LQJ-282

Début avril 1970, leur petit cortège s’est mis en branle vers la gare de Chamartin, où ils sont venus grossir la masse compacte des candidats à l’émigration distribués chaque jour sur la géographie européenne. D’autres emportaient qui un matelas, qui un jerricane d’huile d’olive, qui une guirlande de chorizos ; eux rien que le strict nécessaire, pouvant tenir dans une petite valise d’appoint. Ils ont pris le train en direction du nord et à peine deux jours plus tard, après s’être prêtés à la visite médicale d’usage promise à tous les nouveaux arrivants, ils ont été admis sans encombre. Ils avaient quitté le vendredi une pauvre après-guerre aux mille pénuries, un monde du travail fonctionnant au mieux comme en 1860, au pire comme en 1509, pour se retrouver le lundi au beau milieu des Trente Glorieuses aux industries florissantes, au taux de chômage frôlant le néant. Les hommes ont convergé vers les mines ou carrières, en leur absence l’industrie métallurgique, la construction, le transport. Ils sont venus assembler des voi tures ou des machines à laver, faire de la plomberie ou découper des carcasses dans les abattoirs. Les femmes se sont dirigées vers les hôtels, les restaurants, maisons de retraite et ambassades. On les a embauchées dans l’industrie, celle de la conserve, où elles mettraient en pot des mayonnaises, des yaourts ou des confitures, celle du textile, qui avait besoin de leur savoir-faire, celle des armes, requérant une foule de petites mains agiles pouvant se glisser au coeur des mécanismes. Mais la plupart se sont orientées vers le service domestique : nettoyage, cuisine ou garde d’enfants. Des familles riches, désireuses d’embaucher une bonne à tout faire, il n’en manquait pas ici. Les voilà donc au nord. Ils s’attendaient à un grand Nord, ce fut un petit nord gris et plat. Un nord écrasé, presque minable. Le paysage se tenait là, timide, au pied d’une falaise laiteuse, qu’il a fallu se résoudre à nommer le ciel. Fini la pâte bleue et fraîche de leur cielo montagneux, tachetée çà et là de nuages ronds et mousseux. Ici s’étalait une poudre sale, une substance grisâtre et visqueuse sur laquelle restaient collées les idées les plus dangereuses, les plus noires, comme les mouches sur un serpentin de papier gluant. Une absence de ciel en somme, comme si à la hâte on avait placé un morceau de carton en attendant une réparation toujours différée. D’emblée, ils se sont juré que leurs os ne rouilleraient pas sous ces latitudes. À vrai dire, ce ne devait pas être un exil ni quoi que ce soit du genre. C’était plutôt une excursion, une incursion en terrain ennemi le temps de rapiner à pleines mains victuailles et trophées. Ça s’annonçait comme une aventure passagère au terme de laquelle ils reviendraient, couronnés de gloire et un beau butin sous le bras. J’ignore à quel moment au juste ils se sont rendu compte qu’ils ne reviendraient jamais, qu’il n’y avait plus nulle part d’Ithaque où couler de vieux jours lumineux. Ils ont fini par s’enfoncer dans ce sol boueux et gras et ils ont dû se résoudre à tenter d’y faire pousser quelque chose. Des enfants par exemple. Le problème, une fois qu’on a expulsé de soi ces petites choses sanguinolentes et braillardes, c’est qu’on ne peut plus faire semblant. On ne plus faire comme si on n’était pas ici, on ne peut plus faire mine d’être à moitié ailleurs, non. On a déposé de la chair dans ce pays, on l’a enrichi ou appauvri d’un être qui deviendra ingénieur ou assassin, mais qui sera d’ici. Ce texte a été mis en image et sélectionné en septembre 2021 au Festival du film littéraire à Montréal. Il est visible via le lien https://youtu.be/22RU3Jpy86E Cielo TEXTE ALEXIS ALVAREZ Alexis Alvarez enseigne l’espagnol à HEC-École de gestion de l’ULiège. En parallèle, il mène plusieurs projets litt raires et musicaux. Après avoir publi deux livres de poèmes, il travaille d sormais sur des textes en prose de plus longue haleine. Cielo s’inscrit dans cette d marche et sera peut-être, un jour, un roman. 75 futur antérieur mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ

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