Comment dompter les inondations ?


Dans Omni Sciences

En mai dernier, elle était invitée par l’unité Hydraulics in environmental and civil engineering (HECE) pour un séminaire dans les locaux de l’Aquapôle, limpidement intitulé “Évaluation des dommages causés par les inondations, en vue de l’atténuation des risques”. L’occasion pour cette pionnière de dresser le bilan des méthodes actuelles avant d’exposer ses propres résultats et de les confronter aux défis de demain.

« Aux lendemains de fortes inondations, il n’est pas rare de voir dans les journaux des estimations précises des coûts liés aux dommages causés. Je voudrais bien connaître le secret de ces calculs », s’amuse Daniela Molinari dans un anglais espiègle, aux voyelles chantantes de la Méditerranée. Car de son propre aveu, le domaine reste en plein développement. Un champ en friche, si l’on peut dire, qui a très tôt fasciné cette ingénieure hydraulique. « C’est l’urbaniste Scira Menoni qui m’a orientée vers ce domaine, confie-t-elle après son séminaire. L’intermodalité propre à l’objet me passionnait. Comment l’urbanisme et les risques de catastrophes naturelles sont-ils liés ? Quelles sont les conséquences de ces événements ? Comment les stratégies et les choix que nous adoptons peuvent-ils avoir une influence sur la vulnérabilité de nos infrastructures ? Avec Francesco Ballio comme premier superviseur, j’ai entamé un doctorat afin d’étudier l’impact de certaines mesures publiques sur les dommages liés aux inondations. Nous avons rapidement réalisé qu’il y avait de profondes lacunes sur le sujet. J’ai donc commencé par importer des modèles informatiques débusqués aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Australie. Mais nous n’avions pas assez de données pour les calibrer et les appliquer au contexte italien. Parallèlement, les autorités nous ont demandé de développer des outils de prédiction des inondations et des dommages qu’elles risquaient de causer, notamment sous la pression de l’Union européenne. »

Au niveau de l’UE, la directive “Inondation” prévoit en effet l’établissement et la mise à jour de plans de gestion des risques d’inondation. S’appuyant sur des cartes, ils doivent prévoir des mesures structurelles et non structurelles pour limiter les risques d’inondation et en analyser les coûts et les bénéfices. Un enjeu majeur dans une région du globe qui, selon les différents scénarios climatiques, risque de connaître des inondations de plus en plus fréquentes et virulentes. Il existe de très bonnes cartes détaillant les zones à risques, les prédictions d’événements, etc. Mais aucun modèle n’est capable d’en estimer les risques de dommages et leur impact économique. Il est donc difficile à l’heure actuelle de satisfaire les exigences européennes.

TABLE RASE

Au début de ses recherches, Daniela Molinari se trouvait donc face à deux grands obstacles : les modèles importés n’étaient pas adaptables au contexte italien, et peu de données avaient été récoltées lors des précédentes inondations. Or, sans données permettant de comprendre les événements passés, il est impossible d’esquisser des scénarios pour l’avenir. Il fallait donc repartir de zéro et chercher une nouvelle approche. Ce fut, en 2017, le point de départ du projet Flood-IMPAT+. « Nous devions investiguer sur le terrain pour comprendre ce qui se passait physiquement lors d’une inondation, pour détricoter les mécanismes à l’oeuvre derrière les dégâts, se souvient l’ingénieure hydraulique. Nous devions dans la foulée imaginer de nouveaux modèles applicables à notre région, pour traduire nos données physiques en variables informatiques. Plus nous allions récolter des données, plus nous allions pouvoir calibrer nos modèles. »

La méthode de travail était tracée, il manquait un événement à ausculter pour en aiguiser les outils. L’équipe italienne a alors remonté le temps jusqu’en novembre 2002, période durant laquelle la ville de Lodi, au nord du pays, connut d’importantes inondations suite au débordement de son fleuve, l’Adda. « Il nous importait de classifier les types de dommages occasionnés pour mieux discerner les différents impacts de l’inondation. Nous avons donc organisé différentes catégories de biens : les biens immobiliers, dans lesquels nous distinguions les infrastructures résidentielles, commerciales, industrielles et agricoles ; les biens mobiliers ou les contenus ; les cultures ; les routes et voieries, etc. Chaque dégât pouvait être approché à l’échelle micro et méso, et ensuite être traduit en estimation économique. Nous ambitionnions ensuite de distinguer les dommages directs et indirects. Ces derniers, pourtant considérables, sont souvent ignorés. »

De tous ces secteurs, l’un d’eux recèle déjà de nombreuses connaissances : c’est le secteur résidentiel. « Ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a une tendance à considérer qu’il s’agit du seul secteur qui compte. Ce n’est pas la réalité. Il ne représente qu’une infime partie de l’ensemble des dommages. Par exemple, lors d’une récente inondation en Italie, toute une zone industrielle en bord de fleuve a été contrainte d’arrêter son activité. Certaines implantations n’ont pu redémarrer que plusieurs mois plus tard, ce qui occasionna une perte de production et d’emplois considérable. C’est un dommage indirect qui n’a jamais été quantifié. » Que l’imaginaire s’attarde sur les zones résidentielles n’étonne pas la chercheuse pour autant. Une dimension affective propre aux habitations monopolise l’esprit en cas de catastrophe naturelle. La couverture médiatique va souvent dans ce sens. Daniela Molinari ne désespère pas à ce sujet de développer un cours à destination des journalistes. Il viserait à dispenser les connaissances requises pour traiter des catastrophes naturelles en évitant notamment les biais, les approximations et les fake news, nombreuses dans ce genre d’événements. Enfin, les premières recherches ayant traité des dommages dus aux désastres naturels ont concerné les tremblements de terre, face auxquels le secteur résidentiel est plus vulnérable. Un biais significatif s’est créé lors de l’importation de ces connaissances.

En ce qui concerne le cas de Lodi, les données existantes ne couvraient que les infrastructures à une échelle méso, ainsi que les dommages directs. De ces connaissances qualitatives très parsemées, aucune estimation quantitative n’avait été menée. « En combinant les investigations et les outils de modélisation, nous sommes parvenus, non seulement à consolider les connaissances existantes, mais en plus à les étendre aux autres secteurs et à d’autres échelles. Ce qui nous a permis notamment de dégager un scénario modélisé de l’inondation (zones touchées, vitesse, niveau des eaux, etc.) et d’avoir une estimation assez précise des coûts occasionnés. Nous pouvions dès lors analyser le rapport coût-bénéfice de mesures structurelles (digues, réseaux d’égouts plus performants, etc.) visant à réduire les effets d’événements futurs. »

OUVRIR LA BOÎTE NOIRE

L’équipe de Daniela Molinari était également confrontée à l’inadaptabilité des modèles existants. Trop souvent, ces algorithmes sont de véritables boîtes noires, qui ne permettent pas de comprendre la relation entre les variables et les résultats. « Dès les premiers développements de nos différents modèles, nous voulions qu’ils soient totalement adaptables à d’autres contextes. Chaque fonction peut être modifiée ou supprimée selon les besoins d’une étude de cas. Cette particularité nous semblait fondamentale pour développer autant de connaissances que possibles sur le sujet. C’est aussi stimulant, dans un monde scientifique où nous sommes de plus en plus interconnectés et ouverts à la multidisciplinarité. Dans le seul domaine de la gestion des risques d’inondation, de nombreuses universités développent aujourd’hui des expertises précieuses. Nous nous rencontrons, nous partageons nos outils, confrontons nos résultats, scrutons ce qui est transposable. »

C’est également l’une des raisons qui ont conduit l’ULiège à inviter l’ingénieure milanaise. « Nous nous connaissions pour avoir siégé ensemble dans des comités internationaux, confie Benjamin Dewals, professeur au HECE et principal instigateur de l’événement. À Liège, nous avons en outre mené des recherches transversales en partenariat avec des urbanistes, dont le Pr Jacques Teller. Dans le cadre de cette recherche, nous avons cherché à comprendre les interactions entre différentes politiques d’urbanisation et les risques de dommages liés aux inondations. Or, ces modèles de calcul n’existent pas pour la Région wallonne. Nous avons donc dû en importer pour établir des analyses comparatives qui sont restées limitées, notamment à cause de leur manque d’adaptation à nos spécificités. Dans ce contexte, la visite de la Pr Molinari augure des perspectives de collaborations enthousiasmantes, comme l’échange d’étudiants, le développement de projets communs et la transposition de ses modèles aux bassins versants de Wallonie. »

CRÉATION DE CONNAISSANCES ET VULGARISATION

En parallèle à son activité académique, Daniela Molinari considère l’information et l’enseignement comme des clés de voûte de la gestion des risques de catastrophes naturelles. Si Flood-IMPAT+ a pu voir le jour grâce à une attente des pouvoirs publics, très impliqués de l’échelle provinciale à l’échelle européenne, la chercheuse déplore un manque de connaissances et de moyens au niveau municipal. Dans d’autres registres, elle organise de nombreuses activités ludiques et s’essaye à la vulgarisation avec les enfants et les citoyens. « Nombreux sont ceux qui pensent que lorsque des mesures ont été prises, ils sont à l’abri. Mais le risque zéro n’existe pas. Nous développons des méthodes qui visent à les en informer. Nous mettons en place des maquettes et des jeux de rôles, notamment, avec des cartes interactives et des mesures de prévention à choisir en fonction des moyens d’une ville et des besoins de chacun. Nous répertorions aussi des gestes simples, des comportements à adopter en cas d’inondation. Lors de ces activités, on ressent une envie forte chez les citoyens d’apprendre et de collaborer, et je suis persuadée qu’il y a une grande importance à aller vers une gestion des risques plus participative. Cela commence par un travail d’information. Plus largement, l’évolution de ces connaissances doit pouvoir ruisseler dans d’autres secteurs, influencer l’aménagement du territoire, l’architecture, favoriser l’utilisation de matériaux plus perméables ou l’implantation de réservoirs qui vont ralentir les vitesses d’écoulement des eaux et éviter des coûts gigantesques, que nous pouvons évaluer aujourd’hui. Ces pratiques évoluent, mais trop lentement et de manière trop sporadique. Et beaucoup de connaissances restent clandestines. Si nous appliquions ne serait-ce que 10% des connaissances accumulées ces dernières années, l’optimisation de la gestion des inondations serait fulgurante. »

Le groupe de recherche HECE a récemment publié dans le journal Scientific Data une base de données issue de trois années de mesures effectuées en laboratoire sur des simulations de ruptures de digues fluviales et leurs conséquences sur le risque d’inondation.
Ismail Rifai, Kamal El kadi Abderrezzak, Sébastien Erpicum, Pierre Archambeau, Damien Violeau, Michel Pirotton & Benjamin Dewals, Flow and detailed 3D morphodynamic data from laboratory experiments of fluvial dike breaching, Scientific data, 6, 2019.


Unité Hydraulics in environmental and civil engineering (HECE)

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