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L’université de Liège se dote d’un tout nouveau complexe “Site de Pitteurs”. Elle installe son nouveau pôle de langues dans le quartier multiculturel d’Outremeuse. En regroupant la filière traduction-interprétation, l’ISLV, l’Institut Confucius et l’Institut d’études japonaises, l’Université affirme clairement son ambition de devenir un acteur majeur en la matière. Inauguration le 8 octobre

Essentiellement axée sur cinq langues – anglais, allemand, néerlandais, espagnol et langue des signes belge francophone –, la formation en “traduction-interprétation” de l’ULiège compte aujourd’hui plus de 300 étudiants répartis sur cinq années. Malgré son jeune âge – une dizaine d’années –, elle s’est progressivement imposée dans le paysage universitaire européen. Tout comme son Centre interdisciplinaire de recherches en traduction et interprétation (Cirti) d’ailleurs. Créée en 2016, cette unité de recherche a pour mission de soutenir et de stimuler la recherche autour de trois axes : les figures du traducteur, la traduction et les pratiques artistiques, le transfert de théories. Grâce au dynamisme et à l’implication des acteurs qui la composent, elle a su donner, à travers la création d’une collection aux Presses universitaires de Liège (Truchements) ainsi que l’organisation de colloques, de journées d’étude et de journées doctorales, une visibilité accrue aux activités scientifiques menées dans le domaine de la traductologie. Si l’on ajoute à cela la position stratégique de notre Université, véritable carrefour des cultures au centre de l’Euregio, il n’en fallait pas plus pour convaincre les autorités académiques de créer, à Liège, un véritable écrin consacré aux langues.

DES AMÉNAGEMENTS INDISPENSABLES

L’idée d’un pôle de langues ne date pas d’hier. 2014 marque le début d’une réflexion en ce sens. Mais en attendant sa réalisation concrète, le département de traduction-interprétation a posé ses cartons entre l’ex-Institut d’anatomie et l’ex-Institut de physiologie tout en passant par la place du 20-Août. « Nous étions un peu à l’étroit, avoue le Pr Julien Perrez, chargé de cours, directeur de la filière. Nous manquions clairement de salles de cours. » Ces nouveaux aménagements répondent donc à ce besoin spécifique : étendre les capacités du complexe “Van Beneden-Pitteurs”. Grâce à la rénovation de l’ancien Institut d’anatomie, tout le personnel enseignant, scientifique et Pato bénéficiera de nouveaux bureaux et de salles de réunion. Un amphitheatre de 270 places y a également été rénové ainsi que l’ancienne salle de dissection qui sera encore accessible. Le nouveau bâtiment comporte quant à lui 15 salles de cours et de nouvelles commodités pour les étudiants, telles qu’une cafétéria et une salle d’étude. « L’idée est de donner une nouvelle vie à ce bel espace universitaire situé en plein centre-ville », commente Julien Perrez.

Sur un plan stratégique, en regroupant sur les deux bâtiments, le neuf et l’ancien, la traduction-interprétation, l’ISLV, l’Institut Confucius et l’Institut d’études japonaises, c’est à la création d’un espace consacré aux langues que l’on assiste : le “site Pitteurs”. Les nouvelles installations et les investissements technologiques vont d’ailleurs dans ce sens. « Si le laboratoire de langue des signes et la cabine d’interprétation existaient déjà, ils ont été entièrement rénovés et équipés d’une technologie dernier cri. Dans la nouvelle implantation, il y aura également une salle de 100 places équipée du matériel d’interprétation. Cela permettra non seulement d’organiser des conférences ouvertes à un public plus large, mais aussi de permettre aux étudiants de s’entraîner dans des conditions professionnelles », observe encore Julien Perrez.

L’objectif est également de faciliter les synergies entre les différents services et langues enseignées. Pour Valérie Bada, chargée de cours, présidente du Cirti, il s’agit d’une étape cruciale « pour la construction de notre identité et la reconnaissance de notre juste place au sein de l’Institution. Le Cirti existe par la volonté des chercheurs qui le font vivre ; lui offrir ce nouvel écrin lui permettra de resserrer encore les liens qui les unissent au quotidien dans un environnement de travail magnifique. » Tous deux s’accordent sur le fait que ce regroupement laisse présager de fructueuses collaborations. Valérie Bada s’en réjouit d’autant plus que ce “site de Pitteurs”, permettra la création d’un espace de recherche extrêmement propice à la dynamique collective, aux relations entre recherche et enseignement ainsi qu’à l’interdisciplinarité si chère au Citri. « L’interdisciplinarité est au coeur de la traductologie vu la nature de son objet d’étude, tant processus que produit. Nous jetons ainsi des ponts entre les disciplines et tentons de décloisonner afin de mieux cerner les multiples dimensions de notre objet d’étude. Cette démarche permet de mettre en contact des disciplines scientifiques qui ne se croisent guère et d’appliquer des grilles de lecture différentes. »

La nouvelle implantation marque un nouveau tournant dans la vie de cette jeune filière. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’elle doit faire face à un tel chamboulement. « Au départ, depuis 2008, se souvient Julien Perrez, les études étaient organisées en codiplomation avec la Haute École de la ville de Liège puisque qu’elle était la seule à y être habilitée. La majorité des cours se donnaient dans les locaux de la Haute École et l’Université n’en assurait que quelques-uns. » Mais en 2013, le “décret Paysage” change la donne et l’habilitation des études de traduction et interprétation est confiée à l’Université. Les conséquences sont de deux ordres. « En 2010, l’organisation des masters en traduction et en interprétation pilotés par l’Université a permis à la recherche de se diversifier grâce à l’engagement de nouveaux académiques et scientifiques. En 2015, la filière a été pérennisée et la nouvelle organisation des unités de recherche a permis de donner une nouvelle impulsion et une visibilité accrue aux activités scientifiques menées dans le domaine de la traductologie », constate Valérie Bada. Julien Perrez ajoute que cela a surtout permis une réforme assez ambitieuse des programmes : « Nous avons poursuivi notre collaboration avec la Ville notamment pour les stages. Il nous paraissait important de maintenir le caractère professionnalisant de la formation tout en l’associant à des contenus académiques et à une réflexion constante sur la pratique de la traduction et de l’interprétariation. C’est d’ailleurs ce qui aujourd’hui encore en fait sa spécificité. » Et son point fort.

Cette proximité avec la réalité professionnelle attire sans conteste de nombreux étudiants. « Il faut de plus souligner que notre taux d’insertion professionnelle est de 100%. Il est aussi assez rapide : de trois à six mois en fonction de la langue choisie », explique Julien Perrez. En Belgique, le néerlandais et l’allemand restent des atouts considérables. « Selon une étude récente menée auprès de nos alumni, un tiers de nos anciens étudiants travaillent dans des métiers directement liés à la traduction, un autre tiers dans l’enseignement et enfin un dernier tiers en entreprise où ils ont fait valoir leurs connaissances linguistiques.» Séminaires assurés par des professionnels du secteur, entretien d’un large réseau de maîtres de stage en Belgique et à l’étranger, possibilité d’apprendre la langue des signes en bachelier... La filière ne ménage pas ses efforts pour ancrer le cursus dans des réalités de terrain et cela porte ses fruits. « Nous sommes attentifs à ce qui se passe dans le monde extérieur. » En lançant un certificat de connaissances juridiques pour les traducteurs interprètes jurés, le département, saisissant la balle au bond, répond clairement à un besoin spécifique. « Les personnes qui veulent intervenir dans une procédure judiciaire doivent désormais s’inscrire dans un registre reconnu par le SPF Justice. Pour pouvoir accéder à ce dernier, ils doivent suivre une formation spécifique que nous allons organiser à Liège », poursuit Julien Perrez.

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PENSER LA MONDIALISATION

La même optique est prônée du côté de la recherche. « Nous travaillons en collaboration constante avec les acteurs de terrain : des traducteurs professionnels, des institutions nationales et internationales, la Chambre belge des traducteurs et interprètes, etc. Nos manifestations scientifiques s’adressent aussi à un public non scientifique, car il est important pour nous de créer cette dynamique d’échange et de partage. Ce n’est pas tant de la vulgarisation que de l’extériorisation des activités de recherche pour en montrer l’importance et pour préparer les évolutions du métier de traducteur, développe Valérie Bada. Nous tissons aussi des liens très étroits avec les acteurs culturels de la Cité : le théâtre de Liège, les librairies, la Cité Miroir... Nous voulons toucher des publics différents et montrer l’importance de la traduction et de la réflexion sur ces enjeux aujourd’hui. » Il faut dire que la traduction et l’interprétation sont finalement bien plus qu’une simple restitution de sens.

Ces actes, une fois posés, en disent long sur notre société et sur notre manière de penser le monde. « La circulation des idées et des textes d’une aire de culture à une autre ne peut avoir lieu que par le biais de traductions. En outre, la traductologie développe une série de concepts et de catégories analytiques qui permettent de penser le contexte actuel de mondialisation, ainsi que les rapports géopolitiques entre les langues et les cultures. » Valérie Bada en est intimement persuadée : « Si elle est certes une activité pragmatique cruciale pour la construction des relations internationales et pour la transmission des savoirs, dans une formation universitaire, on ne peut concevoir son enseignement sans une réflexion critique qui vise non seulement à mieux développer les compétences des étudiants en vue de leur avenir professionnel, mais aussi à interroger la traduction et l’interprétation en tant que pratiques discursives, tant dans leurs dimensions théoriques qu’historiques, esthétiques et idéologiques, voire politiques. »

UN FUTUR QUI SE PRÉPARE

Un autre questionnement, complexe, semble indispensable : quels sont les enjeux auxquels sera confrontée la discipline dans le futur ? En guise de réponse, les mêmes mots sur toutes les lèvres : les nouvelles technologies. « Tout comme on nous prédit la disparition du métier de radiologue en médecine vu les performances de l’intelligence artificielle, la disparition du traducteur est parfois mentionnée par certains ; d’autres, et ils sont plus nombreux, estiment que rien ne remplacera l’intelligence humaine pour comprendre et traduire un texte ou une parole dans ses multiples facettes. Cependant, les outils d’aide à la traduction se perfectionnent et se complexifient. Il est donc devenu indispensable de former les futurs traducteurs à la maîtrise de ces outils technologiques », constate Valérie Bada. Devenus incontournables, que l’on y soit réfractaire au non, ils se sont petit à petit imposés dans le paysage de la traduction. Pour Julien Perrez, il faut prendre le train en marche, surtout pas le laisser passer. Mais comment ne pas “louper le coche” ? « D’une part, énumère-t-il, en dispensant des cours de ce qu’on appelle la “traduction assistée par ordinateur” qui ont pour sujet principal la présentation de nouvelles technologies (logiciel de traduction automatique). Et, d’autre part, de manière plus indirecte, en utilisant ces outils dans les séminaires de traduction spécialisée. »

« Le métier de traducteur évolue, le traducteur s’adapte, l’enseignement aussi », résume Valérie Bada.

Le traducteur et les nouvelles technologies

Thierry Fontenelle, chef du département traduction du Centre de traduction des organes de l’Union européenne à Luxembourg, a pris part, en mai dernier, au colloque mis sur pied par le Centre interdisciplinaire de recherches en traduction et interprétation (Cirti) et intitulé “Le traducteur à l’ère des nouvelles technologies”.

Diplômé en philologie germanique de l’université de Liège (1986) et titulaire d’une maîtrise en traduction (1987), Thierry Fontenelle a aussi obtenu un doctorat en linguistique anglaise en 1995. Assistant pendant une dizaine d’années dans le service des Prs Jacques Noël, André Moulin et Archibal Michiels, il rejoint ensuite la Commission européenne comme linguiste informaticien (1996-1999), puis intègre une agence de l’OTAN au Luxembourg comme traducteur-interprète (1999-2001). Microsoft lui fait alors les yeux doux et il part s’installer près de Seattle aux États-Unis. Développeur puis Senior Program Manager, il participe au déploiement des logiciels de correction linguistique que chacun connaît aujourd’hui dans la suite Microsoft Office. En 2009, il rentre en Europe, au Centre de traduction des organes de l’UE situé au Grand-Duché de Luxembourg.

Thierry Fontenelle est l’auteur de plusieurs dizaines d’articles dans les domaines du traitement automatique du langage, de la lexicographie, de la terminologie et de la traduction. Il a notamment contribué à deux dictionnaires publiés par Cambridge University Press et édité un recueil intitulé Practical Lexicography: A Reader, publié par Oxford University Press en 2008. En décembre 2016, l’UCL lui a décerné le titre de docteur honoris causa pour ses travaux dans le domaine de la linguistique, de la lexicographie et de la traduction. Sa communication au colloque du 6 mai dernier a probablement rassuré les très nombreux professionnels dans la salle. Selon lui, en effet, « le traducteur ne sera pas remplacé par la technologie. Il sera remplacé par un traducteur qui utilise la technologie ». Nuance.

Fort de son expérience dans une agence qui compte une centaine de traducteurs et travaille avec un millier de freelances à travers toute l’Europe, Thierry Fontenelle confirme que les outils d’aide à la traduction font gagner du temps. Un critère important pour celui qui dirige un service linguistique au profit des 66 organes et institutions de l’Union européenne. « Chaque année, nous fournissons près de 800 000 pages traduites vers les 24 langues officielles de l’Union et parfois dans les langues non officielles comme l’arabe, le chinois, le russe, l’hébreu, etc Les matières couvertes sont très diverses : santé publique, environnement, droit, finances, etc. Toutes les technologies qui peuvent nous venir en aide sont dès lors les bienvenues, mais la qualité des traductions étant primordiale, nous sommes très exigeants et vigilants quant à l’utilisation de ces outils. »

Si le Centre de traduction utilise déjà des bases de données terminologiques comme IATE, des systèmes de “mémoire de traduction” tels que SDL Studio, et s’il conçoit à son propre usage des bases de données spécifiques pour ses clients, il se montre aujourd’hui intéressé par la traduction automatique neuronale basée sur de très grands corpus, capable d’appréhender des segments de phrases et d’identifier des relations sémantiques. « Une révolution dans notre domaine, mais qui exige aussi des relectures sérieuses et attentives de la part de nos traducteurs afin d’éviter les contre-sens et autres omissions encore fréquentes. » La traduction associée à la post-édition a de beaux jours devant elle.

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