Anna Heringer

Retour à la terre

Dans Le dialogue
Entretien Pierre Frankignoulle, avec la collaboration et la traduction de l'allemand du Pr Norbert Nelles - Photo BenjaminStaehli - Dessin Franck Hames

En février, l’architecte allemande Anna Heringer était invitée par l’axe “Haute qualité construite” de la faculté d’Architecture pour donner une conférence dans le cadre de la chaire Francqui et animer des ateliers avec les étudiants. Rencontre avec une personnalité dotée d’une belle force de conviction.

Anna Heringer a étudié l’architecture à l’université des Arts de Linz en Autriche où elle décroche son diplôme en 2004. En 1997 déjà, à 19 ans, elle s’était envolée au Bangladesh avec l’ONG Dipshikha qui assiste des communautés marginalisées dans l’éducation, l’agriculture et le développement de leur savoir-faire. C’est à cette occasion que prend racine son questionnement sur les potentialités des ressources locales en matière de construction. Comprendre comment une culture est vécue dans le quotidien, comment cela se traduit dans les faits et comment on peut bâtir avec des ressources locales, telles furent les leçons de cette première expérience qui conti- nuent à irriguer sa pensée et ses réalisations aujourd’hui.

Depuis cette première expérience, la question du lien entre ces deux passions, le développement et l’architecture, est restée très présente. La construction en terre constitue le lien et le fil rouge de sa carrière. En 2004, son projet de fin d’études terminé (“School : handmade in Bangladesh”), elle commence à travailler sur le projet d’une école à Rudrapur, dans le district de Dinajpur au nord du Bangladesh. Les fonds réunis, elle y applique ses idées, sa méthode. L’école artisanale METI, achevée en 2006, a vu le jour avec l’aide des habitants de la bourgade et les matériaux mis en œuvre étaient ceux utilisés traditionnellement : la terre et le bambou. « L’intérêt majeur de la terre, c’est évidemment la proximité de la ressource. » S’y ajoute encore l’avantage de la santé : il est sain (“gesund”) pour le climat intérieur, notamment en termes de régulation de l’hygrométrie, sain pour l’environnement et sain pour la collectivité dans la mesure où ce mode de construction intègre toutes les personnes, y compris femmes et enfants. Anna Heringer emploie à dessein le mot “gesund”, ce qui confère à la terre un caractère thérapeutique pour les trois aspects. Enfin, l’argent investi pour le nouvel édifice bénéficie également à la collectivité puisque les commerces de proximité, aussi, en profitent.

Architecture

L’architecture est un outil pour améliorer la vie. La vision et la motivation de mon travail sont d’explorer et d’utiliser l’architecture comme moyen de renforcer la confiance culturelle et individuelle, de soutenir les économies locales et de favoriser l’équilibre écologique. Je suis profondément intéressée par le développement durable de notre société et de notre environnement bâti. Pour moi, la durabilité est synonyme de beauté : un bâtiment harmonieux dans sa conception, sa structure, sa technique et son utilisation des matériaux, ainsi qu’en accord avec le lieu, l’environnement, l’utilisateur, le contexte socio-culturel. C’est pour moi ce qui définit sa valeur durable et esthétique.

Anna Heringer
 

TECHNIQUES ET ENVIRONNEMENT

« On le sait peu, continue-t-elle, mais le ciment est très polluant. Sa production, au niveau mondial, engendre plus d’émissions de CO2 que le transport (bateau et avion). Or son utilisation est exponentielle. La Chine a consommé en 12 ans autant de ciment que les États-Unis en un siècle ! Il faut penser à cela dans notre métier ; c’est la raison pour laquelle j’essaye de me passer du ciment pour privilégier la terre, laquelle, même si le bâtiment est abandonné à moyen terme, “retournera à la terre”. » Et de relever qu’un bureau d’architecture à Bruxelles, BC architecture, utilise également ce matériau très abondant qu’il récupère lors des terrassements dans la ville. Anna Heringer pense qu’il faut faire évoluer le regard économique et politique, notamment à l’égard des techniques de construction. « Il n’est pas normal que le béton soit moins cher que la terre, poursuit-elle. Son empreinte écologique est un désastre ! Il faudrait repenser la fiscalité en augmentant les taxes sur les produits émetteurs de CO2 et en diminuant celles sur le travail de manière à l’encourager. » Point positif, les étudiants actuels sont très sensibles à la qualité de l’environnement. « Je l’ai encore remarqué lors du workshop à la faculté d’Architecture, note-t-elle. C’est une bonne nouvelle ! Les générations futures d’architectes seront plus attentives à l’écologie... »

HeringerAnna-Portrait-FranckHamesEnseignante à l’université du Liechtenstein à Vaduz, elle collabore régulièrement avec Martin Rauch, pionnier de l’architecture en terre, reconnu internationalement. Cela donne lieu à d’étonnantes confrontations. « Je suis plutôt dans l’émotion et la matière, observe-t-elle, alors que lui est plus pragmatique. Les débats sont parfois vifs et longs, mais nous nous sommes retrouvés autour de la terre comme matériau de base, lequel permet à nos deux approches de se réconcilier. » À l’entrée d’un bâtiment à Harvard aux États-Unis, elle a construit un mur en terre... que les gens touchent en passant. « On a remarqué qu’ils se l’approprient, l’escaladent, s’y assoient... Imagine-t-on, en Europe, des personnes qui touchent les façades ? » Ce fut certes un projet à petite échelle, mais les vertus de sensibilisation et d’éducation au matériau ont été prouvées, une goutte d’eau dans l’océan. Comme « un petit point d’acupuncture », sourit-elle.

Et de se demander si cette technique de construction ne serait pas perçue comme une rivale dans le monde des entrepreneurs et des architectes... Elle remarque en effet qu’elle a remporté plusieurs prix – l’Aga Khan Award for architecture en 2007, le Bronze for Africa and Middle East, le Regional Holcim Awards Competition et le Global Award for sustainaible Architecture en 2011 –, mais que l’importation de ses acquis asiatiques pour les intégrer aux projets européens... n’intéresse guère, voire, pire, suscite des réactions négatives. « Pourtant, affirme-t-elle, même les partisans du ciment au Bangladesh ont fini par me rendre justice. » Loin d’être exclusivement réservé aux pays en voie de développement, le mode de construction en terre crue peut aussi fonctionner dans des entreprises de haute technologie. L’entreprise Omicron au Voralberg en Autriche, par exemple, a souhaité concevoir des locaux qui inspirent des formes de paix et de sérénité. Séduite par les réalisations d’Anna Heringer, l’entreprise a fait appel à elle. D’autres projets en Espagne et en Allemagne ne vont pas tarder à se concrétiser. son rêve pour demain ? Édifier un gratte-ciel à Manhattan afin de mettre à mal le cliché qui veut que les édifices en terre ont partie liée avec le monde rural. « Dans un contexte urbain, la densité implique une proximité avec les choses. Mais en ville, nous sommes confrontés à des façades en verre ou en acier qui non seulement n’offrent guère de confort, mais en outre ne suscitent aucune émotion, aucune sensibilité. Je suis certaine qu’opter pour la terre pourrait apporter un surcroît d’âme, un plus sensoriel, un peu plus d’humanité en quelque sorte, ce qui contrasterait avec les immeubles voisins et apporterait un sentiment de calme, de douceur. » Tout en garantissant la pérennité de l’édifice : l’ancienne ville de shibam au Yémen date du XVIe siècle et est encore considérée comme la “Manhattan du désert” avec ses immeubles-tours de cinq à huit étages.

Peut-on pour autant tout construire en terre ? « Non, répond-elle franchement. On ne peut construire ni centrale nucléaire, ni piscine... » Pour expliciter les règles de base de ce mode constructif, elle utilise une comparaison imagée : « Il faut de bonnes chaussures et un bon chapeau, ce qui signifie qu’il faut de bonnes fondations et une bonne toiture, qui déborde. L’humidité est probablement la pire ennemie du matériau, il faut y prendre garde. Pour éviter l’érosion, il faut en conséquence ralentir les écoulements d’eau en utilisant tous les dispositifs connus : ardoises, carreaux de céramique, bambous disposés en couches horizontales régulières constituent des aides efficaces. »

LIEN SOCIAL

Pour Anna Heringer, le processus est aussi important que le projet. À Rudrapur, les enfants ont été très impliqués dans la nouvelle école. « Nous n’avons exclu personne et chaque avis était pris au sérieux. Nous avons délégué aux enfants des travaux faciles à réaliser, des travaux légers, et cela leur a donné confiance en eux. Quand le bâtiment fut terminé, ils ont écrit leurs noms sur les murs. L’opération a permis non seulement de construire de nouvelles infrastructures mais encore de créer du lien social. En Europe, on décide de construire et on délègue aux experts. Notre seule participation, c’est la critique... », regrette Anna Heringer. Un constat qu’elle déplore car ce lien créé lors d’une construction existait aussi chez nous, dans un passé pas si lointain, lorsque le sens de la collectivité l’emportait encore. « Un dicton allemand dit que si tu veux diviser un peuple, tu leur jettes du blé. Si tu veux unir les gens, tu leur fais construire une tour. » C’est une autre de ses préoccupations : réaliser un projet fédérateur, avec un maximum de personnes et un minimum de ressources. L’expérience de la construction en terre de l’autel de la cathédrale de Worms illustre cette préoccupation : peu de matière, mais surtout la participation de la population, toutes générations confondues avec, pour conséquence, la construction d’un lien social fort. Anna Heringer est convaincue que nous avons vraiment des choses à réapprendre des pays du sud, précisément dans ce travail collectif.
son nom est encore associé aux bâtiments du Dipshikha Electrical skill Improvement à Birol, dans le Dinajpur, une école de formation profes- sionnelle pour électriciens achevée en 2008, au centre de formation pour la durabilité, construit à Marrakech en 2010. Elle a également eu l’honneur de participer à la Longquan International Bamboo Architecture Biennale organisée dans la province du Zhejiang, en Chine, laquelle réunit des architectes des quatre coins du globe et de renommée internationale afin de se livrer à un exercice de construction d’immeubles habitables dans un lieu chargé d’histoire et de culture (Longquan est un des plus grands centres de production de céramique en Chine). Elle y a déclaré, dans la droite ligne de ses différentes interventions : « Je suis convaincue que nous avons besoin d’aspirations fortes et positives qui nous poussent à nous lever, qui nous poussent à entreprendre. »

Anna Heringer est très active dans le monde universitaire où elle donne des conférences et des workshops. Elle a été professeur invitée dans les Technischen Universitäten de München et de Wien, à l’ETH Zürich, à l’université de Harvard... Elle suscite ainsi l’intérêt du monde culturel de l’architecture et de l’art : son travail a été présenté au MoMA à New York, à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, à la Biennale d’architecture de Venise en 2010, 2016 et 2018.

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