LQJ-284

lacritiqueducapitalisme observe Bruno Frère. Le capitalisme repose bien en partie sur des consommateurs asservis. Bourdieu, en France, est l’un des grands penseurs de la théorie critique. Comme lui, nous pensons que les dominés bien souvent reproduisent par la consommation et par le travail les conditions de leur domination, atrophiant ainsi de beaucoup leur propre liberté d’action. » Les mécanismes sont les mêmes dans le domaine de l’écologie, le capitalisme exploitant les richesses de la nature dans un même rapport d’asservissement. Mais la théorie critique classique dessine un humain unidimensionnel, mutilé et presque entièrement manipulé. « On n’y trouve pas d’explication claire de ce que pourrait être une vie émancipée. Même chez Habermas et Honneth, qui replacent pourtant la démocratie au centre de leur théorie.» À peu de choses près, seuls les sociologues (chez Bourdieu), les philosophes ou les artistes (chez les théoriciens de Francfort, d’Adorno à Honneth) ont la capacité de déceler et déjouer les rapports de force du capitalisme. Mais ils ne parviennent pas à montrer ce qui pourrait être une société émancipée. « Elle reste un idéal, une exigence pour l’avenir, d’autant plus inaccessible face à l’ampleur des dégâts sociaux et environnementaux actuels. Ce qui est pour nous insatisfaisant. » LE BANNISSEMENT DE L’ÉCHEC Évidemment, l’émancipation commence par un rapport de négativité. Il faut en premier lieu reconnaître une situation de violence faite aux humains et à la nature par le capitalisme, ce qui engendre des souffrances individuelles et collectives. Cette situation, il convient d’abord de la nier, de la refuser dans la contestation et la critique. Mais une fois les adversaires reconnus (les firmes multinationales, les institutions patriarcales, par exemple) on peut aussi se pencher sur les rapports sociaux plus positifs que cherchent à inventer les mouvements sociaux qui portent la critique. « C’est probablement renforcer la théorie critique que de reconnaître la légitimité des Femen, du mouvement #Metoo ou des free shop comme celui qu’avaient instauré les acteurs de la Zone d’autonomie à défendre (ZAD) de NotreDame-des-Landes, reprend Bruno Frère. Dans ces espaces, autre chose que du patriarcat ou du capitalisme est en train de naître. Ce n’est pas rien, un Free Shop. Et pourtant, c’est peu documenté. La limite de la théorie critique classique est là : dans les rares cas où elle décrit ces initiatives, elle va montrer la manière dont elles sont soit utopiques ou marginales. Dans un contexte de capitalisme globalisé, ce qui ne renverse pas le système est considéré comme un échec. Or cette analyse, selon moi, est une erreur. La critique des asymétries sociales de classe, de genre, de race qui servent le capitalisme doit combiner l’exigence critique d’une émancipation en devenir à la description des premiers espaces où se vit déjà quelque chose comme de “l’émancipé”. » « À l’ère du capitalocène où tous les êtres, humains et non-humains (les rivières, les roches, les forêts, etc.) sont asservis par un système de privatisation, de petites illustrations émancipatoires peuvent étoffer les imaginaires sitôt qu’elles sont menées à un niveau associatif et donc politique. Ce n’est pas un hasard qu’une série de violences faites aux femmes soient plus facilement condamnées aujourd’hui, alors que par ailleurs se déploient toujours davantage de collectifs LGBTQIA+2 au sein desquels se construisent des rapports plus égalitaires entre tous et toutes. Le capitalisme est massif, mais il n’a jamais été total. Il y a constamment des poches de contestation qui naissent et qui meurent, souvent dans la périphérie, mais qui entretiennent des rapports sociaux qui parfois (trop rarement) percolent dans les structures institutionnelles et les sociétés. En tant que scientifiques, nous avons aussi le devoir d’opérer une critique constructive, en même temps qu’une critique négative, pour débusquer ce que le monde a encore d’enchanté. » Ce constructivisme, les auteurs le puisent dans les pragmatismes de Bruno Latour et de Luc Boltanski. Le premier réussit un tour de force considérable pour la pensée occidentale, en parvenant à refermer la coupure moderne que l’on a instaurée entre nature et culture. Il efface la position figée de l’observateur distant et stable. Nous construisons tous en permanence le monde qui nous forge et il n’existe janvier-avril 2023 i 284 i www.ul iege.be/LQJ 47 omni sciences

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