Rendre le travail plus humain

Entretien avec François Pichault

Dans Omni Sciences
Entretien Fabrice Terlonge

Pour la formule, il se définit lui-même comme un sociologue défroqué. Et ce n’est pas parce que l’atypique villa Gathy, qui l’abrite au chausse-pied lui et ses collaborateurs, depuis 20 ans, à la lisière de l’une des aires boisées du domaine universitaire du Sart-Tilman, accueillerait un aréopage schismatique de l’Alma mater. Cela tient au fait qu’à la fin des années 1990, la carrière de François Pichault a opéré un virage déterminant lorsque celui qui était alors chercheur qualifié au FNRS décide d’apostasier les sciences sociales pour rejoindre la faculté d’Économie et de Gestion (aujourd’hui HEC Liège - École de gestion de l’Université de Liège), se laissant guider par son intérêt marqué pour le monde de l’entreprise. Ce faisant, il embrassait la sociologie pratique de l’expérience et laissait un peu tomber l’exégèse des pères fondateurs que sont Max Weber ou Émile Durkheim. Tout comme il délaissait la sociologie de l’art dont on le découragea en lui dépeignant un domaine sans avenir après un mémoire abordant la musique contemporaine de Stockhausen. Mais il accompagnait l’entrée des ressources humaines (RH) dans sa nouvelle Faculté qui, en concomitance avec ses homologues de Bruxelles et de Louvain-la-Neuve, devinrent une nouvelle discipline de la gestion.

Son business à lui, c’est le changement. Et les ressources humaines. Plus particulièrement, les partenariats inter-organisationnels, les nouvelles formes de travail et la gestion du changement. Docteur en sociologie de l’ULiège en 1988, il s’est fait passer pour un employé sur plusieurs lieux de travail pour élaborer sa thèse sur l’impact des nouvelles technologies dans le fonctionnement de grosses entreprises. En immersion. Avec, comme codirecteur, Michel Crozier, le pape de la sociologie des organisations. En 1986, ce grand amateur de théâtre – qui fit donc aussi montre de ses propres talents de comédien amateur en tant que thésard sur le terrain – crée le Laboratoire d’études sur les nouvelles technologies, l’innovation et le changement (Lentic) qu’il préside toujours. À l’époque, les travaux se sont d’abord orientés vers le secteur culturel qu’il affectionnait encore et dont font partie l’industrie du livre, la musique ou la presse... en pleine interrogation sur le changement de paradigme à la genèse du numérique. Si l’acronyme a été rebaptisé en 2013, “Laboratoire d’études sur les nouvelles formes de travail, l’innovation et le changement”, pour se départir du lien avec les TIC (puisqu’il est évident que l’on baigne maintenant dans ces technologies), cette sorte de PME est aujourd’hui l’un des plus gros laboratoires de recherche de sa Faculté et réunit 19 personnes. Toutes abritées dans la fameuse villa – presque familiale – du quartier Agora, ancienne demeure très bourgeoise du conservateur du domaine universitaire qui l’avait lui-même héritée d’un médecin. L’équipe est pluridisciplinaire et effectue des missions d’étude, de conseil et d’accompagnement dans des organisations de toute taille, du secteur marchand aussi bien que non marchand, en Belgique et sur la scène internationale. « J’engage avant tout des collaborateurs intéressés à la fois par la recherche de terrain et par le monde de l’entreprise », avoue celui qui avait tout de suite perçu les changements sociétaux qu’allait engendrer l’informatique balbutiante à la fin des années 1980. « Pour moi, l’essentiel est toujours d’observer comment les acteurs s’emparent des technologies, les utilisent, les détournent ou même trichent avec elles. »

Un exemple ? Lorsqu’apparaissent, à la préhistoire de la téléphonie mobile, des appareils pesant 400 grammes avec antenne et sans appareil photo, une fonction était prévue dans le but de pouvoir échanger des données techniques sous forme de brefs messages écrits en parallèle avec la conversation, mais aussi pour permettre aux personnes malentendantes de pouvoir communiquer. Beaucoup d’opérateurs étaient à l’époque convaincus que les consommateurs préféreraient naturellement les conversations téléphoniques, considérées comme le standard pour communiquer. Mais avec un prix à l’unité nettement moins élevé qu’un appel téléphonique, l’usage du sms se répandit jusqu’à devenir un marché à part entière. En déclin depuis 2017, les autrement nommés textos préfigurèrent l’essor des messageries instantanées pour smartphones telles que WhatsApp, Viber et Facebook Messenger.

Le Lentic réalise pour le moment, pour le compte d’un opérateur de télécommunications, une étude consacrée aux enjeux de l’intelligence artificielle sur les emplois et les compétences. Un exemple intéressant est celui du chatbox (la nouvelle génération de robots de conversation) capable d’interagir avec les clients qui se connectent au customer service de l’entreprise. Il apparaît que la clientèle a tendance à se détourner des opérateurs qui n’offrent plus la possibilité de dialoguer avec un opérateur humain. « Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont les gens s’approprient tout cela. Les technologies ne déterminent pas le social. Il y a des interactions permanentes entre le potentiel de la technologie, le script socio-organisationnel et puis les scripts écrits par les acteurs. À technologie égale, on a des usages sociaux différents », note notre interlocuteur, qui fait régulièrement sourire ses collègues par son usage chaotique de la machine à café du bureau... oubliant de temps en temps d’insérer une capsule.

LES BORNES DE LA RECHERCHE EN ENTREPRISE

Pour cette année académique 2018-2019, notre homme s’est vu attribuer une chaire Francqui par l’UCLouvain sur le thème du changement dans les organisations en contexte digital. Chaque année, la fondation éponyme alloue, comme on sait, un certain nombre de chaires destinées à inviter un professeur pour donner dix heures de cours considérées, tel un complément d’enseignement, dans une autre université belge que la sienne. Sa leçon inaugurale, dispensée au début du mois de décembre, portait sur le caractère incertain des prévisions relatives aux effets de la digitalisation. Après un passage en revue des principales controverses qui émergent de la littérature prospective sur la transformation digitale des organisations, il fut question de l’intérêt et de la pertinence d’une approche socio-matérielle explorant les interactions entre présuppo-sés organisationnels inscrits dans la technologie et les contextes d’usage de celle-ci, plaidant en faveur d’études longitudinales approfondies, de nature qualitative, en vue de mieux saisir les dynamiques spécifiques de changement. Il a ensuite été montré comment la recherche académique peut remplir, en la matière, un rôle d’utilité collective en mettant son expertise au service de l’accompagnement des transformations digitales et en observant de près les modes d’appropriation de la technologie (son leitmotiv, donc). « Il faut évidemment réunir un certain nombre de conditions pour qu’un accompagnement de ce type se déroule dans des conditions optimales. Les questions d’éthique ne sont pas les mêmes que pour un simple consultant. Nous n’acceptons pas, par exemple, d’accompagner un plan de restructuration. Il n’est pas question de perdre son âme », souligne-t-il, lui qui a engrangé plus de 30 ans d’expérience dans la recherche-intervention en partenariat avec les entreprises.

Sa deuxième leçon, le 17 janvier, avait trait aux nouvelles formes d’organisation du travail et d’emploi dans le monde digital : « Il faut bien distinguer les deux, insiste-t-il d’emblée. En matière d’emploi, on oppose habituellement le statut de salarié à celui d’indépendant. Mais avec la digitalisation, se développe une zone intermédiaire qui n’est plus ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. On l’observe notamment chez les journalistes, les artistes, les webdesigners, les coaches... naviguant entre des périodes de chômage, de contrats temporaires et de prestations d’indépendant. Une personne peut également être fonctionnaire la journée et chauffeur Uber le soir. » Pour ce qui est des nouvelles formes d’organisation du travail, on s’intéresse aux évolutions dans les manières de travailler à l’heure de la dématérialisation. « Certains espaces de travail sont désormais prévus sans bureaux attribués à des personnes définies, ce qu’on appelle le flex office. Le télétravail s’est également développé. On en parlait déjà en 1986 comme une pratique qui allait exploser alors que cela n’a véritablement décollé qu’en 2010. »

Si, eu égard à ses multiples occupations, François Pichault a un planning plus chargé et virevoltant que celui d’un pizzaiolo à l’heure du souper, il est aussi l’homme qui travaille partout puisque son bureau tient tout entier dans son PC portable. Et le flex office, il va pouvoir l’expérimenter concrètement dans la mesure où le Lentic, qu’il dirige, déménagera dans le futur nouveau bâtiment de HEC, rue Saint-Gilles, à l’emplacement de l’ancienne chapelle proche du cloître de l’ancien couvent du XVIIe siècle. Portés par ce délogement, des changements en matière de new way of working y prendront forme « avec des bureaux non attribués notamment. Mais pour moi, ça ne changera pas grand-chose puisque j’ai déjà tout dans mon ordinateur. Il reste que d’autres collègues se montrent plus rétifs car ils affirment qu’ils ont besoin d’avoir leurs bouquins à côté d’eux. »

NÉCESSAIRES AJUSTEMENTS

Forcément, au-delà des réticences, de réels inconvénients se font jour autour des mutations de l’univers du travail. Moult théoriciens caractérisent les nouvelles formes d’emploi par une responsabilisation accrue dans l’atteinte de résultats, associée à une plus grande autonomie pour la réalisation des objectifs. Il reste que le statut juridique des travailleurs responsabilisés à la tâche ou au projet ne résulte pas toujours de choix individuels. Il peut être imposé et conduire à une dépendance économique accrue. Ou bien mener à un alourdissement des responsabilités individuelles en matière de développement des compétences ou d’aménagements spatiotemporels. « Je connais une entreprise spécialisée en ressources humaines qui fonctionne majoritairement avec des salariés mais selon de nouvelles formes de travail. Bureaux partagés, deux jours de télétravail par semaine, fonctionnement par objectifs, suppression des pointeuses... Et voilà qu’ils se demandent s’ils ne sont pas allés trop vite en oubliant de former leur management pour cela. Il faut aussi s’interroger sur ce que l’on fait avec les syndicats, parfois dépassés par une base très désireuse de télétravailler, ou les managers intermédiaires qui stressent lorsqu’ils ne voient plus les gens et réagissent en faisant du surcontrôle problématique », illustre François Pichault en envisageant les excès possibles de la virtualisation. Il ne faudrait pas non plus se retrouver avec des collaborateurs complètement séparés de leurs collègues, ce qui sonnerait le glas de l’identité au travail. Faut-il gérer des entretiens d’évaluation problématiques en vidéo-conférence au lieu de le faire en présentiel ? Quid de l’indifférenciation entre vie privée et vie professionnelle ? Au-delà de la confiance et de la responsabilisation, le fait d’avoir tendance à être connecté en permanence, même le week-end, n’est évidemment pas bon. Les gens gagneraient à se déconnecter les jours de repos. Certaines entreprises testent d’ailleurs une déconnexion de leurs serveurs après 18h.

NAVIGATION EN ZONE GRISE

La flexibilité excessive sur le modèle du project-based work, reposant également sur le souhait de travailleurs désireux de s’écarter de la routine, est source de burn-outs ou d’autres pathologies. « En créant un sentiment d’insécurité permanente, on génère du stress, ce qui est mauvais pour la santé mentale mais aussi pour l’économie », relevait récemment l’économiste Étienne de Callataÿ, président de la Société royale d’économie politique de Belgique. sans compter la précarité, qui demeure problématique pour contracter un emprunt immobilier. Ou la question de la prise en charge de la formation continuée. Précarité, fragilité : le bilan est mitigé jusqu’à présent.

Il est alors intéressant d’observer les initiatives prises pour sécuriser ces évolutions, tels ces nouveaux intermédiaires calqués sur le modèle de la coopérative Smart, qui s’est développée en Belgique et permet d’offrir un statut proche de l’entrepreneur-salarié et d’accéder à la protection sociale. « Cela a longtemps été décrié par les syndicats qui dénoncent la banalisation de la précarité, par Federgon aussi, la fédération des prestataires de services RH, qui parle de concurrence déloyale, par l’Onem enfin, qui évoque le détournement de l’esprit de la loi par rapport à des dispositions réservées aux artistes maintenant étendues à d’autres secteurs d’activités, note le Pr Pichault. Mais ces nouveaux intermédiaires s’occupent de ceux qui n’étaient pas accompagnés jusqu’à présent dans cette zone grise entre statuts établis. Un travail de lobbying est également effectué pour que la protection sociale ne soit plus dépendante du statut et devienne une sorte de “sac à dos” transférable d’un statut à l’autre, contenant en permanence tous ses droits. »

Autre type d’initiative intéressante : le portage salarial (légal en France mais officieux en Belgique), consistant à loger son business dans une structure qui nous emploie. Ou encore le groupement d’employeurs. À l’instar de Job’Ardent qui, depuis 2000, met en pratique la loi belge permettant aux employeurs de se regrouper pour engager ensemble un collaborateur qu’ils se partagent selon un agenda fixé. Toutes ces initiatives s’inscrivent dans ce qu’il est convenu d’appeler la flexisécurité, mélange entre des dispositifs autorisant une plus grande flexibilité et de nouvelles formes de sécurité.
Des initiatives légales existent également en Angleterre, comme en Allemagne et en Italie, où un troisième statut a été créé entre ceux de salariés et d’indépendants. Cette “3e voie” offre l’accès à certains droits sociaux (congés annuels, maternité, maladie, etc.) à un niveau moindre que celui des “vrais” employés certes, mais meilleur que celui des indépendants. Le bilan en reste cependant mitigé, comme le montre une récente étude européenne que François Pichault a coordonnée avec une collègue de l’université de Milan : il apparaît principalement comme une catégorie fourre-tout, où les conditions se dégradent et vers laquelle certains employés sont poussés contre leur gré.

Suroccupé, François Pichault multiplie lui-même les casquettes. Professeur titulaire à l’ULiège, il a également été professeur affilié en gestion des ressources humaines à l’ESCP-Europe (Paris). Auteur de très nombreuses publications dans son domaine, il a de surcroît intégré, en octobre 2018, le comité de direction d’Entreprise et Personnel. Cette société de conseil et de prospective, dont le siège se trouve à Paris, est un réseau associatif d’entreprises au service de la professionnalisation de la fonction RH. En outre, depuis 2017, il est titulaire à HEC-Liège du Professorship “Towards new opportunities for organisations, people and employment intermediaries in a changing labour market” financé par Securex.

Il coordonne également un important programme de recherche EOS sur les carrières soutenables avec des collègues de la KUL et de l’université d’Anvers.

Ses collaborateurs liégeois l’ont donc associé à l’image de Rémy Bricka, un homme-orchestre français qui connut un certain succès dans les années 1970 et dont le plus grand tube s’intitulait La vie en couleur. D’ailleurs, avec ses chaussettes à losanges rose, rouge et mauve portées le jour de notre entretien, le sociologue François Pichault ne contredit pas la référence, qui sait aussi se montrer disponible et instiller de la bonne humeur pour rendre le travail plus humain.

TRAVAIL À DOMICILE

Un projet pilote en cours à l’ULiège
Le travail à domicile est plébiscité depuis quelques années car il peut offrir une solution pour améliorer la mobilité, la qualité de vie et l’efficacité du travail. La législation belge s’étant considérablement assouplie à cet égard, un groupe “RH” s’est constitué à l’ULiège dès 2017 pour envisager de proposer la formule aux membres de la communauté universitaire qui seraient intéressés.

La Pr Anne-Sophie Nyssen, vice-rectrice à l’Enseignement et au Bien-être, a décidé de finaliser la réflexion. avec le concours de l’administration des ressources humaines (ARH) et du service de management et d’accompagnement de la qualité, elle a lancé en mars un projet pilote sur base volontaire pendant une période de six mois. « Mon objectif est d’évaluer la demande des personnels et les conséquences du travail à distance pour le bien-être des personnes et la gestion des ressources humaines. » Plusieurs administrations, Facultés et laboratoires ont manifesté leur intérêt pour ce projet, ce qui constitue un échantillon significatif et suffisant pour le projet pilote.

Jusqu’au mois de septembre, l’expérience sera accompagnée d’un processus d’évaluation, comprenant notamment des entretiens avec les personnes ayant choisi la formule, pour récolter des informations sur une série de dimensions : satisfaction, organisation et efficacité du travail, dynamique d’équipe, difficultés rencontrées, bien-être, conciliation vie privée-vie professionnelle, améliorations à envisager.

Une étudiante de 2e master en psychologie sociale, du travail et des organisations recueillera et analysera ces données dans le cadre d’un mémoire. Ce travail permettra notamment aux autorités et à l’Institution de décider de la continuité éventuelle de la démarche sur une base plus concrète.

 

POUR TRAVAILLER PLUS LOIN

  • Calamel, L., Defélix, C. & Pichault, F. (2016), “Les pôles de compétitivité, des formes organisationnelles aptes à innover en gestion des ressources humaines ?”, Management International, vol.20, n°4, pp.146-157.
  • Pichault, F., Lorquet, N. & Orianne, J.F. (2018), “Vers la fin de la gestion des carrières ? La GRH face au rôle croissant des intermédiaires du marché du travail”, Relations industrielles/ Industrial Relations, vol.73, n°1, pp.11-38.
  • Pichault, F. & McKeown, T. (2019), “Autonomy at work in the gig economy: analysing work status, work content and working conditions of independent professionals”, New Technology, Work and Employment, 34(1), pp. 59-72.
  • Semanza, R. & Pichault, F. (ed.) (2019), “The Challenges of Self-Employment in Europe”. Status, Social Protection and Collective Representation. Cheltenham, Elgar Publishing.

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