer et de réfléchir à la manière dont tous les sols sont et devraient être transformés. Le sol d’un plateau fortement urbanisé, par exemple, offre peu d’absorption et de stockage à l’eau, laquelle va rapidement ruisseler et, en cas de fortes pluies, renforcer le risque d’inondations. Mais ce n’est pas tout. L’exploitation des grands espaces ouverts (les surfaces agricoles ou forestières) a aussi eu un impact considérable sur les inondations. Au cours des siècles derniers, nous avons déraciné des forêts de feuillus pour les remplacer par des épicéas, dont la prise d’eau est nettement moins efficace. De façon comparable, l’agriculture intensive appauvrit les sols en augmentant le ruissellement, note la chercheure. Mes étudiants, répartis en équipes, observent le bassin versant par grands “transects territoriaux”. Ils cherchent à en comprendre les dynamiques, pour ensuite repenser les liens et les fonctionnements selon une nouvelle solidarité entre les plateaux versants et le fond de vallée. Ce qui vaut pour l’altitude vaut aussi le long du cours d’eau. En général, l’objectif principal est de ralentir, absorber et stocker l’eau le plus en amont possible, pour que les régions en aval ne subissent pas une déferlante grossissant le long de la vallée. » LE PARADOXE DU BON ÉLÈVE « De notre côté, poursuit le Pr Jacques Teller, nous avons étudié la dynamique d’urbanisation et l’évolution du territoire de la Vesdre, notamment à travers l’analyse des données cadastrales et des cartes historiques. La région a connu deux grandes vagues d’urbanisation lors de la révolution industrielle de la fin du XIXe siècle et au cours des années 1950. Nous avons ensuite arpenté le terrain pour imaginer des interventions coordonnées le long du cours d’eau, des aménagements urbains limitant l’exposition aux inondations, des espaces perméables ou des bassins capables de retenir l’eau, des bâtiments qui pourraient laisser passer l’eau en limitant les dégâts sur les fonctions allouées aux rez-de-chaussée. Nous proposerons également un recul des constructions par rapport au cours d’eau car il faudra l’élargir, afin de donner beaucoup plus d’espace à la Vesdre pour s’écouler. » Historiquement, l’homme a toujours construit à proximité de l’eau. La Vesdre a attiré une activité industrielle importante, et l’habitat a suivi, se concentrant autour des zones d’activités économiques et des nœuds intermodaux (gares, etc.). Mais les bâtiments sont trop proches de la rivière : certains même ont des murs qui plongent dans le lit de la Vesdre. La vallée, une des plus urbanisées de Wallonie, est de surcroît très étriquée. La construction du chemin de fer et de la nationale ont contribué à la resserrer davantage, accentuant par endroits des phénomènes de goulot. De plus, la région souffrait déjà d’une crise socio-économique et de phénomènes de précarisation que les inondations ont encore accentués. L’HUMILITÉ DE L’OBSERVATEUR L’ampleur inédite de la catastrophe n’est pourtant pas le résultat de la modernité. 75 % des bâtiments sont antérieurs à 1950. « La vulnérabilité de la région s’est inscrite dans l’histoire, observe le Pr Teller. Quant aux premières cartes tenant compte des aléas d’inondation pour orienter les nouvelles constructions, elles datent de 2006-2007 et ont été relativement bien prises en compte. On ne peut pas se contenter de dire qu’il suffit de ne plus construire en zone inondable. Tout bonnement parce qu’une grande part des berges de la Vesdre est déjà urbanisée. Un grand nombre de bâtiments sont en cours de réparation, seuls les plus touchés ont été démolis. Les marges de manœuvre, si elles ne sont pas très étendues, existent néanmoins : réaménager les friches industrielles à l’abandon – autant de plaques imperméables – permettrait de reconstruire de manière plus verticale en réfléchissant à une résistance appropriée des bâtiments, en réduisant l’emprise au sol et en augmentant les surfaces perméables. » Catherine Vilquin collabore fréquemment avec l’International Center of Urbanisme de la KU Leuven. À la tête du centre, Bruno de Meulder et Kelly Shannon y ont développé de précieuses expertises sur des changements économiques et 12 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ à la une

urbanistiques influencés par l’évolution de l’eau. « Ils ont longuement étudié les villes côtières de l’Asie de l’Est, mais aussi des villes flamandes comme Anvers, témoigne l’urbaniste. Leur particularité est qu’ils regardent un territoire via son système écologique (hydrologie, topographie, flore) et son histoire (développement industriel). Par exemple, lorsqu’on observe des cartes de la vallée de la Vesdre au XVIIIe siècle, on remarque que le lit de la rivière a été progressivement rétréci. Naturellement, l’eau a besoin de plus d’espace pour s’écouler. Cette approche inversée de l’urbanisme permet d’imaginer des futurs où l’on cherche à combiner les besoins de nouvelles constructions aux impératifs de l’eau et du vivant non humain. » L’intégration à la Task Force s’est faite à la demande des étudiants. « Nous avons dès lors imaginé un cours d’analyse de terrain, en situation. Nous ne voulions pas que les étudiants proposent des idées d’aménagement d’un territoire qu’ils ne connaissaient pas. Nous préférions construire une année de visites, d’observations, d’écoutes, de diagnostics, pour qu’ils apprennent à comprendre la région dans son ensemble. C’est important de ne pas foncer à partir de nos premières impressions. La preuve, lors de nos premières visites en septembre, nous avions l’impression de traverser des quartiers bombardés. Nous étions persuadés qu’ils n’allaient pas être reconstruits, qu’il fallait délocaliser. Mais de nombreux habitants n’ont pas d’autres choix que de réinvestir leur maison désolée. Plusieurs semaines plus tard, nous remarquions déjà les réappropriations de ces quartiers, et nous changions de perspective, cherchant à concilier l’eau et l’urbain », reprend Catherine Vilquin. Lors des échanges avec les habitants et les échevins, la dimension humaine s’est révélée Commune de Angleur, Chaudfontaine, Trooz et Olne. Mise en évidence de l’influence du relief sur l’urbanisation mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 13 à la une Gaetano Cappuccio, Valère Eppoh-Ewane, Lucas Pirard (master en géographie à finalité urbanisme et développement territorial)

fondamentale. « Les étudiants ont rencontré des reponsables locaux souvent esseulés, dans un désespoir total, écartelés entre les besoins immédiats des habitants qu’ils connaissent personnellement et l’absence de directives claires et de moyens d’action. Nous avons rencontré des élus désireux de parler, ravis que l’on s’intéresse à leur histoire. » UN NOUVEAU REGARD URBANISTIQUE La ville d’aujourd’hui n’est plus érigée en reine toute-puissante sur une nature neutre et étouffée. Les urbanistes contemporains la réintègrent dans un tout plus large, en interaction avec son environnement. « L’urbanisme transforme un territoire, développe Gery Leloutre, enseignant à l’ULB. Nous cherchons à repérer et à actionner les leviers influençant ces changements dans une direction qui nous semble bonne. Conscientiser ces pouvoirs de transformation permet d’anticiper les problèmes plutôt que de les subir. Penser les coupes de bassins versants de manière solidaire s’inscrit notamment dans ce paradigme. » Très actifs sur Bruxelles et sans relais dans la vallée, les architectes et urbanistes de l’ULB ont très tôt cherché comment être utiles au sein de la Task Force. « Avec nos étudiants de master en urbanisme, nous menons un atelier en partenariat avec Venise, Marseille et Rabat sur les questions de résilience des villes métropolitaines sur le littoral méditerranéen, confie Victor Brunfaut. Il nous semblait intéressant de les confronter à des contextes plus proches. Lors du premier semestre, nous avons travaillé à Bruxelles, sur les liens entre le développement industriel, les inondations de la Senne et une dimension sociale à l’exposition aux risques environnementaux. » Et Gery Leloutre de poursuivre : « Nous avons remarqué un fort développement d’actions collectives, de savoir urbain et de pratiques liées à une meilleure façon d’habiter un territoire proche de l’eau. Pendant le second semestre, nous étudions la ville de Verviers et son histoire urbanistique avec la même sensibilité. Verviers nous semblait aller de soi. C’est la plus grande ville de la vallée, et nos étudiants sont formés dans des contextes très urbanisés. » Lors d’une promenade exploratoire, le groupe de l’ULB a rencontré l’architecte Daniel Delgoffe, qui réhabilitait une école à Ensival dans un contexte d’urgence et de traumatisme. « C’était une rencontre précieuse, se remémore Victor Brunfaut. Les étudiants se sont rendu compte à quel point l’architecte est confronté à des questions concrètes, aux implications humaines très fortes. Les solutions techniques doivent aussi répondre à des drames humains, nous n’avons pas le choix. » Ce n’est pas pour autant qu’il n’y a rien à faire. « Il faudra donner une plus grande place à la Vesdre tout en cherchant à offrir une nouvelle qualité de vie urbaine, explique Géry Leloutre. Intégrer la rivière dans le projet urbain, c’est réfléchir par exemple à ce qui peut être inondé épisodiquement : des parcs, des pistes cyclables, des lieux d’animation ou d’espaces publics, certains commerces ou certaines activités économiques… Le nouveau rezde-chaussée de l’école d’Ensival a été pensé pour être entièrement inondable. Mais le reste du temps, c’est un espace très accueillant ! » SCHÉMA STRATÉGIQUE Les chercheurs de l’ULiège impliqués dans la Task Force – en partenariat avec le Studio Paola Vigano (Bruxelles) – ont remporté un appel d’offre de la Région wallonne pour dresser un schéma stratégique accompagnant le réaménagement de la vallée. « Notre équipe compte des profils très divers (urbanistes, architectes, hydrologues, bio-ingénieurs, géographes, politologues), explique Martina Barcelloni Corte. Nous pourrons proposer des réponses interdisciplinaires aux défis que rencontre le bassin versant. » Ce schéma stratégique sera présenté au cours de l’hiver 2022-2023, mais n’aura pas de force contraignante. « À nous de favoriser une adhésion volontaire des parties concernées, relève Jacques Teller. S’il est porté par une grande coalition d’acteurs, il peut avoir un effet sur le long terme. Nous devons travailler en intelligence avec les services concernés de la Région wallonne (territoire, logement, patrimoine, tourisme, agriculture, infrastructures, etc.) et le projet doit aussi être soutenu par les acteurs locaux (communes, habitants, commerçants, entreprises). Il doit par ailleurs s’articuler avec de nouveaux financements, tels que le Green Deal européen, en développant des infrastructures vertes et en promouvant l’usage de matériaux recyclés. » 14 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ à la une

Le schéma stratégique est bien distinct du travail de la Task Force. Mais ils se nourrissent mutuellement. « C’est l’un des avantages de la recherche par le projet, poursuit l’urbaniste. Ce que les étudiants produisent alimentent constamment nos réflexions. Ils envisagent des problématiques que nous aborderons dans le schéma stratégique : les infrastructures sur les plateaux ; le lien entre l’implantation des résineux dans les tourbières et le ruissellement de l’eau ; un système de maillage des zones agricoles par des haies ; l’absolue nécessité de dégager de l’espace pour la rivière. L’avantage évident de ces travaux est l’absence de contraintes, institutionnelles ou autres. Les projets proposés doivent rester concrets, mais les étudiants ont davantage de latitude, et ils s’autorisent parfois des approches utopiques. » Cet espace de liberté permet d’aller plus loin. Les étudiants questionnent sans œillères, ouvrent sur d’autres futurs, engagent le débat depuis d’autres points de départ, ce qui permet de conscientiser aux enjeux de la résilience. Or, lorsque nous avons un monde à repenser, il est précieux de commencer par cultiver un imaginaire aussi large et enthousiasmant que possible. Visite du bassin versant de la Vesdre avec les étudiants de la faculté d’Architecture : pause dans le plateau des Hautes Fagnes Une exposition des travaux d ’é t ud i an t s au r a l i eu à Verviers au début du mois de juillet. * informations sur www.archi.uliege.be mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 15 à la une

Damien Piron J.-L. Wertz 16 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ l’opinion

Le Quinzième Jour : La crise sanitaire a duré deux ans. Deux années durant lesquel les les pouvoirs publ ics ont forcément dû, en Belgique comme ailleurs, puiser dans les caisses pour amortir le choc. Quel a été l’impact sur la santé des finances du pays ? Damien Piron : Il faut d’abord rappeler que, depuis 1970, la Belgique est caractérisée par un fédéralisme centrifuge, c’est-à-dire par un transfert progressif, au fil des réformes de l’État, d’un nombre croissant de compétences vers les deux types d’entités fédérées qui coexistent dans notre pays : les Communautés et les Régions. Déterminer quelle entité reçoit quels moyens et sur quelle base est un processus complexe qui fait l’objet de difficiles négociations où s’affrontent, pour faire simple, deux logiques divergentes. Au nord du pays, cette idée pétrie de nationalisme économique, selon laquelle la Flandre peut légitimement prétendre à davantage de financement du fait de la plus large contribution de ses résidents aux recettes Docteur en sciences politiques et sociales de l’ULiège où il est désormais professeur invité, Damien Piron s’est spécialisé dans les politiques publiques. Il cosignait récemment, avec Christian de Visscher, un article examinant l’impact de la crise sanitaire sur les finances publiques en Belgique. Retour sur les principaux enjeux financiers de cette crise. ENTRETIEN PATRICK CAMAL fiscales, procède du principe dit du “juste retour”. Au sud du pays, cette idée que le financement des entités fédérées doit plutôt être guidé par un principe de solidarité en vertu duquel les entités dont la situation économique est la moins favorable – la Wallonie donc, mais aussi Bruxelles et la Communauté française – répond, elle, au besoin d’une enveloppe plus généreuse. Le système de financement des entités fédérées est toujours, avec chaque réforme de l’État, le résultat d’un nécessaire compromis entre ces revendications antagonistes. Un point important tient au fait que le financement des Communautés, qui ont à leur charge des compétences telles que l’enseignement et la culture, est essentiellement basé sur une dotation du fédéral dont le montant est fonction de leurs besoins. Ces entités sont par contre dénuées de prérogatives fiscales en pratique : elles ne peuvent pas lever l’impôt pour financer leurs compétences. Ce qui signifie que les Communautés sont dénuées de capacité d’action face aux dépenses supplémentaires engendrées en cas de crise. Heureusement pour elles, c’est surtout l’autorité fédérale qui a absorbé le choc budgétaire créé par la crise sanitaire, tant en termes de moindres recettes (impôts sur les personnes physiques et sur les sociétés, TVA sur la consommation, etc.) que de dépenses accrues puisqu’elle est notamment responsable de la Sécurité sociale (allocations de chômage temporaire, droit passerelle pour les indépendants, etc.). L’autorité fédérale a ainsi financé pas moins de 75 % des mesures de soutien temporaires pour amortir les conséquences de la crise, dans le cadre de ses compétences. La crise sanitaire a donc montré, une fois de plus, que l’autorité fédérale demeure l’entité dont les finances publiques sont les plus dépendantes de la conjoncture économique. La crise sanitaire a touché toutes les entités du pays de manière considérable : elles se retrouvent toutes aujourd’hui en situation de déficit budgétaire. Il n’en reste pas moins que ces mêmes entités ne se trouvaient pas, avant la crise, dans des situations équivalentes. La Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), qui tente bon an mal an de faire face à la situation de sous-financement dans laquelle elle se trouve depuis 1989, voit ainsi ses finances publiques détériorées davantage du fait de la crise sanitaire. La Flandre, on s’en souvient, a de longue date fusionné ses institutions communautaires et régionales. Elle conserve donc l’option d’utiliser des moyens régionaux pour financer des politiques communautaires. Ce n’est pas le cas en Communauté française. mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 17 l’opinion Budgets et fédéralisme à l’ère de la crise sanitaire

LQJ : Doit-on alors s’attendre, en particulier en FWB, à une énième vague d’austérité pour tenter d’alléger l’endettement ? D.P. : Si l’on décide collectivement qu’il faut effectivement en revenir à des politiques budgétaires restrictives pour combler les déficits des différentes entités, la question – classique dans l’histoire du fédéralisme en Belgique – est celle de savoir qui va prendre en charge cet assainissement budgétaire. Les effets de la pandémie sur le budget des entités fédérées seront sans doute discutés, quoique avec retard, dans le cadre de la prochaine réforme de l’État. À cette occasion, les francophones pourraient remettre sur la table la question d’un refinancement de la FWB, voire des entités fédérées plus généralement. Une autre option pourrait être de tolérer le déficit de la FWB pour autant que, comme c’est le cas pour l’instant, ses conditions de financement sur les marchés financiers ne se détériorent pas. Les pouvoirs publics belges en général, en ce compris la Communauté française, continuent en effet à être perçus par les marchés financiers comme des acteurs fiables, ce qui leur permet d’emprunter sans difficulté à des taux extrêmement avantageux pour couvrir leur déficit (non sans contrepartie importante toutefois, puisque les entités fédérées sont dès lors toujours plus liées aux marchés financiers et à leurs exigences). Ceci pose la question plus générale de savoir dans quelle mesure la dégradation des finances publiques doit être considérée comme un problème qu’il convient de résorber et, le cas échéant, à quel rythme. Cette dernière question, qui est bien entendu l’objet de débats en Belgique, est elle-même liée à la politique budgétaire européenne. Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), plus connu sous le nom de “pacte budgétaire européen”, fixe un cap tout à la fois clair et orthodoxe : selon ce traité, l’unique objectif de la politique budgétaire de chaque État membre devrait être d’atteindre l’équilibre des comptes publics. Dans la pratique, la Commission européenne a cependant fait montre d’une certaine souplesse en la matière, à rebours de son positionnement très strict au lendemain de la crise financière. Ainsi, le fait que la Belgique ait une dette publique presque deux fois plus importante que celle autorisée par les traités européens n’a jusqu’alors mené à aucune sanction formelle de l’Union européenne. Par ailleurs, les règles budgétaires européennes sont actuellement suspendues afin de laisser les États adopter toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la crise sanitaire. Si cette situation se maintient, la Belgique pourrait tout à fait décider de laisser aux entités fédérées plus de temps pour absorber le choc de la crise sanitaire. Toutefois, si l’orientation européenne devait évoluer dans le sens d’un redressement budgétaire rapide des différents États membres, les conséquences de ce changement sur le fédéralisme financier en Belgique seraient importantes dans la mesure où la question de la répartition des efforts d’assainissement budgétaire entre les différentes entités se poserait avec beaucoup plus d’acuité. On voit donc que, sur le plan budgétaire, la prochaine réforme institutionnelle en Belgique est étroitement liée à celle en cours des règles budgétaires européennes contenues dans le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) : selon que l’orientation budgétaire européenne sera plus ou moins ouverte, se décidera aussi l’urgence des réformes des finances publiques à adopter en Belgique. LQJ : Quel est le scénario le plus probable, selon vous? D.P. : J’ai l’impression que nous allons vers un scénario à deux vitesses. Le Plan de relance européen pourrait, à cet égard, être annonciateur de la politique suivie par les institutions européennes à l’avenir. Je veux dire que, d’un côté, les institutions européennes pourraient accepter que les États membres génèrent du déficit pour financer des investissements publics jugés “productifs” ; d’un autre côté, il est probable qu’elles demeureront attentives à ce que les dépenses, sociales notamment (systèmes de pensions, de soins de santé, etc.), ne profitent pas de cet effet d’ouverture. Elles veilleront sans doute à ce que les États membres continuent d’adopter les réformes dites “structurelles” réclamées de longue date par l’UE. Autrement dit, dans ce système à deux vitesses, les institutions européennes pourraient profiter de la réforme du PSC pour mettre davantage en évidence les objectifs qu’elles poursuivent en matière d’investissements stratégiques dans le domaine de la transition écologique ou numérique, par exemple, cependant qu’elles profiteraient aussi de leur droit de regard sur les finances nationales pour continuer à mettre une certaine pression sur la réforme des systèmes sociaux et ainsi lutter contre les “coûts du vieillissement” (c’est-à-dire les dépenses de retraite et de soins de santé au bénéfice des retraités), favoriser encore la “flexibilisation” du marché du travail, etc. Un scénario alternatif de sortie de crise – plus radical mais aussi plus improbable et pas vraiment à l’agenda des institutions européennes – serait de faire contribuer les revenus 18 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ l’opinion

du capital de manière plus importante au financement des politiques publiques. Le conflit russo-ukrainien est en train de montrer qu’il est possible de bloquer les actifs financiers des plus grandes fortunes, ce qui donne de l’eau au moulin de ceux qui plaident pour une implication plus importante de leur part dans la gestion des finances publiques et le financement des défis à venir, par exemple sous la forme d’un impôt sur la fortune ou d’une taxe européenne sur les transactions financières. LQJ : On a vu l’autorité fédérale jouer un rôle important dans la coordination de la réponse à la crise sanitaire, tant en termes politiques que budgétaires. Ceci signale-t-il un retour à plus de centralisation ? D.P. : À l’échelle européenne, nous venons de voir que le pacte budgétaire cherche à limiter autant que faire se peut l’utilisation par les États de leur politique budgétaire pour réguler l’activité économique et sociale. Or, la crise sanitaire montre qu’en cas de choc sur l’économie, c’est bel et bien vers l’État que les entreprises, les citoyens et les institutions financières se tournent. Il existe donc une tension importante entre ce que les traités européens prescrivent – ils sont eux-mêmes le reflet d’une certaine doctrine économique – et les attentes réelles placées dans l’État et les pouvoirs publics lorsqu’il s’agit d’articuler des réponses budgétaires et monétaires à la crise. Peut-être donc que l’une des leçons positives de cette crise aura été de réaffirmer l’importance de l’État dans la conduite de la politique macro-économique, tant en termes d’absorption budgétaire des chocs économiques (comme celui causé par la crise sanitaire) que de pilotage de cette même politique économique, en direction de plus d’investissements “verts” en particulier. À l’échelle de notre pays, l’évolution historique du fédéralisme financier plaide plutôt en faveur d’une poursuite de la décentralisation des compétences et des moyens financiers à destination des entités fédérées. Il est peu probable que la primauté du fédéral observée durant cette crise soit de nature à changer fondamentalement la dynamique en œuvre depuis le début de la fédéralisation, en 1970 déjà. Certes, des partis plaident pour une recentralisation de certaines compétences et, avec celles-ci, de moyens financiers : soins de santé, mais aussi énergie et transports dans le but, par exemple, de développer une politique de mobilité coordonnée. Il s’agit sans aucun doute d’une option politique digne d’être envisagée. Mais je ne pense toutefois pas qu’elle soit plausible, notamment parce qu’elle n’est pas audible par la plupart des partis politiques flamands, ou d’ailleurs des régionalistes wallons. Au sortir de la crise, d’aucuns, au nord du pays, plaident plutôt pour une régionalisation accrue des compétences de santé. Autrement dit, il me semble que les responsables politiques du pays tirent, au crépuscule de cette crise, des conclusions identiques à celles qu’ils tiraient déjà avant celle-ci. La crise sanitaire a mis en évidence une tension entre la primauté du fédéral et la très grande décentralisation des moyens budgétaires et des politiques d’investissement. Elle ne semble cependant pas avoir donné lieu à une refonte majeure de la manière de concevoir les politiques publiques, le système de financement des entités fédérées et, plus largement, l’architecture fédérale en Belgique. LQJ : La complexité du fédéralisme financier en Belgique n’est-elle pas un obstacle lorsqu’il s’agit d’affronter des enjeux majeurs ? D.P. : C’est un propos que l’on retrouve typiquement chez les acteurs politiques aux inclinations plutôt belgicaines. C’est aussi le point de vue des institutions européennes lorsqu’elles examinent la Belgique, notamment lors de la mise en œuvre de la politique budgétaire. Il est vrai qu’il est difficile, en Belgique, d’élaborer une stratégie coordonnée de réponse à différents enjeux, à court terme s’agissant de la crise sanitaire, comme à long terme s’agissant de la transition énergétique. La fragmentation institutionnelle a, de mon point de vue, pour effet de conférer davantage d’autorité à des sources externes, telles que les marchés financiers ou les institutions européennes. Ces dernières ont en effet un poids relativement important chez nous et apportent généralement une direction “par défaut”, en l’absence du développement de toute vision propre en Belgique. Dans le même temps, cette fragmentation répond à un souhait démocratique exprimé de longue date par les partis politiques flamands et, au-delà, le mouvement flamand en général, tout comme d’ailleurs le mouvement wallon, dont les racines historiques sont profondes et qui a, lui aussi, réclamé, en matière économique, la possibilité de prendre son destin en main. Il semble donc au mieux illusoire, au pire anti-démocratique, de vouloir renverser totalement cette tendance. Ce qui ne veut bien évidemment pas dire qu’aucune réforme budgétaire, institutionnelle ou autre, ne peut chercher à améliorer le bien-être de l’ensemble de la population. mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 19 l’opinion

En deux mots Label EIT L’European Institute of Innovation and Technology (EIT) a octroyé son label de qualité à sept masters internationaux. L’ULiège est partie prenante dans trois d’entre eux : EMerald (master Erasmus Mundus en Georesources Engineering), AMIS (master en Advanced Materials for Innovation and Sustainability) et AMIR (master en Advanced Materials: Innovative Recycling). Ces programmes de master sont dispensés en anglais et s’adressent en priorité aux étudiants européens en sciences et sciences de l’ingénieur. Ils proposent des formations dans les domaines des géo-ressources, du recyclage et des matériaux innovants, des enjeux importants pour l’Europe en termes de développement durable, d’économie circulaire et d’accès aux ressources. * https://www.news.uliege.be/TroisMastersEIT CHU Liège L’Institut de cancérologie Arsene Burny (ICAB), situ dans le nouveau bâtiment au CHU de Liège, a ouvert ses portes le 7 f vrier dernier. La radiotherapie et la medecine nucleaire y sont maintenant installées et accueillent les patients. Il s’agit d’une premiere etape dans la constitution d’un Institut entièrement dédié à l’oncologie. Ultramoderne, l’Institut rassemblera, en un seul lieu, les meilleures techniques pour les patients, notamment les nouveautés en médecine nucléaire (imagerie plus résolutive, plus rapide et moins irradiante) et d’imagerie oncologique (IRM 3T, US haute résolution, intelligence artificielle, etc.). Par ailleurs, l’ICAB bénéficie d’une architecture aérée et lumineuse dans une logique “Environnement Healing”, cet “environnement qui contribue à soigner” et qui est aussi bénéfique pour le personnel. Num ros Inami C’est historique : le gouvernement fédéral a validé un accord conclu avec la Flandre et la Fédération Wallonie-Bruxelles sur l’octroi futur des numéros INAMI pour les étudiants en médecine. A partir de 2023, l’examen d’entr e aux tudes de m decine et de dentisterie se transformera en concours. Une décision regrettée par la Fédération des étudiants francophones notamment mais qui, au yeux du doyen Edouard Louis garantit enfin un cursus serein puisque tous les étudiants dans la filière seront assurés de recevoir le précieux sésame. Agriculture urbaine Après Montréal et Bordeaux, c’est à Bruxelles et Gembloux que se tiendront les 3es Journ es internationales francophones de l’agriculture urbaine organisées par le Centre de recherches en agriculture urbaine, à Gembloux Agro-Bio Tech ULiège, les 6, 7 et 8 juillet. L’ambition est de réunir en présentiel les acteurs de l’agriculture urbaine (chercheurs, entrepreneurs, décideurs et autres acteurs-clés) venus des quatre coins du monde. * programme et informations sur https://www.gembloux.uliege.be/ jifau2022 Bibliothèque en poche Nouvelle application : “Library Mobile” de l’ULiège, ou comment avoir toujours la Bibliothèque et l’ensemble de ses services à portée d’un clic. * https://lib.uliege.be/fr/services/library-mobile J.-L. Wertz 20 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ omni sciences

Mat riaux Carpor est la plateforme de caract risation multi- chelle des systèmes poreux n e de l’expertise et des quipements de l’unit de recherches Chemical Engineering de l’ULiège. Son ambition est de mettre à disposition un panel de techniques complémentaires permettant de caractériser des porosités allant du nanomètre au millimètre, d’évaluer les propriétés thermophysiques et le comportement à l’humidité, ainsi que la visualisation 3D de matériaux. Cette plateforme, ouverte aux recherches académiques et aux demandes d’entreprises, propose des services allant de la caractérisation de routine à l’analyse poussée de résultats, grâce à l’appui d’une équipe de scientifiques aux compétences multiples. * https://www.carpor.uliege.be Nuit des chœurs Les 26 et 27 août, le spectacle-promenade de l’ t aura lieu à l’abbaye de Villers-laVille. Au programme : The Kingdom Choir, Natasha St-Pier et ses choristes, l’ensemble letton Maska, les polyphonies géorgiennes Rustavi, le chœur de la Royal Air Force et Vox Anima. Quand la musique illumine les ruines. Le Quinzième Jour offre cinq fois deux places pour ce spectacle : il suffit pour les remporter de téléphoner le mercredi 1er juin à 9h au 04.366.44.14. * www.nuitdeschoeurs.be Banque v t rinaire de sang L’Animal Blood Bank Benelux vient d’ouvrir, grâce au concours de la faculté de Médecine vétérinaire de l’ULiège. Elle a pour vocation d’aider tous les vétérinaires de Belgique qui ont besoin de sang pour effectuer les transfusions, de plus en plus fréquentes. L’Animal Blood Bank Benelux lance un appel aux propri taires de chiens et de chats pour qu’ils inscrivent leur animal comme donneur. * Dr Kris Gommeren ou Dr Pauline Jaillon, tél. 04.366.44.35/32, courriel AnimalBloodBankBenelux@gmail.com Constitution europ enne En 1970 avait lieu, à l’université de Liège, un colloque pionnier consacré à la “constitution économique européenne ”. A l’occasion de la sortie de l’ouvrage collectif : G. Grégoire et X. Miny (dir.), The Idea of Economic Constitution in Europe. Genealogy and Overview (Brill), les 7e Journées internationales David Constant proposent de réunir la trentaine de contributeurs ayant participé à sa rédaction, afin de prolonger les discussions ouvertes par le livre. La rencontre vise, d’une part, à clarifier les postulats et présupposés des théories relatives à la “constitution économique” et, d’autre part, à mettre au jour les effets juridiques et politiques du processus de constitutionnalisation économique. Du 6 au 8 juillet, Pôle de formation en langues, rue de Pitteurs 18, 4020 Liège * Informations et inscription sur le site https://www.droit.uliege.be/constitution-economique Cellules souches Spécialisée dans la médecine regénérative et la thérapie cellulaire, la spin-off Revatis (Pr Didier Serteyn en faculté de Médecine vétérinaire) a développé une technique brevetée de production de cellules souches. Active en médecine animale et humaine, elle vient de lever des fonds pour développer une unité de production de cellules souches pour chevaux à Ryad, en Arabie saoudite. Évaluation et formation L’Unité de recherche interfacutaire didactique et formation des enseignants (Didactifen) organisera un colloque les 4 et 5 juillet prochains, sur la thématique “Évaluation et didactiques, valuation et formation des enseignants. Des couples maudits ?”. En choisissant ce thème, le comité scientifique a pour ambition de faire dialoguer les chercheurs et les praticiens de ces deux pôles. Aux amphithéâtres de l’Europe, quartier Agora, campus du Sart-Tilman, 4000 Liège. * site didactifen2022.sciencesconf.org mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 21 omni sciences

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