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pas de “société humaine” (la “culture”) à distance d’une “nature” susceptible d’être domptée et dominée. Mais suivre Bruno Latour jusqu’au bout implique de considérer le monde social comme étant un monde plat, sans aspérités ni rapports de pouvoir. Il n’y a, chez lui, plus de dominés et de dominants à qui profite l’ordre du monde. Luc Boltanski, pour sa part, remet au centre du jeu la critique et l’exploitation des minorités et rend visible les dégâts perpétrés par les grandes institutions capitalistes, ce qui est inédit dans les perspectives pragmatiques. Toutefois, il échoue à introduire une méthode de description fine susceptible de nous aider à appréhender ce qui, dans l’ordre établi, s’expérimente contre lui. En cela, les épistémologies du Sud, parentes du pragmatisme, sont plus attentives à la diversité, aux petites initiatives et aux inventions démocratiques balbutiantes. La nouvelle théorie critique proposée par Bruno Frère et Jean-Louis Laville est donc épaissie par le pragmatisme et les épistémologies du Sud. Dans leur pragmatisme critique, l’émancipation redevient possible. Il en ressort qu’elle n’est jamais totalement pure, unique, idéale. Elle se dessine en patchwork et reste le fruit d’un dialogue en mouvement constant, d’un conflit, d’une négociation entre les critiques des rapports de domination et des expériences de démocratie. « La ZAD de Notre-Dame-des-Landes est l’un de nos exemples. Certes, elle a généré de nombreux conflits internes. Mais s’y sont tenues de nombreuses expériences de démocratie directe et participative, de colossales réflexions sur la question de la redistribution des biens qui s’y produisaient et des communs. Elle a développé un free shop particulièrement efficace, où les gens déposaient ce qu’ils voulaient et prenaient ce dont ils avaient besoin pour construire leur cabane. Il y a eu une manière de refaire société qui met à mal les idées même de propriété privée et d’accumulation. » Certainement, il y a eu des contradictions, des dissensions, des inégalités. Mais au centre a persisté le dialogue. LE DIALOGUE MÈNE AU COSMOPOLITISME Sans dialogue, la société est une dictature. S’il est le cœur de l’espace démocratique, c’est parce qu’il organise le conflit et se substitue à la violence, Habermas l’a très bien vu. « Nous reprenons pour notre part le cosmopolitisme d’Isabelle Stengers et la notion de “plurivers” de Jérôme Baschet, un historien français spécialiste du Chiapas (Mexique) et des Zapatistes. Ces deux concepts reposent sur l’accueil dialogique et l’étendent. Un collectif, en tant qu’endroit où une multiplicité d’êtres construisent du sens en commun, doit s’organiser de sorte que la parole de tout être imaginable puisse être portée. Les animaux, les minéraux, les forêts et les rivières peuvent ainsi résister à l’objectification qui autorise leur surexploitation car on leur donne la “parole”. Comment ? en accueillant au sein du collectif ce que Stengers nomme des diplomates et Latour, des porte-paroles. » C’est là un point important, parce qu’il ouvre le collectif à un universalisme démocratique qui est aussi une écologie. Aux yeux de Bruno Frère, c’est une condition sine qua non pour qu’une association puisse être considérée comme telle. « Une association a un vecteur universaliste dès lors qu’elle repose sur la perspective de l’accueil de tous et toutes. Nous croyons profondément au phénomène associatif comme premier niveau de démocratie, qui la réalimente en permanence. Mais dès qu’il y a exclusion, cela devient autre chose. Un État (ou même un simple collectif) d’extrême droite sort par exemple de notre acception de l’association. » Parmi les associations remarquables, les auteurs citent les athénées populaires en Catalogne qui, dès la révolution sociale de 1936, se sont transformés en lieux de rencontre et en centres culturels. Théâtres, bibliothèques en accès gratuit, classes d’alphabétisation y étaient présentés. Reviennent également les collectifs brésiliens d’agricultrices éco-féministes qui, ces dernières années, ont émergé des mouvements des paysans sans terre. Ces collectifs critiquent le patriarcat tout en travaillant la terre pour s’auto-suffire, hors de toute ingérence masculine. Les ronds-points des “Gilets jaunes”, malgré des tentatives d’incursion infructueuses du Rassemblement national (RN), sont souvent devenus des espaces de rencontre cosmopolites où toutes les origines et religions étaient les bienvenues à condition de contribuer (qui par Les institutions vertueuses d’aujourd’hui sontnées desutopiesd’hier janvier-avril 2023 i 284 i www.ul iege.be/LQJ 48 omni sciences

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