LQJ-282

LQJ : Depuis les années 1960 en Occident, les droits des femmes ont beaucoup progressé. L’actrice Anémone a eu la franchise de dire que ses enfants lui ont gâché la vie. Pourrait-on encore tenir de tels propos aujourd’hui, dans une société qui met l’enfant est au centre de tout ? S.H. : J’ai l’impression que l’incitation à être mère était plus forte auparavant. En revanche, c’est peut-être autour de l’éducation de l’enfant, de sa place au centre de la famille que les choses ont changé. La génération d’Anémone a connu l’injonction d’être mère mais pas celle de donner toute la place à l’enfant. Je trouve que sa franchise était extrêmement courageuse. Il faudrait qu’il y ait plus de personnalités publiques pour témoigner de ce regret, c’est ce qui peut faire évoluer les mentalités. Quand on parle de regret, ce n’est pas le regret d’avoir eu les enfants qui composent la famille, c’est plutôt celui d’être parent. Ce rôle prend trop de place dans la vie de certains couples ou dans celle de certaines mères célibataires. Cette évolution est décrite par le sociologue Jacques Marquet de l’UCL. Il explique qu’il y a une telle angoisse de trouver sa place dans la société que cela conduit les parents dès l’aube de la vie de leur enfant à s’assurer qu’il a un talent, une disposition particulière. Il va falloir qu’il sorte du lot. Cette insistance peut amener des adultes à regretter d’être devenus parents. Mais cela reste honteux à dire. J’ai parfois l’impression que la crise climatique va permettre aux parents d’exprimer leur regret de l’être en arguant de la peur du monde dans lequel leurs enfants vont devoir vivre. M.C. : Cela me fait penser aux travaux de la sociologue américaine Sharon Hays qui a proposé le concept de “maternité intensive” pour parler des changements de ces dernières décennies. Cela coïncide plus ou moins avec la généralisation de la contraception moderne, celle de la pilule, du stérilet. La femme choisit désormais d’avoir des enfants; elle détermine aussi, soigneusement, le moment. Parallèlement à cette évolution majeure, la norme de la maternité intensive, d’abord observée aux États-Unis, se diffuse dans les pays occidentaux. Plus que jamais, les parents et surtout les mères, doivent être très disponibles. Il s’agit d’un éternel apprentissage : on n’est jamais une assez bonne mère. C’est une tendance encore plus marquée au sein des classes supérieures, très diplômées. Une autre sociologue, Anna Rotkirch, a parlé pour la Russie des années 1990 de “maternité extensive”. De ce point de vue, la mère n’est pas considérée comme indispensable au bon développement de l’enfant. Les autres femmes de la famille peuvent aussi s’occuper de lui et la grand-mère conserve un rôle très important en Russie. Des crèches- internats ont par ailleurs existé à l’époque soviétique : l’enfant était laissé du lundi matin au vendredi soir dans un établissement similaire à une crèche. Aujourd’hui, cela choquerait car le modèle de la “maternité intensive” commence à arriver en Russie. S.H. : C’est vrai que l’on attend des parents d’être plus présents mais là où l’évolution est positive, c’est que ce n’est plus uniquement à la mère de se rendre disponible. Il y a beaucoup de réflexion au sein des couples afin d’aboutir à un partage équitable des rôles. Et cette attitude bénéficie au couple, plus complice de ce fait. Cependant, tout le monde n’est pas outillé pour pouvoir faire face à cette maternité intensive dont nous venos de parler. Moi, je plaide pour que les parents s’autorisent à envisager des auxiliaires tels que l’internat, quand l’enfant atteint un certain âge. Avoir accès à ce type de structures permet d’être de meilleurs parents quand ils retrouvent leur enfant pour le week-end par exemple. Être parents, ce n’est pas automatiquement s’occuper à plein temps de sa progéniture. C’est une perspective que nous avons dans notre culture et dans la temporalité qui est la nôtre. Or, le message, c’est que la pression n’est bonne pour personne. Il y a quelques décennies à peine, mettre son enfant en internat scolaire était courant, et même perçu comme un apprentissage de vie. Il est étonnant de constater à quel point les normes du “bon parent” sont variables selon les époques. M.C. : Si nous avons cette discussion aujourd’hui sur le choix d’être mère ou le refus de l’être, c’est justement parce qu’il y a eu l’accès à la contraception, à l’avortement sans danger et légal dans la plupart des pays occidentaux. En Russie, il existait un tel accès à l’avortement mais beaucoup moins à la contraception. La pilule n’était pas répandue à l’époque soviétique, le stérilet était réservé aux femmes déjà mères. Or, actuellement, en Russie, comme dans d’autres pays, on observe un recul des droits reproductifs sous prétexte d’un contexte de crise démographique : il faut mobiliser pour la nation et donc renforcer la natalité. Et ceci fragilise l’idée même de choix autour de la maternité. mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 65 le dialogue

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