La spécialité du complexe

Un ragard sur la médecine générale

Dans Univers Cité
Dossier Julie Luong – Dessin J. Foliveli

Un patient ne peut être réduit à la somme de ses organes et de ses maladies. Après des années d’hyperspécialisation, la médecine générale est en passe de retrouver ses lettres de noblesse. Le modèle du praticien soliste laisse place à l’organisation en structures pluridisciplinaires de première ligne qui accroît l’attractivité de la profession et la qualité des soins.

Lorsqu’elle est arrivée sur les bancs de l’Université, le Dr Anne-Laure Lenoir avait une idée. « Je voulais être chirurgien orthopédiste. Jusqu’au jour où je suis entrée au bloc et où j’ai dit : plus jamais ! Il faisait noir, il faisait froid et je me suis aperçue que ce n’était pas ce que j’imaginais », explique celle qui partage aujourd’hui son temps entre sa charge de cours au département de médecine générale de l’ULiège et ses consultations au sein d’une maison médicale de la région namuroise. « Je faisais partie des étudiants qui pensaient que la médecine générale n’était pas très scientifique. Jusqu’à ce que j’arrive en stage : là, j’ai compris que c’était pour moi. »

Anne-Laure Lenoir, qui a consacré sa thèse à la question de l’attractivité de la profession de médecin généraliste, observe qu’au début de leurs études, 50 % des étudiants ignorent quelle spécialité ils souhaitent exercer. En master 1, la médecine générale arrive cependant en bonne place dans leurs préférences. « On dit toujours que la médecine générale est une spécialité rejetée, mais ce n’est pas du tout le cas. Elle arrive en réalité au deuxième rang des spécialités les plus régulièrement plébiscitées par les étudiants et à la neuvième position des spécialités rejetées. Si on la compare à la chirurgie, celle-ci arrive en troisième position des spécialités les plus fréquemment envisagées et c’est la première des rejetées. » Insuffisant pourtant, puisqu’on estime que 40% des étudiants doivent se tourner vers la médecine générale. « La plupart des jeunes commençant leurs études choisissent leur discipline en fonction de ce qu’ils connaissent, soit en référence aux séries télé, soit parce qu’ils y ont été confrontés dans leur vie personnelle. Ces représentations vont évoluer au fil de leur cursus et les personnes d’autorité vont avoir beaucoup de poids dans ce processus. Si on valorise tout le temps ce qui est pointu, technique, scientifique et qu’on ne leur dit pas qu’il est intéressant d’avoir un métier avec une plus-value sociale et relationnelle, un prisme négatif se met en place. »

UNE PROFESSION MÉCONNUE

MedecineGenerale-V « Le paradoxe, fait remarquer le Dr Jean-Luc Belche, chargé de cours à l’ULiège et généraliste dans une maison médicale du quartier Saint-Léonard, c’est que tout le monde a un “médecin généraliste”, mais que personne ne sait ce que c’est. » Le grand malentendu ? Penser que le médecin généraliste serait au fond un médecin “sans qualités”, moyen en tout et spécialiste de rien. Or, depuis 1999, la médecine générale est considérée comme une spécialité à part entière, qui suppose de réaliser un master complémentaire, au même titre que la gynécologie ou la psychiatrie. Depuis six ou sept ans, en Belgique francophone, cette spécialité est parallèlement entrée dans un processus d’académisation, avec l’apparition des premières thèses de médecine générale et la probable création à venir d’une chaire dédiée à cette spécialité.

« Le spécialiste est le spécialiste du compliqué ; le généraliste est le spécialiste du complexe », résume le Dr Jean-Luc Belche qui a consacré sa thèse à l’intégration des soins dans notre système. spécialiste du complexe car en position de proposer une approche globale du patient, en tenant compte de son profil psychosocial, et non en le considérant comme un agrégat de maladies disparates et de caractéristiques isolées. « Si on pense la différenciation sans l’intégration, on arrive à la fragmentation... » L’organisation de notre système de santé elle-même encourage cette fragmentation, en permettant à chacun de prendre rendez-vous chez n’importe quel spécialiste sans devoir s’adresser d’abord à la “première ligne” de soins, au contraire des systèmes hollandais et britannique où le généraliste fait office de gatekeeper. « Ici, il n’est pas rare que des patients qui ont mal à la poitrine prennent rendez-vous chez le cardiologue qui leur répond que la cause du problème n’est pas cardiaque ; du coup, ils prennent rendez-vous chez le pneumologue qui les rassure car “ce n’est pas pulmonaire”, et les voilà chez le gastro-entérologue, etc. », observe le Dr Anne-Laure Lenoir.

Or, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la sécurité du patient dépend aujourd’hui moins de la mise au point de nouvelles molécules que de l’amélioration des collaborations entre professionnels. sans cela, ce sont des informations qui se perdent, des examens que l’on fait deux fois, des traitements qui ne sont adaptés ni au mode de vie du patient ni à ses autres pathologies. Avec de lourdes conséquences, y compris en termes de coût pour la collectivité. « L’intégration des soins, c’est me considérer, en tant que soignant, comme le maillon d’une chaîne et non pas comme le soin en soi, explique le Dr Jean-Luc Belche. Quand je suis généraliste, je travaille pour que tout se passe au mieux avec le spécialiste, qui est là en support technique, logistique et scientifique. Ces pratiques de réseau existent déjà, mais se font souvent au petit bonheur la chance. Il devrait être possible de les formaliser davantage, de définir des itinéraires cliniques. »

FIN DU SACERDOCE

« En France et en Belgique, la médecine générale s’est construite de manière négative, par soustraction de toutes les spécialités. Or, la spécialisation est devenue une hyperspécialisation. Aujourd’hui, on n’est plus seulement pédiatre mais pédiatre endocrinologue », constate le Dr Anne- Laure Lenoir. Mais cette spécialisation et cette technicisation croissante – qui absorbent une grande partie des moyens financiers – entrent à présent en tension avec la prise de conscience, y compris au niveau politique, de la nécessité d’une approche plus globale et plus sociale du soin. « Soit on évolue vers le côté hyper technique, soit on en revient à une prise en charge plutôt communautaire, et on rend à la médecine générale ses lettres de noblesse », poursuit le Dr Anne-Laure Lenoir.

« Historiquement, les maisons médicales, qui sont apparues dans les années 1970, étaient un mouvement engagé politiquement, qui se confrontait à un monde médical plutôt libéral, pas vraiment du même bord politique, analyse le Dr Jean-Luc Belche. Mais aujourd’hui, ces notions d’accessibilité aux soins, de participation sont abordées de manière plus dépassionnée sur le plan politique. » Dans le même temps, le quotidien du généraliste n’est plus celui de ses aînés. « Le généraliste soliste, qui travaille seul de 7 à 20h, avec sa femme qui répond au téléphone, c’est de moins en moins la réalité, poursuit Jean-Luc Belche. Moi, par exemple, j’exerce à temps partiel dans une pratique de groupe pluridisciplinaire, au sein d’un centre avec un secrétariat, des assistants sociaux et des formations continues. Ces nouvelles modalités rendent la profession plus attractive pour ceux qui veulent aussi faire de la recherche et s’occuper de leur vie de famille. Nous ne sommes plus à l’époque où être généraliste était un engagement, presque une vocation. » Mieux formés que leurs prédécesseurs, se fiant moins à leur instinct qu’aux données de la littérature scientifique, les jeunes médecins sont aussi moins disposés au sacrifice. « On entend parfois des médecins plus âgés dire que les jeunes ne veulent plus travailler, mais ce n’est pas vrai, s’indigne le Dr Anne-Laure Lenoir. Ils accordent autant de valeur à leur travail mais ne veulent pas vivre comme leurs aînés. Ils refusent de se mettre sous pression, car ils savent que c’est la qualité de leurs soins qui en dépend. Le bien-être des médecins est devenu aujourd’hui un indicateur de la qualité des soins. Le code de déontologie stipule désormais que les médecins doivent maintenir un équilibre entre leurs activités professionnelles et leur vie privée. »

Les femmes, qui sont arrivées massivement dans la profession il y a quelques années, ont largement présidé à ces évolutions. « Les études montrent que chez les cadres, ce sont les femmes qui ont mis en place des dispositifs pour rentabiliser leur temps de travail, et que les hommes, ayant estimé que c’était efficace, ont suivi. C’est ce qui se passe aussi en médecine générale. On va arriver tôt le matin, prendre seulement une demi-heure de pause à midi, ne pas accomplir de tâches annexes pendant le travail, et on aura fini à 18h plutôt qu’à 22h... »

La pratique en cabinet pluridisciplinaire favorise elle aussi ce meilleur équilibre entre vie privée et professionnelle, en permettant au médecin de s’absenter, tout en sachant que ses patients sont entre de bonnes mains. Il est probable qu’à l’avenir, de plus en plus de généralistes se mettront à travailler en binôme, tout en déléguant une part des tâches – comme l’éducation thérapeutique, la prévention ou la promotion de la santé au niveau individuel ou collectif – au personnel infirmier. « Il y a une réelle plus-value à ce que les soins soient personnalisés, à ce qu’il y ait une continuité relationnelle, y compris en pratique de groupe, explique e Dr Jean-Luc Belche. Mais on sait aussi qu’en cas d’urgence, un infarctus par exemple, ce n’est pas la continuité relationnelle qui joue, mais la continuité informationnelle. Je peux donc laisser les dossiers à mon confrère sans risque pour le patient. En revanche, s’il s’agit de prendre une décision importante dans le traitement d’une maladie chronique, c’est mieux de voir son médecin habituel. Mais dans ce cas, ça peut attendre un jour ou deux... »

Dans sa volonté de recloisonner les espaces privé et professionnel, la médecine générale avance au fond à rebours de la perméabilité croissante observée dans la plupart des milieux, dans un contexte d’hyperconnexion et de marché de l’emploi ultraconcurrentiel. « Mon hypothèse, c’est qu’en tant que généralistes, nous sommes sans cesse confrontés à ce problème chez nos patients. À longueur de journée, nous leur conseillons d’éteindre leur smartphone ! La deuxième hypothèse est que nous avons vu chez nos prédécesseurs les conséquences de cette part dévorante de la vie profes- sionnelle sur leur vie privée », note le Dr Anne-Laure Lenoir.

L’IRREMPLAÇABLE SPÉCIALITÉ

Alors que certaines spécialités – telle la radiologie – sont aujourd’hui menacées de disparition à cause des avancées technologiques, la médecine générale est au contraire considérée comme un métier d’avenir, que soutiendraient ces mêmes avancées technologiques. « Le généraliste, c’est aussi le spécialiste de l’information et de la synthèse. Des logiciels informatiques permettent de partager cette information, notamment via les objets connectés. Grâce à la télédermatologie par exemple, qui permet d’envoyer des images au dermatologue, on peut discerner les patients qui ont besoin d’une consultation spécialisée ou non, et éviter ainsi les allers-retours entre les deux lignes de soins », se réjouit le Dr Jean-Luc Belche. Mais le généraliste est aussi celui qui ne pourra jamais être remplacé par la technologie, puisqu’il est précisément du côté du traitement de l’information, du relationnel et de la prise en compte des déterminants psycho-sociaux. « Un patient qui entre en phase de soins palliatifs, par exemple, ne sera pas pris en charge de la même manière selon qu’il a des revenus, un entourage, etc. » C’est pourquoi le champ des recherches dites pragmatiques connaît actuellement d’importants développements, malgré sa dépendance à des fonds essentiellement publics. « Ce champ de recherche consiste à voir quel est l’effet d’une prise en charge, d’un médicament, dans la vie réelle. Car ce n’est pas du tout la même chose de tester un médicament en laboratoire et dans la vraie vie. Rien ne sert de prescrire un médicament à quelqu’un qui ne va pas le prendre... »

La vraie vie ? Aujourd’hui, c’est d’abord le vieillissement de la population : en 2050, un quart de la population aura plus de 65 ans et 10%, plus de 80 ans. Cela signifie pour la profession, plus de maladies chroniques et plus de comorbidités, qui en appellent à la compétence du “spécialiste du complexe”. Mais on note aussi l’accroissement des inégalités sociales, dont on sait qu’elles constituent un déterminant majeur de la santé. « Les soins primaires donnent non seulement de meilleurs résultats en termes de santé mais permettent aussi de lutter contre les inégalités sociales. Il faut se souvenir que la Wallonie est l’une des régions les plus pauvres d’Europe. Et qu’en Belgique, un non-universitaire a près de dix ans d’espérance de vie en moins qu’un universitaire... D’où l’importance d’intégrer le médical et le social, le soin et l’aide », souligne encore le Dr Jean- Luc Belche.

Si le généraliste n’est plus un sacerdoce, il demeure un métier qui place l’humain au cœur de sa pratique, loin d’une vision strictement biomédicale du patient. Une “très spéciale” spécialité qui rappelle que la santé n’est pas l’absence de maladies mais bien, telle que le veut la définition de l’OMs, “un état de complet bien-être physique, mental et social”.

INFOrMatIONS Sur LES étudES * www.programmes.uliege.be/info/master/ medecine-180

UN REGARD DE GÉNÉRALISTE

Guy Delrée est président de la Fédération des associations de généralistes de la Région wallonne (FAGW).

LQJ : Le médecin généraliste est appelé à (re)trouver une place centrale dans le système de soins. De quel œil voyez-vous cette évolution ?

G.D. : Je pense qu’il faut insister sur le fait que le généraliste n’est pas seulement un chef d’orchestre, qui récupère tous les documents et les centralise. Nous avons aussi un vrai rôle scientifique de mise au point, de traitement, de prise en charge réelle des patients. L’idée du patient au centre, c’est aussi très bien. Mais moi, j’ai d’abord fait des études de médecine, pas de coordination.

LQJ : La menace existe qu’on vous cantonne à ce rôle ?

G.D. : Beaucoup de spécialistes font malheureusement une part de notre boulot. Nous envoyons parfois un patient chez un spécialiste pour un second avis... et ce spécialiste donne rendez-vous à ce patient tous les mois. Cela n’a pas de sens. Mais attention, le généraliste a aussi ses torts. De manière générale, il doit se montrer plus enclin à prendre en charge certaines choses plutôt que de les déléguer. D’autre part, le généraliste doit adapter sa formation. Par exemple, le diabète, qui est aujourd’hui considéré comme une épidémie, revient dans le giron de la maladie générale, d’autant plus qu’il y a peu de diabétologues. Or, les généralistes n’ont pas assez pris l’habitude de manier les insulines, par exemple. Il faut se former.

LQJ : Certaines zones du pays manquent de médecins généralistes. Quelles pourraient être les pistes de solu- tion pour y remédier ?

G.D. : Je pense que la suppression du numerus clausus n’est pas une solution. Cela entraînera une pléthore qui amè- nera des dérives en termes de surprescription d’examens médicaux et de certificats. Quand il y a une concurrence trop féroce, les médecins pratiquent la politique du “patient content”, qui consiste à ne jamais dire non. En revanche, je pense que les universités ont un rôle à jouer pour améliorer le système de répartition. Il serait intéressant qu’elles puissent encourager – sans l’imposer – les jeunes médecins de réaliser une partie de leur assistanat dans une zone rurale. si l’on veut que les jeunes généralistes s’y installent, il faut d’abord faire tomber les a priori : l’idée qu’on n’y a pas accès à la techno- logie, qu’on ne peut pas travailler en cabinet pluridisciplinaire, qu’on est loin de tout, y compris sur le plan privé... Quand ils se retrouvent sur le terrain, beaucoup de jeunes s’aperçoivent que la vie à la campagne a aussi ses avantages !

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