Petites bêtes, grand froid


Dans Omni Sciences

L’amour d’Annick Wilmotte pour les fleurs et les jardins luxuriants l’a menée aux bactéries microscopiques et au désert glacé de l’Antarctique. Cherchez l’erreur.

Le mercredi soir, c’est entraînement de plongée sous-marine. Annick Wilmotte ne précise pas si, au début, cela la tentait vraiment. Mais en cette fin des années 1970, cette Liégeoise pur jus qui a entamé des études de botanique par intérêt – et passion – pour le monde végétal doit bien s’y résoudre : c’est le seul moyen pour garder le contact avec ses amis qui, contrairement à elle, n’ont pas réussi leur première candi ! Va donc pour la plongée nocturne.

Ce qui est sûr, c’est qu’elle y prend goût, au point de vouloir faire son mémoire de fin d’études à Stareso, la station de recherches sous-marines de l’ULiège en Corse. Mais elles sont deux – l’autre mémorante est Anne Goffart (aujourd’hui chef de travaux en océanologie biologique) – à vouloir étudier l’influence de la pollution sur ce qu’on appelait encore à l’époque des algues épiphytes (qui poussent en se servant d’une autre algue comme support). Leur promoteur, le Pr Vincent Dumoulin, tranche : Anne étudiera les rouges, Annick les bleues. Rien de politique là-dedans. « Nous plongions ensemble, se souvient Annick Wilmotte, dans des zones non polluées, mais aussi dans le port et près des égouts de Calvi. Puis, nous nous répartissions les échantillons et entamions chacune le comptage de “nos” algues. » Un terme un peu impropre, pour les bleues en tout cas, puisque celles-ci sont en fait des bactéries formant des filaments, des colonies ou des biofilms, connues aujourd’hui sous le nom de cyanobactéries. Et c’est le grand amour.

Un coup de foudre qu’Annick Wilmotte ne renie toujours pas : « Elles sont devenues mes petites bébêtes favorites ! » Elles le méritent : sans elles, nous ne serions tout simplement pas là ! Elles réalisent en effet la photosynthèse qui libère de l’oxygène, comme les plantes mais bien avant elles (elles en sont les ancêtres), ce qui fait dire à certains qu’elles ont été les architectes de notre atmosphère. Pendant des centaines de millions d’années, elles ont enrichi l’atmosphère primitive de la Terre en oxygène jusqu’aux concentrations actuelles, ce qui a permis aux autres organismes d’apparaître et d’évoluer.

LES MOTS DANS LE BON ORDRE

Mais le rôle primordial qu’elles ont joué n’est pas la seule raison de l’attachement d’Annick Wilmotte aux cyanobactéries. Le virus de la recherche l’a saisie. « Plus on connaît un organisme, plus on se pose de questions. On veut y répondre ; il y a une émulation intellectuelle entre collègues, on prend plaisir à se retrouver, à échanger, à faire partie d’une communauté. Tout chercheur s’attache à son objet de recherche et cela peut déboucher sur un sentiment de propriété ! Cela devient émotionnel. »

Pour étudier l’influence de la pollution sur un organisme ou observer de quelle manière il peut en être un indicateur, il faut être certain de bien identifier ledit organisme. Or, en ce début des années 1980, la technique utilisée est toujours celle de l’observation et du comptage sous microscope. Pas très précis. La jeune diplômée cherche donc à se tourner vers les techniques moléculaires permettant une identification sur des caractères génétiques. Elle décroche une bourse de la coopération bilatérale avec les Pays-Bas et arrive à Groningen dans un laboratoire où l’on commence justement à utiliser la technique d’hybridation ADN-ADN pour caractériser les cyanobactéries.

Une année riche à bien des points de vue. Côté recherche, c’est la découverte d’une nouvelle méthode qui ôte les doutes et l’aspect non objectif de la taxonomie classique basée sur la morphologie. « Côté personnel, je me suis pris un mur, se souvient Annick Wilmotte. Comme j’avais eu de bons points dans le secondaire, je croyais connaître le néerlandais. Inutile de préciser qu’il n’en était rien. J’éprouvais même des difficultés à mettre les mots dans le bon ordre ! Cela a été une expérience formatrice car, quand je reçois des chercheurs étrangers, je les vois d’une autre manière parce que j’ai été moi-même isolée dans un pays où la langue n’était guère aisée. »

LA SOUPE AU POTIRON

Les techniques d’identification des bactéries progressent vite et, en 1987, alors qu’elle poursuit son doctorat à l’ULiège, Annick Wilmotte découvre dans un article le premier arbre phylogénétique des cyanobactéries basé sur un marqueur qui deviendra standard, l’ARN ribosomique 16S, réalisé par le Pr Norman Pace, de l’Indiana University. Le FNRS l’y envoie pendant deux mois pour apprendre la technique. Mais elle y découvre aussi autre chose : une sorte de flânerie intellectuelle. « La phylogénie bactérienne n’était pas le principal sujet de recherche de Norman Pace, du moins pas officiellement. Mais cela l’intéressait beaucoup. Alors il utilisait une partie des fonds de son labo pour s’y consacrer ; c’était un side project. Je trouve qu’on devrait avoir davantage cette possibilité, se lancer dans un domaine parce qu’on y croit, en dehors de grands projets structurés, pré-formatés. Et donc avoir aussi la possibilité de disposer de fonds simplement pour le fonctionnement. » Mais la chercheuse liégeoise va aussi apprendre quelque chose au professeur américain : logeant dans sa famille lors d’Halloween, elle leur fait découvrir la soupe au potiron en lieu et place de la traditionnelle tarte sucrée.

Doctorat en poche (nous sommes en 1989), Annick Wilmotte débarque à l’université d’Anvers pour continuer les caractérisations phylogénétiques des cyanobactéries. « C’est la seule année où un secrétaire d’État à la politique scientifique, Marcel Colla en l’occurrence, imagine des bourses FNRS pour les chercheurs voulant changer d’université, y compris d’une région du pays à l’autre ; j’en ai profité. » Elle y restera presque trois ans avant de passer presque autant de temps à Mol, au sein du VITO, l’Institut flamand de recherche technologique, pour travailler sur les transferts de gènes entre bactéries du sol. Pour la pratique du néerlandais, c’était super ; un peu moins pour ses chères cyanobactéries dont elle s’éloigne. « Pourtant, je ne les perdais pas de vue, je continuais à m’y intéresser, mais “sur le côté” comme on dit. » Bref, un peu à la Norman Pace. Elle va y revenir pleinement lors de son retour à Liège en 1996, en tant que chercheuse qualifiée FNRS. Car son poste, elle le conquiert sur base d’un projet qui est toujours le sien aujourd’hui : la caractérisation morphologique et moléculaire des cyanobactéries sur base d’échantillons naturels ou préservés. Elle met donc en route son propre laboratoire de recherche moléculaire et travaille sur de premiers échantillons. Et là, tout bascule une nouvelle fois. Car ces échantillons proviennent des mers australes. L’Antarctique ne va plus la lâcher.

QUAND NOS LACS VIRENT AU VERT

Dès 1997, le 3e programme-cadre européen lui donne en effet l’occasion de s’intéresser de plus près à la présence des cyanobactéries en Antarctique. « Les appels à projet étaient plus ouverts qu’aujourd’hui, précise-t-elle. Le mien, “MICROMAT”, portait sur la caractérisation de la population microbienne dans les lacs antarctiques. Comme c’était un programme de biotechnologie, il fallait des partenaires industriels. J’en ai contacté trois, qui ont accepté tout de suite, sans me connaître car on pouvait supposer qu’on y trouverait des molécules intéressantes pour le secteur pharmaceutique ou cosmétique par exemple. » Un projet, classé premier, qui va permettre à Annick Wilmotte de faire ses armes (et il en faut beaucoup) en tant que gestionnaire de recherches, notamment au niveau européen. Une expérience qui ne sera pas perdue parce qu’elle va ensuite en mener à bien beaucoup d’autres.

À commencer, mais on est à nouveau chez nous, loin des froids du Sud, par l’étude des toxines larguées par les cyanobactéries qui prolifèrent lorsque les eaux stagnantes sont chaudes et eutrophiées, comme cela arrive souvent en été. Nos lacs et étangs se parent alors d’une belle couleur verte… signe de danger. « Lors du projet européen MIDI-CHIP, nous avons mis au point une puce à ADN permettant de réaliser un screening rapide de l’eau, se souvient-elle. De plus, nous connaissions les gènes responsables de la synthèse des cyanotoxines ; dès lors, avant même que la prolifération des cyanobactéries ne se produise, nous pouvions prévoir s’il y aurait production de toxines. Et donc proposer éventuellement des mesures préventives de santé publique. »

L’Antarctique n’en est pas oublié pour autant où, grâce à la Politique scientifique belge, Annick Wilmotte enchaîne les projets en collaboration avec l’université de Gand. Elle-même s’y rend à deux reprises, dont la dernière fois en 2009, dans la zone de la station belge Princesse Élisabeth… juste avant son inauguration ! « C’est une zone très intéressante, s’enthousiasme-t-elle, car elle est située à 1000 m d’altitude et à 180 km de la côte la plus proche. C’est tout à fait inhabituel pour une station australe. La biodiversité y était donc mal connue. » Elle l’est moins maintenant grâce à Annick Wilmotte et ses chercheurs qui s’y relaient année après année lors de campagnes estivales.

Si la température de l’air y est toujours négative, les rochers de couleur foncée absorbent la chaleur estivale ; la neige fond alentour, permettant à des zones plus humides de se former et perdurer pendant les mois d’été dans la mesure où la zone est abritée des vents catabatiques glaçants et exposée au Nord, c’est-à-dire vers le soleil. « On peut alors y trouver des croûtes biologiques ou des biofilms, explique la chercheuse. Les cyanobactéries filamenteuses forment une trame où on retrouve des mousses, des lichens, des champignons et d’autres bactéries qui se mélangent à de petits (2 mm pour les plus grands !) invertébrés comme des collemboles, des rotifères, des nématodes, des tardigrades. Ce sont eux les vrais habitants, les vrais héros de l’Antarctique et non pas les manchots ou les phoques qui ne font qu’y passer et ne se nourrissent pas sur le continent mais en mer. C’est pourquoi il est important qu’une zone protégée soit créée dans les environs de la station Princesse Élisabeth. »

LE REPRÉSENTANT RUSSE MONTE SUR SES GRANDS CHEVAUX

Et en ce qui concerne la protection du continent blanc, Annick Wilmotte sait de quoi elle parle. Le Protocole de protection environnementale du Traité sur l’Antarctique a en effet prévu un Comité de protection environnementale (CPE), comité où, depuis 2008, elle siège en tant qu’experte scientifique dans la délégation belge. « Tous les aspects de la gestion de l’environnement sont discutés chaque année. Certains sont récurrents comme les plans de gestion des zones protégées, révisables tous les cinq ans. Nous discutons par exemple de leur emplacement, des valeurs biologiques ou scientifiques protégées, s’il faut une zonation avec des accès différentiés, si des survols ou l’utilisation de certains équipements sont permis, etc. » Et puis, il y a les menaces plus récentes comme l’invasion touristique, le réchauffement et l’arrivée d’espèces invasives. « Près de 50 000 touristes visitent chaque année l’Antarctique, essentiellement les côtes de la péninsule. Or le Traité ne prévoit rien à leur sujet et n’envisage pas de mesures de limitation. C’est donc au CPE de se charger des aspects environnementaux. Sur base des articles scientifiques qui ont tiré la sonnette d’alarme, il a édicté des règles concernant les espèces invasives, qui sont traduites dans un manuel que doivent respecter aussi bien les scientifiques que ceux qui construisent de nouvelles bases ou les organisations touristiques. Certains “tours operators”, réunis dans l’association IIATO (International Association of Antarctic Tour Operators) qui est présente au CPE, s’y plient, organisent des séances d’information, installent des pédiluves pour que les clients nettoient leurs chaussures lors de chaque déplacement, fournissent des vestes neuves, etc., mais tout cela a un coût. Et tous ne le font pas. »

Cela dit, les pays restent soucieux de leur image. Les décisions prises au sein du CPE doivent l’être à l’unanimité, ce qui interdit aux membres de s’esquiver, de faire comme si on leur forçait la main… Car la politique s’invite évidemment au sein du comité. « En 2008, on n’y parlait guère du réchauffement climatique et de ses conséquences pour l’Antarctique. Quand on abordait le sujet, le représentant de la Russie montait sur ses grands chevaux, disant qu’on confondait météo et climat ou que les mesures satellitaires n’étaient pas fiables… Aujourd’hui, les tabous sont américains ! » La bioprospection est en effet devenue un sujet très “touchy”. Pour les États-Unis, pas question de restrictions pour les compagnies privées sur l’usage du matériel biologique antarctique. Accès libre pour les entreprises. C’est qu’il y a là bien des organismes qui survivent à des conditions extrêmes intéressantes. Des bactéries, par exemple, ont développé des protéines qui leur permettent de résister à l’infernal cycle du gel-dégel sans que des cristaux ne se développent au sein de leurs cellules. Elles sont utilisées pour éviter la cristallisation dans des crèmes glacées comme celles de Ben & Jerry’s ! Mais bien d’autres usages sont en point de mire, en cosmétique, en pharmacie (de nouveaux médicaments) tandis que des brevets sont pris sur des dérivés du krill, la base de toute la chaîne alimentaire de la région.

CULTIVER SON JARDIN

Les cyanobactéries se retrouvent dans tous les milieux : il y faut simplement de la lumière, de l’eau, du gaz carbonique et des minéraux. Et donc aussi à Liège, surtout à Liège. L’Université abrite en effet la collection de cyanobactéries du consortium Belgian co-ordinated collections of micro-organisms (BCCM) que dirige Annick Wilmotte. Un conservatoire qui contient l’une des plus belles collections mondiales de cyanobactéries en provenance des pôles. Est-ce à dire qu’Annick Wilmotte est inquiète pour ses “petites bêtes” en ces temps de réchauffement climatique et de baisse de la biodiversité ? Certainement pas au point d’en faire des espèces protégées (difficile à imaginer, de toute façon).

« C’est leurs habitats qui doivent être protégés ; certaines espèces par exemple demandent de l’eau très pure : c’est là qu’il y a un risque. On entend souvent dire que les bactéries seront toujours présentes, même après les êtres humains. Mais les espèces présentes aujourd’hui sont-elles susceptibles de s’éteindre ? C’est une question. Ce qui est sûr, c’est qu’elles évoluent, elles acquièrent notamment des gènes de résistance. Leur génome montre que, pour ce faire, elles sont allées chercher des gènes chez d’autres, parfois dans des espèces très distantes, en particulier pour survivre dans des milieux avec un très haut degré de salinité. Celles qui sont présentes aujourd’hui disparaîtront peut-être mais leurs descendants seront là. Je ne lancerai donc pas de cri d’alarme pour les cyanobactéries, mais bien pour les écosystèmes. »

 C’est d’ailleurs ce qu’Annick Wilmotte fait lorsqu’elle n’est pas dans son laboratoire. Sa passion pour les fleurs et les jardins n’est pas que platonique. Elle la pratique chez elle, dans la vallée de l’Ourthe et à travers son engagement dans la section locale de l’association Nature et Progrès où elle organise des activités sur le thème de la transition ou sur la pratique bio du jardinage.

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