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ment leurs familles. C’est ce qu’on appelle les “working poor”, des travailleurs pauvres qui ne travaillent que pour survivre, sans possibilité de se réaliser. » Malgré cette réalité, le chômage est encore présenté comme la cause principale de migration, ce que regrette le professeur. « Trop souvent, on cherche à apporter des réponses toutes faites, qui ne renvoient pas à la réalité du terrain, précise-t-il. Or, pour apporter des réponses spécifiques aux migrations, il est nécessaire de s’intéresser à leurs causes profondes. » MULTIPLES PRESSIONS À ce titre, le Pr Tandian estime que les pressions sociales et familiales sont au cœur de la décision de migrer. « Je demande souvent à mes étudiants combien de fois ils ont entendu parler de la réussite de jeunes, partis en pirogue, et qui ont radicalement modifié la maison de leurs parents, ou qui leur ont envoyé un billet pour La Mecque. Et combien de fois leurs parents évoquent la durée de leurs longues études à l’université, ainsi que leur manque de compétences réelles. Cela crée une forme d’incitation qui peut engendrer une frustration chez certains candidats, qui se sentent alors obligés de prendre le large par la mer ou par la route », conclut-il. Une pression familiale accentuée par certaines circonstances particulières. « Il existe beaucoup de polygynie, où les hommes mettent en compétition leurs co-épouses pour répondre à leur besoin, souligne le chercheur. Ces dernières n’hésitent pas à répercuter cette compétition sur leurs enfants, en les poussant à partir. » Pour autant, la place des femmes dans les pratiques de migration n’est pas aussi manichéenne qu’elle apparaît au premier abord. « Il existe un proverbe qui dit que “la plus belle des femmes est celle qui reste à la maison”, ce qui attribue à l’homme la sphère publique et assigne la femme à la sphère privée. Il faut souligner que les femmes migrent au même titre que les hommes », révèle Aly Tandian. Le sociologue ne manque d’ailleurs pas de souligner qu’en réalité, cette migration féminine a lieu depuis les années 1970. « Dans certains espaces, elle a même devancé celle des hommes, comme aux États-Unis, en Amérique du Sud, ou encore en Turquie, détaille-t-il. Dans toutes les formes de mobilisation et d’encouragement à la migration, les femmes ont le devoir de circuler et de chercher des opportunités. Mieux : elles quittent leur pays et encouragent leur fratrie. Aujourd’hui, elles se mobilisent via la vente de bijoux, de biens, et via l’épargne, en payant le voyage à leurs enfants, à leurs frères et à leurs époux. » Ainsi, pour de nombreux jeunes soumis à une forte pression sociétale, le désir de voyage l’emporte sur ses dangers, par ailleurs (très) peu connus. Cette méconnaissance, le professeur l’explique, paradoxalement, par l’usage des nouvelles technologies. « Les gens connaissent avant tout les routes migratoires par des propos rapportés, notamment via les réseaux sociaux où s’échangent photos et vidéos, explique-t-il. Les migrants, eux, parlent rarement des difficultés du voyage, préférant mettre en avant leurs réussites, notamment sur TikTok, où l’on se filme devant un bus ou un lieu emblématique pour prouver son exploit. Je me souviens même d’un migrant, de retour au pays, qui avait fait construire un immeuble avec dans le hall une immense fresque représentant un avion, indiquant ainsi que sa réussite était la conséquence de son voyage. » UN ENVIRONNEMENT HOSTILE L’ailleurs comme objectif modifie aussi le rapport à l’école. Pour les jeunes, celle-ci n’est plus perçue comme un vecteur de réussite sociale. « Longtemps, le système scolaire est resté inadapté car il n’offrait aucune formation correspondant au marché de l’emploi et aux compétences recherchées, regrette Aly Tandian. Et encore aujourd’hui, le système scolaire reste très théorique et participe à une forme de massification qui ne répond pas à la demande. Cependant, les choses tendent à s’améliorer grâce à l’éclosion de business schools, qui donnent à de nombreux jeunes l’envie de se réaliser à partir d’eux-mêmes. Ils fondent en retour des start-ups et essaient de s’insérer sur le marché local. » À ces défaillances du système scolaire s’ajoute un manque de financement, qui se corrige lentement cependant. « À partir de 2006, l’État a fait un véritable effort en ce sens en instaurant des structures adaptées, dans le but de dissuader les candidats à la migration, explique le sociologue. Malheureusement, ces structures sont encore trop souvent sélectives, notamment sur la question de l’âge. En effet, il faut distinguer l’âge physionomique de l’âge social, c’est-à-dire l’âge auquel la société nous attribue des responsabilités. Et très souvent, un soutien n’est accordé à un candidat qu’à partir de 18 ans, quand bien même il en aurait besoin bien avant. » Le Pr Tandian relève encore l’importance d’un facteur commun, le réchauffement climatique. Déjà une réalité, il va s’aggraver encore dans les années à venir. « Dans certains endroits, la pluie se fait rare tandis qu’elle abonde dans d’autres, traditionnellement plus secs, s’alarme-t-il. janvier-avril 2023 i 284 i www.ul iege.be/LQJ 52 l’ invité

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