LQJ-282

Le Quinzième Jour : Quelle est votre expertise sur le sujet des femmes sans enfant ? St phanie Haxhe : Je travaille depuis plus de 20 ans sur la famille et j’interviens comme thérapeute auprès de ce public. Lors de la rencontre, je voulais réinterroger le mythe de l’instinct maternel, faire sentir les effets de la norme sur les femmes, sur les hommes et sur les couples. Dans mes consultations, il est souvent question des pressions subies avant d’avoir un enfant. Certaines vont y résister, d’autres au contraire vont être emportées un peu malgré elles dans une maternité puis dans une vie de famille, ce qui va avoir des conséquences dans l’après. Mona Claro : Pour ma part, je travaille principalement sur la société russe que j’interroge au travers de longs entretiens. L’enquête se déroule sur un temps long puisque je compare plusieurs générations. La première génération est née dans les années 1960 – je l’appelle la “dernière génération soviétique” – et a eu un ou plusieurs enfants avant la chute de l’URSS. La deuxième, née autour des années 1980 – la génération post-soviétique – a l’âge d’avoir des enfants dans une Russie qui a beaucoup changé. J’ai travaillé sur les normes liées à la maternité, normes de genre notamment qui pèsent surtout sur les femmes. J’ai étudié la manière dont elles composaient avec ces normes et de quelle façon elles géraient toutes les questions liées à la contraception et à l’avortement. Pour moi, la question de la non-maternité, que ce soit un choix ou un non-choix, n’était donc pas ma question principale de recherche mais elle a fini par se poser. LQJ : En quoi la Russie est-elle un cas intéressant ? M.C. : En Russie, il existe un modèle de maternité obligatoire très fort. C’est un pays où il est extrêmement important pour les couples, mais surtout pour les femmes, d’avoir au moins un enfant. L’injonction se retrouve dans d’autres pays de l’Est européen où la proportion de femmes finissant leur vie reproductive sans enfant est inférieure à 10 % alors qu’elle est plus élevée en Europe de l’Ouest (1520 %) : c’est une situation intéressante à étudier. LQJ : Vous dites qu’en Russie, il vaut mieux être mère célibataire plutôt qu’être célibataire sans enfant. Il me semble que l’on retrouve cela en Europe de l’Ouest, non ? S.H. : L’injonction est beaucoup moins forte chez nous, mais elle est très insidieuse. Les femmes ont fortement intériorisé cette norme-là autour de questionnements tels que “Suis-je une femme accomplie et complète si je n’ai pas eu d’enfants ?” Dans la sphère professionnelle par exemple, une femme sans enfants se demandera si elle a des choses à raconter par rapport à ses collaborateurs déjà parents. Une jeune collègue me disait que pour choisir la date des congés, elle passe systématiquement après les femmes qui ont des enfants alors même qu’il y a bien une part de choix dans le fait d’avoir des enfants. On pourrait se dire que tout le monde est à égalité devant les congés, mais non ! Les femmes sans enfant sont un peu “à part” dans une équipe. Par ailleurs, ce sont les femmes – bien plus que les hommes – qui se font interroger sur leur maternité par la famille ou les amis. Ainsi, à partir d’un certain âge, la trentaine disons, vous serez souvent questionnée – même par des inconnus – afin de savoir si vous avez des enfants ou quand vous désirez en avoir. Une femme doit se justifier si elle dit ne pas vouloir d’enfant ! Et la pression des proches joue à la fois sur la femme (qui se demande si elle est normale) et sur le couple : cela crée des tensions en son sein. 62 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ le dialogue

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