LQJ-288

ULiège 288 i mai-août 2024 i Le Quinzième Jour Le Quinzième Jour Quadrimestriel de l’ULiège mai-août 2024 i 288 OMNI SCIENCES Les terrains de la criminologie Parcours Laurent Nguyen Dialogue Les élections européennes à la UNE Un océan d’incertitude

Photo de couverture France Damseaux

Presses Universitaires de Liège La rédaction Créées en 1999 avec la collaboration du Céfal, “Les Éditions de l’Université de Liège” se sont développées au fil du temps et des Recteurs successifs. D’emblée, l’ambition était de publier des travaux à caractère scientifique et culturel, des ouvrages qui reflètent les missions de l’Université. En 2011 intervient le premier changement de nom : les Éditions et les anciennes “PULg Philo Lettres” sont réunies sous le label “Presses Universitaires de Liège”, tout en restant deux entités distinctes. Les publications se multiplient : une trentaine par an, en moyenne. Nouvel épisode cette année : les deux structures éditoriales viennent d’opérer une fusion administrative – qui inclut en outre Les Presses agronomiques de Gembloux – afin de donner naissance à une entité unique : les “Presses Universitaires de Liège”, sous la direction de Geoffrey Grandjean. Ce regroupement a pour objectif de promouvoir une image plus claire de cette activité conçue comme un service à la communauté des chercheur·es. Plus visible, plus lisible, la maison d’édition a maintenant l’ambition d’attirer celles et ceux qui ne lui ont pas encore confié de manuscrit. Dans cette optique, et pour célébrer cette nouvelle étape de la vie des Presses, la rectrice Anne-Sophie Nyssen propose une intervention financière dans les coûts de réalisation de leur ouvrage. Une occasion à saisir. La rédaction * Les Presses Universitaires de Liège, https://pressesuniversitairesdeliege.be mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 3 l’édito

L’ÉDITO 3 Presses universitaires L’OPINION 6 Carte blanche à Patrick du Jardin À LA UNE 10 Le grand bleu OMNI SCIENCES 16 é conomie utile pour temps chauds 18 En deux mots 21 L’accès à la protection sociale 22 Psychologie clinique 23 Congrès Allas-Giseh 24 Chaire Francqui à Ralph Dekoninck 28 Carbone en stock 33 Criminologie, une discipline à facettes 48 L’oxygénation de la Terre 56 Sorties de presse ICI ET AILLEURS 25 30 ans pour le club Taco’Unif 58 100 objets racontent la Belgique 66 Gustave Rhul au-delà des maquettes Sommaire K. Das ULiège 288 i mai-août 2024 i Le Quinzième Jour J.-L. Wertz mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 4 sommaire

UNIVERS CITÉ 38 Le bouddhisme en Belgique 42 Élections mode d’emploi 50 Le don de corps LE PARCOURS 44 Laurent Nguyen, nouveau directeur scientifique du Giga L’INVITÉ 52 Olivier Hamant et la robustesse LE DIALOGUE 60 Geoffrey Grandjean et Olivier le Bussy à propos des élections européennes FUTUR ANTÉRIEUR 70 Rétrovision 74 Aurélien Barrau 75 Rêvons Liège 2030 78 Petites mythologies uliégeoises MICRO SCOPE 80 Aux couleurs de l’ULiège Le KROLL 83 Le don de corps mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 5 sommaire

Apprendre l’éthique Professeur de biologie et d’éthique de la bioingénierie à Gembloux Agro-Bio Tech, Patrick du Jardin, vice-président, de 2012 à 2015, du panel d’experts OGM de l’Autorité européenne de sécurité sanitaire des aliments, est le nouveau président du Comité éthique en commun des instituts français de recherche INRAE-Cirad-IfremerIRD. CARTE BLANCHE PATRICK DU JARDIN Gembloux Agro-Bio Tech mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 6 l’opinion

Former les étudiants consiste d’abord à leur conférer les compétences disciplinaires exigées par l’exercice de leurs futurs métiers. C’est sans doute la première exigence éthique que reconnaît la communauté universitaire, celle du professionnalisme, fondation du contrat entre enseignants et étudiants. L’exigence éthique prend ici la forme de devoirs (on la qualifiera de déontologique) : le médecin doit soigner et ne pas nuire, le statisticien faire parler les chiffres sans les faire mentir, l’ingénieur-architecte construire des maisons solides, le philosophe développer une pensée critique. Cette exigence éthique se voit complétée par celle d’intégration professionnelle à la société, qui convoque les compétences regroupées sous la désignation de soft skills. Il s’agit de compétences communicationnelles et relationnelles, mobilisées par les métiers dont elles devraient favoriser le déploiement social harmonieux. Nous avons là une deuxième exigence éthique, car la visée éthique est “visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes” selon Paul Ricoeur, appelant à cultiver une forme d’intelligence relationnelle. Mais les temps changent – c’est un euphémisme – et nos étudiants semblent nous aiguillonner pour que soit reconnu un troisième niveau de compétence éthique, celui du “sens” et de la “responsabilité”. Il s’agit d’admettre que l’exercice d’une profession ne peut se réduire à ses fonctions immédiates dans la société – soigner pour le médecin, construire un pont pour un ingénieur –, mais qu’il est temps d’interroger leur sens relativement à un projet de vie, individuel, social et aujourd’hui planétaire. Est-il éthique de contribuer, en ma qualité d’agronome, à une agriculture pourvoyeuse de matières premières à moindres coûts pour l’industrie, au détriment des exploitations familiales et des circuits courts de commercialisation ? Quelles compétences permettent de traiter avec clarté et méthode de telles questions ? Les a-t-on identifiées, y travaille-t-on dans nos cursus universitaires ? Ou préfère-t-on laisser à nos étudiants la responsabilité de tracer personnellement la démarche intellectuelle et éthique qui pourra les conduire à une vie professionnelle pleine de sens pour chacun d’entre eux, on dira “épanouie” ? Nous voilà confrontés au défi : comment conférer réflexivité et compétences éthiques aux apprenants, comment faire pour que les trajectoires d’apprentissage convergent avec la visée éthique d’une vie bonne, par et pour chacun de nos étudiants ? (BIO) INGÉNIEURS EN QUÊTE DE SENS En avril 2022, huit étudiants de l’École d’ingénieurs AgroParisTech ont tenu un discours très politique lors de la cérémonie de remise des diplômes. Se nommant “Les Agros qui bifurquent”, ils invitèrent leurs camarades à renoncer aux emplois dans l’agro-industrie, qui participent selon eux aux “ravages sociaux et écologiques en cours”. (…) À leurs yeux, “ces jobs sont destructeurs et les choisir, c’est nuire, en servant les intérêts de quelques-uns.”* Dans les écoles de bioingénieurs de Gembloux et des institutions sœurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles, les étudiants nous disent le même malaise. Une enquête publiée dans le magazine Tchak donne la parole à des étudiants bioingénieurs et conclut : “Ce que ces étudiants veulent, c’est renverser le modèle capitaliste technocentré. Ce qui les intéresse, ce sont les implications sociales et environnementales de leurs actes. Ce qu’ils exigent, c’est une formation en adéquation avec l’urgence des enjeux écologiques.” À Gembloux Agro-Bio Tech, cette crise de sens s’est notamment manifestée lorsque des représentants étudiants dans les instances délibératives facultaires ont saisi leurs professeurs sur la question des valeurs portées par des entreprises qui décernent annuellement des prix aux jeunes diplômés, ou encore sur la place laissée par les enseignements aux questions controversées, comme la capacité de l’agroécologie à nourrir l’humanité, le bien-être des animaux d’élevage ou la sécurité des cultures d’OGM. Il a semblé à notre Faculté que la réponse devait être recherchée du côté de la montée en compétence réflexive et éthique de nos étudiants. À savoir : une réflexivité qui s’autorise à arpenter le terrain des valeurs – disonsle, celui des questions morales – mais avec toutes les exigences de l’Université, l’exercice de la raison, la visée d’un savoir authentique et la quête du bien commun. La réflexion éthique se manifeste dans des codes de déontologie et des chartes éthiques, ainsi que dans les travaux de comités d’éthique. Ces lieux de l’éthique sontils visités par les apprentissages ? Dans les codes de déontologie, l’éthique s’exprime à travers des devoirs. La déontologie professionnelle peut avoir force de loi, mais d’autres textes normatifs sont moins contraignants, comme les chartes éthiques adoptées par diverses organisations, qui sont davantage des guides et des repères pour l’action. * Le discours “Appel à déserter, remise des diplômes Agro-Paris Tech 2022” est accessible sur YouTube. mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 7 l’opinion

Ces documents semblent peu présentés à nos étudiants – dans quel cours trouvent-ils une place ? –, bien qu’intéressants d’un double point de vue. D’abord, parce que les futurs diplômés peuvent y prendre connaissance de normes déontologiques (les devoirs) et axiologiques (les valeurs) ; elles devraient baliser leurs activités professionnelles. Ensuite, parce que ces normes livrent non seulement une éthique, mais aussi un ethos, c’està-dire une manière d’être, qui est aussi une façon d’être reconnu par la société. Le cas des ingénieurs montre d’ailleurs que différentes normes déontologiques peuvent exister selon les pays pour une même catégorie socio-professionnelle. Ainsi, au Canada, la province de Québec a institué un Ordre des ingénieurs et reconnaît force de loi à son code de déontologie. Partout ailleurs, dans les limites de nos connaissances, la régulation éthique des métiers d’ingénieur fait appel à des chartes éthiques (“codes of conducts”) librement adoptées par des associations nationales d’ingénieurs et fédérations de ces associations. Il y a un deuxième lieu de l’éthique : il s’agit des comités d’éthique. Ceux-ci adoptent des avis, destinés à instruire des processus législatifs, tel le Comité consultatif de bioéthique de Belgique qui peut être saisi par les autorités politiques, ou plus largement peut nourrir la réflexion éthique des professionnels concernés. Riches de leur rigueur argumentative, souvent modèles d’exigence sémantique, ses avis sont trop peu utilisés par nos enseignements. Quels sont les enseignants qui ont lu un avis de comité d’éthique avec leurs étudiants ? Le Plan stratégique de l’ULiège présenté par la rectrice Anne-Sophie Nyssen et son équipe inclut la “création d’un comité d’éthique par secteur”, dont il faut se réjouir. Il sera nécessaire de définir avec soin les modes de saisine et de mise en débat des avis et projets d’avis de ces comités au sein de la communauté universitaire, afin d’assurer la meilleure appropriation possible des questions éthiques par l’ensemble de ses membres. ENSEIGNER L’ÉTHIQUE Ayant consacré de longues années à l’évaluation des risques liés aux OGM dans l’environnement et l’alimentation, je sais avoir déçu des étudiants qui attendaient de moi des positions tranchées (“pour ou contre les OGM”), là où je cherchais à mettre de la nuance et invitais à une évaluation éthique personnelle aussi rigoureuse que l’analyse d’un plan expérimental par un physicien ! Les approches éthiques considérées jusqu’ici par cet article sont de type “top-down” : devant une question éthique, il est proposé de se référer aux fruits de la réflexion d’autorités normatives. Or, il est important de promouvoir auprès de nos étudiants une approche inverse (“bottom-up”), leur permettant de s’approprier les questions éthiques par un processus réflexif et délibératif. À commencer dans les apprentissages. À Gembloux, une première question a porté sur le niveau du cursus le plus opportun pour introduire l’analyse éthique. Deux options semblent s’opposer : “le plus tôt possible” afin de sensibiliser et d’outiller les étudiants dès l’entame de leur formation disciplinaire, ou, au contraire, “le plus tard possible”, afin d’ancrer la réflexion éthique dans un champ d’activités déjà bien arpenté et dans les questions concrètes soulevées par les pratiques disciplinaires. Ces deux options se complètent plus qu’elles ne s’opposent. Ainsi, cette année, un cours de “Philosophie et éthique du bioingénieur” a été introduit en deuxième année de bachelier bioingénieur. S’adressant à tous les étudiants, il ouvre à la réflexion éthique en abordant des thèmes variés avec des enseignants venant d’horizons divers : bioéthique avec Florence Caeymaex (philosophe), éthique environnementale avec Thibault de Meyer (philosophe), éthique animale avec Marc Vandenheede (vétérinaire), éthique du végétal avec Quentin Hiernaux (philosophe), éthique des biotechnologies vertes avec moi-même (agronome), éthique de l’entreprise à l’anthropocène avec Virginie Xhauflair (anthropologue et économiste), éthique et démocratie technique avec François Mélard (sociologue et épistémologue). Le tout encadré par des séances introductive et conclusive, déroulant le fil rouge de la réflexion éthique à travers l’ensemble du programme. Dans le cadre de la Chaire Francqui ULiège 2023, la Pr Christelle Didier, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Lille, a donné un cycle de cinq conférences. La dernière, “Moi (bio)ingénieur. Pour qui ? Pour quoi ?”, aura lieu le 16 mai de 13h15 à 15h15 dans l’auditoire de biologie végétale, avenue du Maréchal Juin, à 5030 Gembloux. La leçon inaugurale de la Pr Didier est disponible sur YouTube, via le site www.gembloux.uliege.be/chaire-francqui-2023 mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 8 l’opinion

Les leçons, de deux heures chacune, font place à des interactions stimulées et analysées en cours grâce à l’outil Wooclap. La présence au cours est massive, favorisée il est vrai par un système de notation qui la récompense, tout en encourageant un approfondissement par des épreuves facultatives, questionnaire en ligne et travail personnel que l’étudiant choisit de rendre – ou pas – et qui lui permet de hausser sa note vers les sommets ! Ce cours a été évalué au moyen d’un questionnaire soumis aux étudiants à la fin de la dernière séance (plus tard par Evalens), lequel a indiqué une excellente réception globale de cet enseignement et confirmé qu’il semble répondre à l’attente de la plupart des étudiants. Plus loin dans le cursus, l’analyse éthique peut porter sur des questions controversées soulevées par les pratiques professionnelles. La question de la dissémination volontaire des OGM dans l’environnement en fait partie. J’aborde cette question avec mes étudiants dans le cadre d’un cours collégial axé sur l’analyse des risques liés aux productions agronomiques, où j’aborde la biosécurité et l’éthique des agrobiotechnologies. Dans ce but, la “matrice éthique” de Ben Mepham est un outil particulièrement adapté à l’analyse méthodique des questions éthiques par des non-philosophes. Cet outil de délibération éthique identifie deux composantes de la réflexion : les parties prenantes et les valeurs en jeu. Les lignes de la matrice listent les parties prenantes, toutes entités morales humaines et non humaines concernées par le problème posé, et les colonnes identifient des valeurs reconnues comme centrales à plusieurs théories morales et éthiques. Les trois colonnes de la matrice proposées sont : le bien-être (wellbeing), retenu pour sa position centrale dans les théories utilitaristes (la maximisation des utilités), l’autonomie (autonomy, choice) pour sa valeur cardinale dans les théories déontologiques d’inspiration kantienne (une éthique des intentions morales, des fins en soi), l’équité (fairness) permettant d’étendre le regard aux théories contemporaines de la justice sociale (dont celles de John Rawls). Le groupe engagé dans la réflexion – conférence citoyenne, chercheurs en sciences sociales adossés à un projet technologique, ou des étudiants – a pour mission de remplir la matrice, c’est-à-dire d’expliquer comment chacune des valeurs énoncées est mise en jeu par l’action controversée pour chacune des parties prenantes. LA REPONS(H)ABILITÉ COMME POSTURE ÉTHIQUE Au-delà de la réflexion éthique, il y a une posture éthique, qui est une façon d’être. Dans notre société entraînée par les technologies sur des chemins parfois brumeux – qui voit ce que nous réserve l’IA ? –, il y a sans doute une responsabilité inédite. Le sociologue allemand Max Weber a distingué “éthique de conviction” et “éthique de responsabilité”. Là où la première justifie l’action par le consentement à des devoirs, la deuxième nous dicte de “répondre des conséquences prévisibles de nos actes”. Si la première nous commande de partir en guerre pour défendre la liberté contre la tyrannie, la deuxième nous enjoindra d’évaluer la valeur de la guerre à la lumière des dommages humains qu’elle provoquera. Max Weber écrit en 1919, à l’issue de la première guerre industrielle de l’époque contemporaine. Mais la responsabilité n’est pas qu’imputabilité ; elle peut aussi être comprise comme “capacité à répondre” au monde qui nous entoure. C’est alors rendre justice à l’étymologie du mot “responsabilité”, qui est en effet “habilité à répondre” (respons-ability en anglais). Répondre à quoi ? “Aux besoins d’un monde vulnérable” diront les philosophes féministes de l’éthique du care (du soin ou de la sollicitude), “aux choses, aux lieux, aux gens que nous rencontrons et qui nous touchent, nous saisissent ou nous émeuvent”, dira le sociologue et philosophe Hartmut Rosa, selon son idée de “résonance” qui est une forme de rapport au monde. Nous entrons alors dans une autre dimension de l’éthique, en tant que “façon d’être dans le monde”. Faisons le pari que l’Université peut y amener ses étudiants et ses enseignants, et l’ensemble de ses acteurs. * texte intégral de la carte blanche, avec notes et références, sur www.lqj.uliege.be Pour aller plus loin La conférence du 3 octobre 2023 du Pr Patrick du Jardin, à l’occasion de la séance de rentrée académique de Gembloux Agro-Bio Tech, sur le thème “Le temps de la responsabilité : quelle éthique pour le bioingénieur ?” est disponible sur YouTube. Christelle Didier, Éthique de l’ingénieur – Un champ émergent pour le développement professionnel. Techniques de l’Ingénieur, 2015 (disponible en ligne). mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 9 l’opinion

Le grand bleu Aïda Alvera-Azcárate 10 mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ à la une

East Dam Drone La Journée mondiale des océans célébrée le 8 juin nous rappelle que les océans sont source de vie et qu’il est impératif d’en prendre soin. De la surveillance par satellite aux observations de la faune marine, en passant par l’état d’oxygénation des grandes eaux, trois océanographes de l’ULiège se penchent sur leur santé. Avec inquiétude. Rencontres au pluriel. DOSSIER AUDE QUINET Nos activités, en tant qu’êtres humains, ont un impact sur les océans. L’eau, qui y est contenue, s’évapore dans l’atmosphère, revient sur terre sous forme de pluies, gonfle les rivières et les fleuves et s’en retourne d’où elle est venue. La protection des océans commence donc par celle de nos bassins hydrographiques. Inversement, la santé des océans influence la santé de la population marine et terrestre, et le système climatique mondial. La préserver est donc primordial. Car l’urgence est là. Les alertes climatiques et sanitaires clignotent au rouge. La pollution des océans, leur hausse de température et leur acidification augmentent, en silence mais avec des effets sur la santé et la viabilité planétaire. Le frein doit être enclenché avant que la limite irréversible ne soit atteinte. VOIR SOUS LES NUAGES Aïda Alvera Azcárate, chercheuse en océanographie physique au sein du groupe GeoHydrodynamics and Environment Research de l’ULiège, s’intéresse à la température et aux couleurs de l’océan, qui changent au cours du temps. Depuis 20 ans, elle travaille à partir des données fournies par les satellites qui tournent en orbite autour de la Terre. « Pour chaque kilomètre de la surface de l’océan, j’ai une mesure. Le point de vue satellite est une source d’information très importante pour l’étude de l’océan. On regarde tout ce qui est inhérent à la masse d’eau : la température, la salinité, la concentration en chlorophylle, la hauteur, et les variations dues au temps et à l’espace. » Les satellites offrent une vue globale sur la qualité de la masse d’eau. Dernièrement, la Nasa a lancé le satellite “Pace ” pour étudier les océans, l’air et le climat de la Terre. « Le satellite va regarder plus en détail la couleur de l’océan afin de déterminer les pigments de la surface et discerner ainsi les espèces de phytoplanctons qui s’y trouvent (et qui favorisent tel ou tel pigment), précise l’océanographe. De manière régulière, de nouvelles techniques, de nouveaux satellites sont mis en orbite. Ça avance, ça évolue. En Europe, la composante d’observation de la Terre du programme Space de l’Union Européenne (Copernicus) et l’ESA assurent aussi l’innovation en termes de nouvelles variables mesurées, pour mieux comprendre et mesurer l’océan. » Parfois, la présence de nuages (qui couvrent 70 % de la surface de la Terre) empêche la mesure de variables. « Avec notre groupe, nous avons développé des techniques statistiques pour estimer la mesure cachée par les nuages. Cette technique nous permet d’améliorer la qualité des mesures pour étudier la variabilité de l’océan. à cette fin, on regarde l’historique d’une variable, comment elle évolue avec le temps. Quand une partie est couverte par les nuages, cet historique nous permet de pallier l’information manquante. Cette technique d’interpolation de données manquantes (DINEOF) est utilisée par une grande communauté de chercheurs au niveau international. Il s’agit d’un software open-source que tout le monde peut télécharger et utiliser ». L’étude sur le long terme des pigments de chlorophylle dans la mer du Nord, par exemple, au cours des deux dernières décennies, montre des perturbations dans les saisons. « Nous avons observé les cycles printemps-étéautomne-hiver, explicite la chercheuse. Comme sur Terre, tout redevient plus vert dans l’océan au printemps, on note des pics de chlorophylle qui redescendent au cours de l’année », souligne la chercheuse qui poursuit « Le Aïda Alvera Azcárate Krishna Das Marilaure Grégoire mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 11 à la une

printemps arrive de plus en plus tôt, et l’hiver se réduit. Le bloom printanier dans la mer du Nord arrive maintenant environ un mois plus tôt qu’il y a vingt ans ». Plusieurs facteurs, comme la hausse de température, la clarté de la colonne d’eau, la quantité de nutriments présents dans l’eau, entre autres, sont à l’origine de ce changement. des maths pour étudier la quantité d’oxygène Comme sur le continent, « il y a de plus en plus de canicules marines, des périodes de chaleur extrêmes », dans toutes les mers du monde, en ce compris dans des régions froides comme l’océan Arctique, avec des conséquences visibles : une fuite d’espèces, une mortalité massive du corail et d’autres organismes marins… « L’écosystème habitué à des températures plus basses réagit mal à la chaleur. » La culture des moules, et son économie par exemple peuvent en souffrir. À l’été 2022, nous avons vécu, pendant plus de quatre mois, une canicule marine à la côte belge, avec des températures jusque 3 degrés plus chaudes que les normales de la saison. « C’est quelque chose qui nous préoccupe beaucoup, confie Aïda Alvera-Azcárate. L’océan est le thermostat du climat, il absorbe beaucoup de chaleur, qui peut être reconduite en profondeur avec la circulation marine, mais aussi retourner à l’atmosphère, avec des conséquences pour notre climat. » Ces événements extrêmes seront d’ailleurs au cœur du prochain colloque sur les océans organisés à l’ULiège. L’OXYGÉNATION DIMINUE Professeure en océanographie, Marilaure Grégoire travaille sur la modélisation des océans. « Mon mémoire de fin d’études essayait de représenter les océans à l’aide des mathématiques, explique-t-elle. Je me suis alors intéressée aux outils utilisés en physique pour représenter les cycles biogéochimiques (carbone, azote, phosphore, oxygène) et les vivants, ou encore à coupler les modèles de la physique avec des modèles de l’écosystème, dans le but de quantifier les processus océaniques et de les prédire. » D’autres avant elle avaient jeté les bases de cette méthode qu’elle a utilisée pour comprendre la mer Noire, objet de sa thèse. « Je ne plonge pas, je ne vais pas en labo, je fais tout sur ordinateur. » Fondé en 2015, le groupe de recherche “Modelling for Aquatic Systems” de l’ULiège qu’elle dirige compte aujourd’hui 15 chercheur·es inséré·es dans les programmes de l’Union européenne, dont “Copernicus” qui collecte et restitue des données actualisées de manière continue sur l’état de la Terre. Pour le volet marin, « ce sont des prévisions de la physique et de la biogéochimie des mers européennes et de l’océan mondial qui sont délivrées chaque jour. C’est comme un service météo, mais pour l’océan. » Les données des plateformes ARGO et des satellites sont intégrées dans les modèles prévisionnels. Des résultats qui servent aux prises de décision ? « Dans le cadre du développement d’une Terre digitale, la Commission a souhaité rassembler les différents aspects de Copernicus (terre, mer, atmosphère, etc.) en une seule plateforme pour permettre aux utilisateurs d’avoir de l’état de la Terre une vision globale, à haute résolution et en trois dimensions. » Outre la mer Noire, Marilaure Grégoire s’intéresse de plus en plus à “l’océan mondial”. Membre (et coprésidente pendant sept ans) du réseau international de l’Unesco “The Global Ocean Oxygen Network” (GO2NE), elle étudie la désoxygénation de l’océan. « En raison du changement climatique, les eaux deviennent plus chaudes, explique la professeure. Et, vu que l’océan se réchauffe, les couches d’eau sont de plus en plus stratifiées et se mélangent L’océan mondial Sur Terre, il n’existe qu’une seule étendue d’eau salée ininterrompue, encerclant les continents et les archipels, qu’on appelle “l’océan mondial ”, “l’océan planétaire” ou encore plus simplement “l’Océan”. L’océan mondial est l’immense corps d’eau qui recouvre 70,8 % de la surface de la Terre, soit 361 millions de km², pour un volume évalué à 1332 millions de km³, et une profondeur moyenne de 3800 mètres. Il est divisé en cinq grands bassins : l’océan Pacifique, l’océan Atlantique, l’océan Indien, l’océan Arctique et l’océan Austral. Chaque océan est à son tour découpé en mers, golfes, baies, détroits, etc. mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 12 à la une

moins. Résultat, les mécanismes qui entraînent l’oxygène de la surface vers l’océan profond diminuent en intensité. Ce qui génère une perte d’oxygène dans l’océan, mettant en danger la biodiversité et la biochimie, et une mortalité accrue des êtres vivants (crustacés, poissons, etc.). » Cette moindre oxygénation peut provoquer en outre l’émission de sulfide. « Les bactéries, privées d’oxygène, vont utiliser le sulfate et produire alors du sulfide toxique pour les êtres vivants. Celui-ci va remonter et se dégazer dans l’atmosphère. Parfois aussi, les bactéries vont utiliser du nitrate ou du CO2 risquant alors de former du protoxyde d’azote (N2O) et du méthane (CH4), qui sont des gaz à effet de serre. » En conclusion, « la désoxygénation a un lien avec l’émission de substances toxiques comme le sulfide ainsi qu’avec la production de gaz à effet de serre ». Comme si cela ne suffisait pas, les scientifiques remarquent une augmentation de l’eutrophisation des rivières, autrement dit « une aggravation de leur pollution, ajoute la chercheuse. Celles-ci vont propager les fertilisants (nitrate, phosphate) vers la zone côtière, qui vont créer des floraisons. Cette grande quantité de matière organique, parce qu’elle est plus lourde, va se retrouver sur le fond et pourrir. En se dégradant, les bactéries vont respirer et consommer de l’oxygène. Quand le système est bien ventilé, l’oxygène de l’atmosphère brasse les eaux de fond et renouvelle l’oxygène consommé. Mais, en raison du réchauffement climatique, la quantité d’oxygène qui passe de l’atmosphère vers l’océan diminue car sa solubilité dans l’eau se restreint, et la ventilation des eaux est réduite parce qu’elles sont plus stratifiées : une colonne d’eau très légère (puisque très chaude) se mélange peu avec la colonne d’eau du dessous, plus lourde (puisque froide). » La Pr Grégoire utilise ses modèles pour comprendre les mécanismes de désoxygénation et la biochimie de l’océan, et ainsi prédire « quand la désoxygénation sera critique ». Mais, d’une manière générale, « on voit que l’oxygène diminue de manière significative, avec une variation de l’habitat pour les espèces ». La désoxygénation des océans est donc le résultat de la conjugaison du réchauffement climatique, de la moindre solubilité de l’oxygène, du changement de la circulation des eaux et de la pollution des rivières. Les chercheur·es tirent la sonnette d’alarme, car ils et elles savent que la diminution d’oxygène a provoqué, dans un passé lointain, trois extinctions massives. Le réseau GO2NE, qui réunit des expert·es de tous continents, « compare les taux de variation d’oxygène actuels avec ceux du passé qui ont conduit à des extinctions de la biodiversité. On sait que, si on passe au-dessus d’un certain seuil, on va mettre en péril l’habitabilité sur Terre et l’équilibre de tout le système, tant climatique qu’humain ». LA FAUNE MARINE Krishna Das, biologiste et océanographe, maître de recherche FNRS et professeure associée à l’ULiège, étudie la problématique de la pollution marine. « Je ML. Grégoire Zones euthrophisées en Bretagne mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 13 à la une

m’intéresse à la présence de différents polluants dans les réseaux trophiques marins (ndlr : l’ensemble des relations alimentaires entre espèces au sein d’un écosystème), jusqu’aux prédateurs, en ce compris les mammifères, les poissons et les oiseaux. Comment ces animaux accumulent-ils les polluants, sous quelles conditions, et quels sont les facteurs qui influencent cette accumulation ? », expose la chercheuse qui vient de publier un article avec ses collègues de l’université fédérale de Rio de Janeiro au Brésil. « Une jeune chercheuse brésilienne a profité de son séjour à l’ULiège pour collecter et analyser une série de polluants (dont les PFAS, en collaboration avec l’UAntwerpen) dans les plumes de plusieurs espèces d’oiseaux collectées en Antarctique. En fonction des espèces identifiées et de leur régime alimentaire, du fait que certains oiseaux ont de plus longues migrations que d’autres, leur concentration en polluants peut énormément varier. » Krishna Das travaille notamment en mer du Nord, en collaboration avec l’université de Médecine vétérinaire d’Hanovre (TiHo, Allemagne) et la faculté de Médecine vétérinaire de l’ULiège. Elle s’intéresse à la présence et à l’accumulation de certains métaux, tels que le mercure, le nickel, le cobalt. Sans oublier les éléments issus des nouvelles technologies comme le lithium, par exemple, utilisé principalement pour les batteries. Une à deux fois par an, des captures de phoques sont organisées (et autorisées) en mer du Nord (TiHo). « Une dizaine de phoques sont ainsi capturés, pesés, mesurés et mes collègues allemands réalisent des prélèvements de sang, de salive, de poils. Le but premier est de surveiller leur état de santé car ce sont notamment des “réservoirs” pour certains virus. J’en profite ensuite pour récupérer des échantillons de sang et de poils avec lesquels je peux faire des analyses de polluants. J’utilise des marqueurs écologiques, trophiques (isotopes stables du carbone, azote, souffre) pour déterminer leur alimentation. En fonction de leur régime alimentaire, en effet, les valeurs vont différer. Je peux ainsi savoir si ces phoques se nourrissent près des côtes ou plutôt au large, et déterminer l’impact de leur nourriture sur la présence de polluants. » Les mêmes analyses sont réalisées sur les phoques de l’Arctique. « À cause de l’élévation de température de surface des océans, on observe une diminution de la superficie et de l’épaisseur de la glace sur laquelle vivent beaucoup d’animaux, ce qui a des impacts écologiques et toxicologiques visibles », souligne la chercheuse. En outre, le pergélisol – sol gelé en permanence – est en train de fondre. Or il contient « notamment du mercure naturel associé à la biomasse ainsi que du mercure relégué par les industries dans l’hémisphère Nord, amené par les courants atmosphériques. Dès lors, à cause du dérèglement climatique, nous craignons que le mercure capturé par ce sol gelé soit relargué et intègre les chaînes trophiques marines, avec des conséquences encore méconnues ». L’ARCTIQUE, UN PUITS DE MERCURE C. Swann mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 14 à la une

Des conséquences pour les humains ? « On sait que le thon et l’espadon contiennent du mercure, reprend Krishna Das. Avec, parfois, chez les plus grands individus, des concentrations qui dépassent les normes européennes. C’est pourquoi il n’est pas recommandé aux futures mamans de consommer régulièrement du thon. » Car le méthylmercure (sous sa forme organique) est un composé neurotoxique et immunotoxique, qui peut affecter le système nerveux, la coordination des mouvements et le système immunitaire. « En mer, les conséquences sont encore difficiles à observer. Mais on se doute qu’au au-delà d’un certain seuil, ces concentrations en mercure sont potentiellement toxiques. Discussion complexe à nuancer parce qu’il existe toutefois des antidotes naturels à ce métal : le sélénium également présent chez les poissons. » Dans son équipe, Thierry Jauniaux, professeur associé à l’ULiège, réalise les autopsies des animaux échoués sur les littoraux belges, français et hollandais, pour déterminer les causes de mortalité. « Je prélève une série de tissus : des poils, du lard, du foie, du muscle, des organes internes », explique celui qui a notamment réalisé l’autopsie de l’orque échoué sur le littoral belge avec des collègues de l’université de Gand. « L’analyse des échantillons a révélé la présence de mercure et de plomb, ainsi que celle de polluants organiques comme les pesticides. » Les orques sont gravement contaminés. Manifestement, ces grands prédateurs, situés au sommet du réseau trophique – ils consomment des poissons, des petits mammifères marins – souffrent « du phénomène de biomagnification, c’est-à-dire d’une grande concentration de polluants, résultat d’une pollution successive des organismes du bas vers le haut de la chaîne alimentaire. » Les océans sont sources de vie pour les humains. Il est urgent d’en tirer toutes les conséquences. « Plusieurs millions de personnes dépendent de l’océan pour leur alimentation et l’apport de protéines. Or, le climat se dérègle à une rapidité sans précédent. Tout est interconnecté, les vagues de chaleur, la désoxygénation de l’océan, la pollution marine… Il est donc urgent de mieux utiliser les ressources, d’augmenter le nombre de zones marines protégées de la pêche, de veiller à une réelle épuration des eaux en amont », conclut Krishna Das. Sans oublier jamais que pollution qui sévit en milieu marin a un effet boomerang sur la santé humaine. J.-L. Wertz Journée mondiale des océans Le samedi 8 juin L’Aquarium-Muséum de l’ULiège organise plusieurs festivités et animations ludiques à destination des petits et des grands. En collaboration avec l’UR Freshwater and Oceanic sciences Unit of research (Focus), la Maison de la science et l’Académie royale des sciences de Liège. * toutes les informations sur le site www.uliege.be/OceanDay K. Das Ocean Extrêmes Le 55e colloque international sur la dynamique des océans se penchera sur les événements extrêmes dans l’océan, leur impact dans notre société et leur évolution. En effet, les vagues de chaleur marines, les proliférations d’algues nuisibles et de méduses, les tempêtes extrêmes, voire les ouragans ont de graves conséquences sur les écosystèmes marins, les communautés côtières et les économies mondiales. Du 27 au 31 mai, place du 20-Août 7, 4000 Liège. * informations et programme complet sur https://www.ocean-colloquium.uliege.be mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 15 à la une

B. Bouckaert mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 16 omni sciences Nous avons tendance à penser que les économistes s’intéressent avant tout à l’argent : l’inflation, la croissance, les taux d’intérêt… Au point, parfois, d’en oublier les vies humaines derrière les chiffres. Sans doute parce qu’elle s’intéresse avant tout à la pauvreté et à ses mécanismes, l’économiste Esther Duflo, présidente de l’École d’économie de Paris, a, quant à elle, pris le parti des gens. Et dans un monde qui se réchauffe, la chercheuse s’est penchée sur la façon dont les sciences économiques pourraient être utiles aux populations qui souffrent. Rappelons-le, le réchauffement climatique est le fait de l’accumulation dans l’atmosphère de gaz à effet de serre (GES) émis par l’activité humaine. Et cette accumulation va non seulement provoquer une hausse des températures, mais également des événements climatiques extrêmes : sécheresses, inondations, feux de forêts… « Ce sont les citoyens les plus riches de la planète qui en sont responsables et qui devraient, en premier lieu, prendre conscience de l’urgence à modifier leur mode de vie », observe-t-elle. Historiquement, il est vrai, le réchauffement climatique est avant tout le fait du développement des pays occidentaux, depuis la révolution industrielle du XIXe siècle jusqu’à la croissance effrénée au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, réfutent certains, la Chine est à l’heure actuelle le plus gros émetteur de GES de la planète. Une logique que l’économiste conteste : « Une majorité des émissions chinoises de GES sont en réalité dues à ses exportations. La Chine est toujours l’atelier du monde, et une grande partie de sa production industrielle a pour cause les importations, et donc le mode de vie des pays occidentaux. » Une façon plus juste d’établir les responsabilités serait donc d’évaluer, via l’analyse des flux commerciaux et de la distribution des revenus, la part de chaque citoyen·ne dans ces émissions. D’après Esther Duflo, « ces chiffres peuvent être résumés par la règle des “10-50” : 10 % des personnes les plus riches du monde sont responsables de 50 % des émissions de GES, et inversement. Pire encore, 1 % des individus les plus riches sont à eux seuls responsables de 17 % des émissions ! » Des chiffres qui confirment également qu’il n’est pas juste de demander aux pays pauvres de “faire des efforts” dans la lutte contre le réchauffement. « Les gens en situation d’extrême pauvreté, ce qui correspond à un revenu inférieur à deux dollars par jour et par personne, n’ont qu’un impact limité sur le réchauffement, assène la chercheuse. Même en leur permettant à tous d’atteindre ce seuil de deux dollars, on estime que les émissions de GES grimperaient d’à peine 2 %. » UNE QUESTION DE GÉOGRAPHIE Esther Duflo estime donc qu’il est du devoir moral des pays riches de prendre en charge le coût financier de l’atténuation, mais également de l’adaptation au dérèglement climatique. Car en réalité, nous ne sommes pas Lauréate 2019 du prestigieux prix de la Banque de Suède en sciences économiques (l’équivalent du prix Nobel) pour ses travaux, la Pr Esther Duflo a reçu les insignes de docteure honoris causa de l’université de Liège. Le 18 mars dernier, elle a donné une conférence devant un parterre comble. ARTICLE THIBAULT GRANDJEAN Économie utile

tous égaux face à lui : la majorité de ses conséquences aura lieu dans les pays pauvres. « La première raison à cela est géographique : les pays pauvres se situent pour la plupart dans les régions chaudes du globe, autour des tropiques et de l’équateur, rappelle l’économiste. L’impact d’une augmentation des températures de 2 degrés n’a pas la même signification s’il fait initialement 20 ou 35 degrés ! Et des températures supérieures à 35 degrés sont difficilement compatibles avec la vie humaine. » En outre, « les pays riches sont plus à même de s’adapter, éclaire-t-elle. Ainsi, après l’épisode meurtrier de 2003, la France n’a plus connu de vague de mortalité liée à la chaleur. Et cela est dû à son niveau de richesse. Or, les pays pauvres n’ont pas les moyens de s’adapter : les systèmes de climatisation coûtent trop cher et bon nombre de métiers, dans l’agriculture ou le bâtiment par exemple, s’effectuent à l’extérieur. » Les économistes estiment qu’à l’horizon 2100, l’augmentation des températures sera responsable de 73 morts pour 100 000 habitants. « Cela peut paraître peu, mais cela correspond à environ 6 millions de morts par an, ce qui est supérieur à la mortalité due à la totalité des maladies infectieuses, telles que le paludisme ou le SIDA, rappelle-t-elle. Et ces décès supplémentaires auront lieu, pour leur immense majorité, dans les pays pauvres. » Il est donc urgent d’agir. Mais encore faut-il pour cela orienter les efforts dans la bonne direction. Car, d’après Esther Duflo, trop de décideurs se bercent d’illusions : « Beaucoup imaginent que la technologie sera la réponse à tous nos problèmes. On peut ainsi citer la recapture de carbone, ou la rénovation énergétique de nos logements, tant plébiscitée. Or, une étude menée dans le Michigan a montré que les effets de cette dernière étaient très largement surestimés. » Et pas question non plus, selon l’économiste, de s’en remettre aux entreprises, qui n’ont pas vraiment d’intérêt à décarboner leur production. Ni à l’aide extérieure déjà versée par les Occidentaux, très largement insuffisante. Alors, où trouver l’argent nécessaire ? Selon Esther Duflo, il faudra se tourner du côté des plus nantis. « Il est possible de mettre en place une taxation internationale progressive qui ciblerait à la fois les multinationales et les citoyens milliardaires, estime-t-elle. Cette taxe serait mécaniquement une “taxe carbone”, mais sans l’injustice sociale qui consiste à faire payer aussi les plus pauvres et qui a conduit au mouvement des “gilets jaunes” en France récemment. » Une telle surtaxe n’est pas hors de portée. « 137 pays se sont déjà mis d’accord pour un taux d’imposition minimum des multinationales de 15 %, rappelle-t-elle. Y ajouter quelques pourcents consacrés au climat permettrait de lever quelques centaines de milliards de dollars par an. De plus, selon un rapport de EU Tax Observatory repris par le Brésil dans le cadre de sa présidence du G20, une taxe de 2 % sur la fortune des 3000 personnes les plus riches du monde rapporterait environ 250 milliards par an. » Des mesures d’autant plus aisées à mettre en œuvre qu’elles bénéficient d’un large soutien populaire, tant aux EtatsUnis qu’en Europe. Que faire de l’argent récolté ainsi ? Alors que les fonds actuels versés par les pays riches sont gérés par la Banque mondiale, dont les pays pauvres se méfient, Esther Duflo estime que les outils nécessaires existent pour verser cet argent directement aux individus, via leurs comptes bancaires ou les applications de smartphones. « Cet argent doit avant tout servir à éradiquer la pauvreté extrême, pour laquelle nous disposons de programmes performants, indique-t-elle. Il faudrait donc faire parvenir l’aide financière aux personnes, aux femmes notamment, dès qu’une catastrophe se profile. Par anticipation dans l’idéal. Nos études montrent en effet que les populations touchées sont alors capables de mieux se préparer aux chocs à venir. » Et de citer des études qui montrent que les gens sont capables de changer leurs comportements de manière vertueuse. Reste à savoir si la volonté politique sera, elle, au rendez-vous. S. Seyen mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 17 omni sciences Revoir la conférence d’Esther Duflo sur www.news.uliege.be/ duflo-conference

Appel En collaboration avec le service d’oncologie médicale du CHU de Liège, une équipe du Giga Consciousness lance une nouvelle étude. L’objectif est de comprendre les liens entre les symptômes qui persistent après l’arrêt d’un traitement contre un cancer. Les patients font en effet part de grande fatigue, de douleurs, de troubles du sommeil, de détresse émotionnelle, etc. Les scientifiques recherchent des personnes ayant eu un cancer du sein ou digestif, ayant terminé leurs traitements principaux (chirurgie, chimiothérapie et radiothérapie) depuis maximum cinq ans, pour répondre à une courte enquête. Les données récoltées permettront, à terme, une meilleure prise en charge des difficultés consécutives au régime thérapeutique. * l’enquête en ligne est accessible via http://tinyurl.com/pnsc3 Ensemble À partir de l’analyse et de la comparaison à large échelle des gènes d’individus dans une population donnée, l’objectif du projet “Ensemble” mené par le CHU et l’université de Liège est d’évaluer, via un score, le risque de survenue de certaines maladies communes et complexes (cancer du sein, hypertension, asthme, obésité, etc.). En Wallonie, nous ne disposons pour l’instant que de peu de données en la matière, une lacune que le projet entend combler. À cette fin, durant un an, 10 000 patients suivis au CHU de Liège seront inclus sur une base volontaire dans l’étude. En espérant que ces nouveaux outils permettent de mieux orienter les politiques de dépistage, de prévention et d’éducation à la santé. * www.news.uliege.be/etude-medecine-preventive ou www.chuliege.be/ensemble En 2 mots Durable L’ULiège publie la troisième édition de son rapport annuel du développement durable qui présente les actions menées en matière de transition sociale et environnementale au cours de l’année académique 2022-2023. Le rapport rend compte, notamment, des projets soutenus par les Facultés, les administrations, le Green Office et de nombreux membres de la communauté universitaire. Il présente aussi le projet d’inscrire dans tous les programmes de bachelier dès l’année 2024-2025 un cours obligatoire, “durabilité et transition”, conçu pour développer un socle de connaissances transversales, et les résultats du premier appel à projets “développement durable” qui a permis de soutenir cinq lauréats. * le rapport est disponible sur www.durable.uliege.be/rapport-22-23 28 000 Comment se passent les premiers pas à l’Université ? La transition avec la rhéto, l’arrivée en passerelle ? Que faire si la dépression guette au cours des études ? Pourquoi s’engager dans un projet, au-delà de ses cours ? Quelle ambiance et quels clichés tenaces dans chaque Fac ? Comment vivre le tremplin vers le monde professionnel ? Le podcast filmé “28 000” (clin d’œil au nombre d’inscrits à l’ULiège) réunit pour chaque épisode trois étudiants et étudiantes qui échangent leurs expériences, anecdotes et souvenirs. Une conversation intime, touchante et drôle pour plonger dans la vie étudiante, la vraie. * à voir, à écouter sur www.podcasts.uliege.be/28000 E. Edilsoultanova mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 18 omni sciences

Parking vélo sécurisé Parce que les parkings de qualité sont indispensables au développement de l’usage du vélo vers et sur ses campus, l’ULiège construit pour sa communauté des parkings sécurisés. Grâce à un soutien financier du gouvernement wallon, de nouveaux dispositifs sur les sites d’Arlon, de Gembloux, de Liège et du Sart-Tilman viendront compléter les 600 emplacements déjà disponibles. L’installation est prévue durant l’été. * www.news.uliege.be/parkings-velos 17 mai À l’occasion de la Journée internationale de lutte contre l’homophobie, le Conseil Genre et égalité de l’ULiège organise une soirée avec Geneviève Damas, comédienne, metteuse en scène et autrice dramatique. Pour son dernier roman, Strange, qui aborde la question des transidentités, elle avait notamment collaboré avec la Pr Dominique Morsomme de la faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’éducation. “Rencontre avec Geneviève Damas : la transidentité entre réalité et fiction, au-delà du récit”, conférencedébat, le vendredi 17 mai à 18h, campus de Liège, rue de Pitteurs 20 (bât.L3), 4020 Liège. * www.news.uliege.be/17mai2024 Journée d’étude L’Institut de la décision publique organise une série de conférences ouvertes à la communauté universitaire. Le 17 mai prochain, il propose aussi une journée d’étude intitulée “Pour une autre organisation du pouvoir politique”. Avec la participation de Bernard Lahire (CNRS, École normale supérieure de Lyon), Julien Maquet (Trésor de la cathédrale), Béligh Nabli (UPEC-Paris XI) et Sixtine van Outryve (UCLouvain). Le vendredi 17 mai, en matinée, à la Cité Miroir, place Xavier Neujeau 22, 4000 Liège. * Geoffrey.Grandjean@uliege.be Terra Day Faire découvrir le site de Gembloux Agro-Bio Tech ainsi que les recherches qui y sont menées, tel est le but du “Terra Day” organisé le 22 mai. Les installations – et leurs équipements de pointe – seront accessibles à toutes et tous et un “rallye-concours” permettra de discuter avec des chercheurs dans leurs laboratoires. Une belle occasion d’apercevoir l’amplitude des recherches en agrobiologie et de partager, un moment, la passion des scientifiques. * www.terra.uliege.be Didactique L’unité de recherche “Didactifen” organise son quatrième colloque international à la fin du mois de mai. Intitulé “Supports didactiques, ressources pédagogiques. Formes, (in-)égalités, autorités et pratiques”, le colloque s’intéressera aux supports didactiques (manuels, fiches-outils, sites interactifs, applications, podcasts, MOOCs, syllabus, diaporamas, portefeuilles de lectures, recueils d’exercices, mallettes pédagogiques). Il interrogera le support dans ses relations multiples avec les finalités de l’enseignement, la programmation des contenus disciplinaires, les pratiques d’enseignement et d’évaluation dans un contexte historiquement et socialement situé. Les 23 et 24 mai, aux amphithéâtres de l’Europe, campus du Sart-Tilman, quartier Agora, 4000 Liège. * https://didactifen2024.sciencesconf.org/ Protein Quality Control Le Pr André Matagne du Centre d’ingénierie des protéines (UR InBios) en faculté des Sciences organise un cours international sur le contrôle de la qualité des échantillons de protéines afin d’améliorer la reproductibilité des données expérimentales. Si elles constituent un élément central dans de nombreux laboratoires de recherche, les protéines purifiées servent aussi d’outils efficaces dans le paysage thérapeutique et diagnostique et sont utilisées dans diverses industries pharmaceutiques. Garantir la fiabilité des données expérimentales par des contrôles rigoureux de la qualité des protéines est dès lors un enjeu majeur. Du 28 au 31 mai, sur le campus du Sart-Tilman, 4000 Liège. * www.cip.uliege.be/proteinqc2024 R. Hespel-ULiège mai-août 2024 i 288 i www.uliege.be/LQJ 19 omni sciences

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