Violences faites aux femmes : Dimension politique

Une interview de Claire Gavray

La violence à l’égard des femmes est hélas un fléau universel. Souvenez-vous, c’était en 2017. Sur le réseau social Twitter, le hashtag #MeToo lancé en 2007 par Tarana Burke, une travailleuse sociale de Harlem à New York, est repris par l’actrice Alyssa Milano. Elle encourage les femmes à dénoncer les agressions sexuelles qu’elles ont subies, notamment dans la sphère professionnelle. Des milliers de témoignages affluent. Un peu plus tard, la journaliste française Sandra Muller ose le #balancetonporc pour que “la peur change de camp”. Le hashtag est repris 200 000 fois en quelques jours et les posts dénonçent pêle-mêle le sexisme au quotidien, le harcèlement de rue, les chantages odieux, les viols. Indéniablement, ce mouvement a imposé la question du harcèlement sexuel et des violences envers les femmes au sein des entreprises et dans la sphère publique, médiatique et politique. En mai dernier, après le meurtre de Julie Van Espen, une manifestation a réuni plus de 15 000 personnes dans les rues d’Anvers contre les sévices à l’égard des femmes. Il s’agit d’une violation majeure des droits de la personne sur tous les continents, dans tous les groupes sociaux, économiques, religieux et culturels.

Dans un article publié dans Le Monde en 2017, Françoise Héritier du Collège de France, figure de l’ethnologie et du féminisme, envisageait que “les conséquences du mouvement #MeeToo [puissent] être énormes. À condition de soulever non pas un coin mais l’intégralité du voile, de tirer tous les fils pour repenser la question du rapport entre les sexes, s’attaquer à ce statut de domination masculine et anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible.

Pour Claire Gavray, sociologue à l’ULiège et pionnière du master de spécialisation en études de genre créé en 2017, « la violence envers les femmes ne doit pas se comprendre dans une acceptation individuelle mais dans une dimension politique. Cette violence fait écho à une conception de la société basée sur “la valeur différentielle des sexes”, pour reprendre les mots de Françoise Héritier, soit la domination du masculin sur le féminin. Pour comprendre les racines d’un tel phénomène qui dépasse l’entendement, prendre les lunettes de genre est indispensable. »

Le genre ? « Alors que le sexe renvoie à la différence biologique entre femmes et hommes, le genre, un concept utilisé en sciences sociales, fait référence au phénomène de construction sociale et culturelle de ces différences. Cette opération sépare de façon asymétrique et hiérarchisante les deux groupes sexués, ainsi que ce qui est placé symboliquement de part et d’autre », expose Claire Gavray. En découlent, notamment, des stéréotypes, des clichés, qui font florès sans que l’on n’y prenne garde (“les femmes sont douces”, “les hommes sont courageux”) et qui contribuent à justifier et maintenir les inégalités. « Le cliché “les filles sont moins bonnes en math” est tellement partagé que les filles elles-mêmes en deviennent convaincues, ce qui renforce le rapport de domination homme/femme. Le stéréotype est un enfermement », pointe Claire Gavray.

Dans certains contextes politiques et culturels à travers la planète, sous le couvert des traditions ou de préceptes religieux, les femmes restent exposées à des conditions de vie extrêmement précaires, privées d’autonomie. Les recherches contemporaines soulignent aussi, dans nos pays, la complexité de passer d’une égalité formelle à une égalité réelle, montrant à quel point quantité de réglementations s’appuient sur des inégalités sexuelles et les nourrissent. Selon plusieurs études, les violences et le genre sont liés : dans le monde, plus le statut de la femme est subalterne, plus il y a de violences*. C’est donc ce rapport de domination qu’il faut éliminer. Or l’hégémonie masculine investit tout le quotidien : elle est à l’oeuvre au travail, dans la famille, dans le couple ; elle est présente dans les médias, s’insinue dans les manuels scolaires. Une thèse récemment soutenue par Jonathan Burnay sur les jeux vidéo montre que le sexisme y est souvent latent. « Dans les jeux vidéo contenant des figures féminines, celles-ci sont fréquemment représentées de manière stéréotypée ; par exemple, comme des “demoiselles en détresse” ou des objets sexuels. Et lorsque la violence et la sexualisation sont associées dans un jeu, on note, de la part des compétiteurs, une augmentation de l’agressivité et des comportements hostiles vis-à-vis des femmes. »

« Pour comprendre les violences conjugales, le concept “genre” est très pertinent, affirme Claire Gavray. Parce que le couple est composé d’individus qui sont aussi des personnes socialement construites, ayant vécu dans un contexte qui assigne les rôles conjugaux conformément aux normes sociales dominantes. Le mythe de la complémentarité “naturelle” entre hommes et femmes, par exemple, réserve en réalité le pouvoir aux hommes. » Lutter contre les stéréotypes, c’est militer contre les inégalités et favoriser l’égalité des chances. Politiser la violence, c’est refuser de la confiner à la sphère privée, c’est ouvrir la voie vers une approche des réalités masculines et féminines comme des constructions sociales et non pas comme des données “naturelles” immuables. Et ces représentations, elles, peuvent changer. Doivent changer.

* Françoise Bonnet, “Violences conjugales, genre et criminalisation : synthèse des débats américains”, dans la Revue française de sociologie, 2015/2 (vol. 56).

Pour aller plus loin

  • Dr Denis Mukwege, Dr Guy-Bernard Cadière, Réparer les femmes. Un combat contre la barbarie, Mardaga, Bruxelles, Mars 2019.
  • Simon Van Hamme, Kivu, Le Lombard, collection Signé, Bruxelles, 2018 (préface de Colette Braeckman)
  • Elsa Dorlin (dir.), Sexe, classe, race. Pour une épistémologie de la domination, PUF, Paris, 2009
    Fabienne Glowacz, Adélaïde Blavier et Claire Gavray, Étude quantitative et qualitative relative à la problématique de la violence dans les relations amoureuses, la consommation de la pornographie et des cyberviolences à caractère sexiste et sexuel chez les jeunes (12-21 ans), recherche en cours pour la Fédération Wallonie-Bruxelles

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