Infox

Le dessous des cartes


Dans Le dialogue
Entretien Ariane Luppens - Photos Jean-Louis Wertz

“Fake news” – ou “infox” en bon français – voilà un terme qui fait à présent partie de notre vocabulaire et de notre quotidien.
De quoi s’agit-il? Quels en sont les ressorts et comment lutter contre eux ? Patrick Verniers, professeur à l’Institut des hautes études des communications sociales (IHECS) et président du Conseil supérieur de l’éducation aux médias, ainsi que Jeremy Hamers, chercheur au département médias, culture et communication (ULiège), répondent à ces questions en évitant les postures manichéennes.

Le Quinzième Jour : Comment avez-vous été amenés à travailler sur les fake news ?

Patrick Verniers : Comme professionnel de l’éducation aux médias, nous sommes interpellés sur la question par les hommes politiques qui attendent des réponses rapides et efficaces. Les fake news font l’objet d’une attention politique et médiatique extrêmement importante, particulièrement depuis l’élection de Donald Trump. Il ne faut pas s’étonner si la lutte contre la désinformation est considérée comme l’enjeu prioritaire de l’éducation aux médias, alors que cela ne constitue à mon sens qu’une partie seulement. Face à ce phénomène, on fait appel à nous comme on fait appel aux pompiers. Nous sommes conviés à réagir mais tout en laissant de côté l’analyse la plus pertinente pour moi, à savoir que tout cela n’est que le symptôme d’un déficit chronique de compétences médiatiques du citoyen.

Jeremy Hamers : Mon rapport direct aux fake news est double. En tant qu’enseignant en éducation aux médias d’abord, on me demande d’intervenir dans des journées d’étude sur le sujet. Le terme est tellement fourre-tout et polysémique qu’on peut être appelé pour des choses très différentes. Ensuite, il y a un autre domaine qui est concerné par ces fake news : c’est celui de la recherche. L’injonction à la publication est parfois telle que cer- tains chercheurs se voient amenés à publier des résultats de recherche douteux plutôt que de ne rien publier du tout. C’est un effet pervers de la quantification de la recherche auquel je ne m’attendais pas mais sur lequel on me demande également d’intervenir. En tout état de cause, on devrait se saisir de l’objet fake news comme d’une manifestation parmi d’autres d’une série de problèmes. Par exemple : je suis parfois confronté à des journalistes qui me disent que le journalisme professionnel est le meilleur rempart contre la désinformation et la mésinformation. Or, j’essaie justement de montrer que l’émergence des fake news est un effet du système médiatique dans son ensemble dans le but de faire un examen critique de toute une série d’objets et de discours ; c’était au demeurant un des fondements de l’éducation aux médias auparavant.

LQJ : Qu’est-ce qu’une fake news ? La Commission européenne plaide d’ailleurs pour l’utilisation du terme “désinformation”.

P.V. : C’est déjà mieux effectivement. Mais cela reste largement insatisfaisant. On définit généralement la fake news (ou fausse information) comme une information délibérément fausse. L’intentionnalité est donc le principal critère. Je prends un exemple dans l’actualité : l’affaire Dupont de Ligonnès, suspecté d’assassinat [ndlr : les médias ont affirmé que la police l’avait arrêté en Écosse le 11 octobre dernier ; une information reconnue comme erronée le lendemain]. Ce n’était pas une fake news mais une erreur d’information comme cela arrive souvent. Et là, les médias ont pris la peine de faire un mea culpa. J’étais vraiment surpris, c’est une des premières fois que j’observe un tel retour sur une erreur. Beaucoup de médias ont fait de la pédagogie sur l’événement en déconstruisant le mécanisme de production de la fausse information. C’est quelque chose qui devrait se faire de façon beaucoup plus régulière. C’est un travail éditorial qui est de nature à retisser un lien de confiance avec le public. À un moment donné, ce qui caractérise un journaliste professionnel, c’est aussi sa capacité à ne pas simplement alimenter le flux de l’actualité mais à investiguer et à revenir sur ses erreurs. J’ai encore lu récemment un excellent article de Dominique Cardon, sociologue et professeur à Sciences Po Paris, sur le sujet des fake news et de la désinformation. Cet article, très bien documenté, revenait sur toute une série de résultats de recherche qui sortent en ce moment aux États- Unis et qui tendent à montrer que les analystes se sont trompés au sujet de l’élection de Trump. Cette idée qu’il a été élu grâce aux fake news diffusées de manière massive pendant la campagne présidentielle serait fausse. Les électeurs de Trump sont en réalité des utilisateurs très épi- sodiques des réseaux sociaux, peu connectés. En réalité, il n’y a pas eu d’effet de basculement de l’opinion publique. Mais à l’époque le rôle des fake news dans l’élection du président a été présenté comme une évidence !

J.H. : À mon sens, il faut vraiment veiller à ne pas développer d’interprétation manichéenne. Une information ne peut pas simplement être catégorisée en fonction de la malveillance de son auteur ou de son diffuseur, ni en fonction de sa correspondance aux faits. On ne doit pas perdre de vue que l’on parle d’une palette extrêmement large et complexe de rapports différents à ce que tout le monde voudrait considérer comme la vérité qui, évidemment, n’existe pas. Le critère de l’intention me paraît nécessaire mais doit, lui aussi, être examiné.

P.V. : Quand je parle d’intention, je parle d’intention stratégique. Cette intention n’est pas exclusivement d’ordre politique (influencer l’opinion publique). Elle peut aussi masquer des intérêts économiques, pour susciter du “clic”. Au niveau politique, c’est différent. Mais c’est vrai que ce qui est fallacieux dans la terminologie utilisée, c’est cette modélisation binaire où d’un côté on aurait le vrai et de l’autre le faux. Alors même que la réalité de l’information se trouve bien souvent entre les deux.

J.H. : D’autant plus que, depuis l’émergence du web social, il est clair que derrière la diffusion d’une information il y a au moins autant d’intentions que de relais. Au moment où je reçois une information sur mon fil Facebook, qui me l’envoie ? Qui est le relais ? Et pourquoi me l’envoie-t-on ? Comment peut-on alors dire qu’il y aurait une intention, soit bienveillante soit malveillante ? J’ajouterai qu’il ne faut pas exagérer l’impact d’une information. On sait qu’on est par- ticulièrement réceptif à partir du moment où une information confirme, renforce une opinion déjà forgée. Pour moi, c’est une vue de l’esprit d’accuser les fake news d’avoir bouleversé ou réorienté fondamentalement l’issue du scrutin américain. Le président Trump est surtout est gros producteur de caricatures et de simplifications outrancières quand il propose en 280 signes une certaine lecture du monde. Est-ce que ces discours simplistes changent radicalement l’avis que se faisait un électeur avant son élection ? Rien n’est moins sûr pour le moment.

P.V. : C’est vrai que se concentrer sur des symptômes nous détourne des vrais problèmes comme la montée des populismes, la polarisation des politiques, le manque de curiosité informationnelle de certains publics. Il y a aussi une forme de dérive dans le monde journalistique sur ces questions. Tous les sondages montrent que les journalistes ne sont plus crédités d’un capital confiance. En réaction, ils s’érigent en spécialistes de la lutte contre la désinformation. Or, et c’est ce que vient de démontrer Jeremy, c’est aussi une question de réception et ça, ce n’est pas l’affaire que des journalistes.

J.H. : À cet égard, le canular médiatique est pour moi un objet d’étude passionnant. Cas d’école : le Gorafi, média parodique se revendiquant pour tel, a annoncé que 89% des Français de sexe masculin pensaient que la “Clitoris” était un modèle de Toyota. L’information s’est finalement retrouvée sur le site du Corriere della Sera ! Certains sites parodiques peuvent justifier leurs pratiques en mettant en avant la pédagogie par la tromperie, soit l’idée que si vous prenez ce type d’information comme argent comptant et qu’ensuite vous êtes détrompé, vous ne referez plus cette erreur. Pour ma part, je ne crois pas du tout à cette vertu pédagogique du canular. Il semble plutôt que le contenu des médias parodiques relève du divertissement, faisant rire les personnes qui savent déjà que l’information est fausse. Quant aux autres, bien souvent, elles n’accepteront pas d’être détrompées.

P.V. : L’autre pédagogie qui ne fonctionne pas bien à mon sens, c’est celle qui consiste à faire produire à des apprenants de la fausse information, de la diffuser via leurs propres réseaux sociaux pour montrer comment elle se diffuse et comment on peut piéger facilement les gens. L’idée est de dire qu’à partir du moment où on a appris à fabriquer de la fausse information, on peut ensuite la repérer sans problème. C’est très dangereux comme pédagogie et c’est en outre creux et inefficace.

LQJ : Alors, comment combattre les fake news ? La participation citoyenne sur le sujet menée en 2018 en Belgique a montré une nette opposition à l’intervention des pouvoirs publics...

J.H. : Je suis opposé à la mise en place d’un cadre légal qui viserait à prévenir la production et la diffusion des fake news.

P.V. : J’ai eu l’occasion de suivre cette initiative de consultation lancée par le ministre Alexander De Croo [ndlr : homme politique belge membre de l’Open VLD]. La participation a cependant été très modeste. Il faut donc rester prudent quant aux résultats. Il faut considérer que c’était davantage une opération de communication politique. Rappelez-vous, à l’époque, le gouvernement Michel avait annoncé un million d’euros pour faire du fact checking et lutter contre la désinformation. Un an plus tard, il n’y a pas eu un euro débloqué. L’explication officielle repose sur la sortie de la N-VA du gouvernement et sur la disparition des budgets prévus initialement. C’est vraiment un domaine où il y a beaucoup d’effets d’annonce. Toutes ces législations visant la désinformation relèvent essentiellement de la communication. Des lois sont déjà en vigueur, en France et en Allemagne notamment, et elles démontrent leur totale inefficacité. Elles sont inapplicables. J’irai même plus loin : elles sont contre-productives. À quoi cela sert-il de légiférer à l’échelle d’un pays quand on parle de médias ? Il faudrait des législations mondiales. On met alors le doigt dans un engrenage. Où s’arrête-t-on ? On touche là à deux libertés fondamentales, la liberté d’opinion et la liberté d’expression. Ne tombons pas dans la facilité ! Or, pour un politique, la facilité, c’est de légiférer.

LQJ : Que préconisez-vous dans ce cas ?

J.H. : Il y a en tout cas une méthode à laquelle je ne crois pas, c’est la contestation sur le terrain des faits. Autrement dit, contre les preuves délirantes de quelque chose, on va produire d’autres preuves. Je crois que les fake news se comportent de la même façon qu’une maladie auto-immune, ou plutôt comme une immunodéficience. Elles vont se nourrir à chaque fois de ce qu’on veut leur opposer. Plus j’essaie de prouver qu’une infor- mation est fausse et plus je renforce sa crédibilité. Pour être honnête, je ne sais pas exactement sur quel terrain il faudrait lutter. Je crois qu’il faudrait revenir à une forme de conscience critique totale. Ceci nous permettrait de nous méfier ou de mettre à distance les boîtes à outils trop faciles. J’aurais tendance à me ranger derrière Jacques Gonnet, fondateur d’une certaine éducation aux médias française, quand il plaide pour une éducation politique et aux politiques. Il faudrait renouer avec ce projet des origines. Pour moi, cela veut dire qu’il faut cesser de considérer la lutte contre les fake news comme une recherche appliquée.

P.V. : Je suis tout à fait d’accord. Tous les enseignants confrontés à des théories du complot font chou blanc lorsqu’ils essaient de répliquer exclusivement par la rationalité. Il faut être très bien préparé pour contrer quelqu’un qui a vraiment travaillé un sujet. Et je ne parle pas là des platistes [ndlr : une communauté qui pense que la Terre est biplate, qu’elle a la forme d’une pièce de monnaie] ! Je parle de sujets beaucoup plus complexes plaçant l’enseignant face à des champions de l’argumentation et du doute permanent. Les médias qui relaient les théories du complot n’emploient pas les mêmes arguments. Ils jouent plutôt sur le relationnel, l’émotionnel. Il est alors plus intéressant au niveau de l’éducation aux médias d’essayer de déconstruire une théorie du complot, non pas dans les faits rationnels qu’ils exposent mais dans la manière dont l’utilisation des langages médiatiques va les pousser dans des formes d’adhésion quasi romantiques. Là on peut travailler. On n’est plus dans une simple logique argumentative mais dans la déconstruction. Ceci dit, il reste quand même un travail de fond en matière d’éducation aux médias d’information. Par exemple, distinguer les faits des interprétations et confronter les interprétations car elles ne se valent pas toutes. Mais il s’agit là d’un travail de longue haleine. Je m’oppose absolument à ceux qui prétendent former l’esprit critique de leur public en deux heures. Non, cela prend beaucoup de temps et cela mobilise beaucoup de disciplines.

J.H. : Et cela ne se finance pas par un petit subside.

P.V. : Non, en effet. En fait, il faut revenir aux fondamentaux. Analyser une vidéo complotiste, c’est d’abord analyser des images et du son dans sa narration avant même de s’intéresser aux arguments développés. Autre piste : n’oublions pas que le doute est au cœur de ces théories ducomplot.Il y a un doute légitime : «E tsi ? Et si ce que l’on vous raconte était erroné ? » C’est un réflexe finalement assez citoyen et légitime mais qui peut amener à des dérives de l’esprit critique.

J.H. : Je suis d’accord. Il s’agit d’un esprit critique simplifié qui s’exerce de façon binaire. C’est cela qu’il faut s’attacher à déconstruire. Il y a une différence entre la critique et le jugement binaire. Il n’y a pas d’un côté le bienveillant et, de l’autre, le malveillant, l’intègre et le malhonnête. L’information ne fonctionne pas comme ça.

LQJ : Est-ce que, d’une certaine manière, cet esprit critique simplifié ne serait pas une des facettes de la remise en cause de l’autorité dans nos sociétés ? Et est-ce qu’il n’y a pas ici une responsabilité de la part de ces mêmes autorités, de ces mêmes experts dans leur manière de communiquer une information en la présentant comme une vérité incontestable ?

J.H. : À titre personnel, je pense que c’est une très bonne chose que, expert compris, l’autorité puisse être remise en question. En revanche, il me semble qu’il faut revenir à certains fondamentaux du travail réflexif. Je regrette parfois que mes propres étudiants ne me poussent pas plus dans mes retranchements, ne questionnent pas davantage ce que je leur expose. Pas parce que je pense qu’il faudrait a priori contester ce que dit un professeur mais parce que j’estime que c’est très important pour eux qu’ils n’adhèrent pas systématiquement à mon discours pour la seule et unique raison que je suis un professeur.

P.V. : Cette question me fait penser aux personnes “anti-vaccins”. Remettre en cause la science et la médecine, c’est faire reculer la confiance que l’on peut avoir dans son médecin qui ne détient plus aujourd’hui la vérité absolue. On le voit au travers de sites tels que Doctissimo où l’on trouve tout et son contraire, et je ne parle même pas des forums de discussion en ligne. Nous en sommes peut-être à un stade où le citoyen bien formé grâce à la scolarité obligatoire se dit de plus en plus “et si ?” et “il n’y a pas de fumée sans feu”. Mais on peut aussi envisager le phénomène de manière posi- tive et constater que le public s’informe et questionne.

LQJ : Patrick Verniers, vous revenez d’une conférence sur un nouvel outil de “fact checking” mis en place par la RTBF, “Faky”. Qu’en pensez-vous ?

P.V. : Faky est un outil en plus, mais pourquoi pas ? Venant du service public, c’est plutôt une initiative intéressante, d’autant plus qu’il s’agit en réalité d’une plateforme, d’une base de données centralisant les outils de fact checking de la RTBF et des médias partenaires (Le Monde, France Info, France 24, TV5 Monde, Radio Canada, Hoax.net) ainsi que des logiciels d’analyse lexicologique ou syntaxique. Qui va utiliser ces outils ? Probablement des journalistes professionnels et des citoyens qui ont déjà un haut degré de curiosité et de capacité à recouper, à questionner, à vérifier. En revanche, quid du grand public ? Que faire en amont pour l’inciter à être proactif en matière d’information ? Que faire en aval pour suivre la façon dont les utilisateurs s’approprient ces outils ? Pour moi, il y a un chaînon manquant. La ministre des médias, Bénédicte Linard (Écolo), est d’ailleurs intervenue dans ce sens lors de cette conférence, affirmant que l’éducation aux médias était bien plus que du fact checking et de la lutte contre la désinformation.

J.H. : Je trouve intéressant qu’un média public et généraliste mette en place ce type de dispositif et montre qu’il est capable de se poser et de réfléchir. Il opère ainsi un chan- gement de temporalité par rapport au flux tendu et continu de l’information. Ce flux est une des conditions premières de la mésinformation et de la désinformation. C’est pour cela que je me réjouis de cette initiative de la RTBF. J’espère qu’à terme cela pourra affecter l’ensemble de la temporalité de la production et de la diffusion de l’information dans les médias généralistes. Il faut ralentir les choses même si je me rends bien compte que c’est utopique puisque l’accélération est liée à la valeur marchande de l’information.

P.V. : Je leur reconnais le mérite de lancer un nouvel outil et aussi d’être attentif à ce qu’il produit, de mettre en place des dispositifs d’évaluation. Mais il faudrait que des chercheurs soient, dès le départ, associés à ce type de démarche afin d’éviter de fonctionner en vase clos.

Ndlr : depuis cet entretien, l’application Faky a été rendue inaccessible temporairement afin de procéder à des modifications. Une nouvelle version est en cours de test.

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