Les Bénédictins

Décryptage d'une règle du VIe siècle

Dans Univers Cité
Henri Deleersnijder - Photo J.-L. Wertz

Le Quinzième Jour : Qui était ce Benoît à qui l’on doit la Règle à l’origine de la tradition monastique occidentale ?

Marie-Élisabeth Henneau : Benoît de Nursie, originaire d’Ombrie, est traditionnellement considéré comme l’auteur de la Règle qui porte son nom, rédigée vers 530-550 au Mont-Cassin, au sud de Rome dans le Latium. Mais on sait peu de choses sur lui (on a même douté de son existence) : c’est le pape Grégoire le Grand, qui a raconté sa vie, dans le second livre de ses Dialogues (VIe siècle), un texte hagiographique à considérer néanmoins avec prudence. La Règle a été composée pour organiser la vie d’un groupe d’hommes, retirés du monde sous la direction d’un personnage charismatique dont les réflexions ont donné lieu à la rédaction d’un texte, connu sous l’intitulé de “Règle de saint Benoît”, toujours utilisé de nos jours par les héritiers et héritières de cette tradition monastique.

LQJ : Une volonté de réformer un christianisme à peine né ?

M.-É.H. : On dit de Benoît qu’il a eu l’idée de rassembler ses disciples à l’école du Christ sous une règle de vie commune en vue de les amener à vivre autrement leur engagement chrétien. Son projet s’inscrivait en effet dans la perspective de l’accomplissement, à la lettre, des Évangiles. D’après eux, Jésus de Nazareth avait notamment eu l’intention de revisiter les attaches familiales traditionnelles et de fonder une nouvelle famille, composée de ses apôtres et disciples. On retrouve ce projet chez Benoît : fonder une communauté de frères sur laquelle il va veiller comme un père, d’où les termes “abbé” ou “abbesse”– en référence au mot araméen abba (papa) – qui suppose une relation affectueuse non dénuée d’autorité. En effet, la Règle impose que moines et moniales promettent une obéissance sans faille à leur abbé ou à leur abbesse. Ils s’engagent en outre à demeurer toute leur vie dans leur communauté (stabilité) pour y travailler à la conversion de leurs mœurs. À l’obligation d’y conserver la chasteté s’ajoute celle de se dépouiller de toute propriété individuelle puisque tout y est mis en commun.

LQJ : Et du père abbé, qu’exige-t-on ?

M.-É.H. : Énormément de qualités. Il y a dans la Règle quantité de chapitres qui ont trait à sa gouvernance. Son autorité y est affirmée mais elle a des limites : l’abbé ne doit rien enseigner, établir ou ordonner qui soit contraire aux lois de l’Évangile. Il est élu – en principe, à vie – par les moines de chœur qu’il réunit régulièrement en chapitre pour commenter la Règle et prendre avec eux les décisions relatives à la communauté. Bref il est le chef d’une communauté mais il doit la consulter régulièrement.

LQJ : Existe-t-il le même modèle chez les bénédictines ?

M.-É.H. : Oui, car ce modèle s’est révélé facilement transposable. Toutes les formules de la Règle de saint Benoît peuvent être mises au féminin. La tradition veut d’ailleurs que Scholastique, la sœur de Benoît, soit devenue l’une des premières bénédictines. Soit dit en passant, l’éditeur aurait pu ajouter “et les bénédictines” dans le titre, d’autant qu’elles sont aujourd’hui majoritaires dans l’ordre de saint Benoît et qu’elles ont été très présentes dans son histoire. Mais leur vie va très vite être soumise à une discipline bien plus sévère, du fait de l’attitude que l’Église va adopter à l’égard des femmes. Ainsi, il faut bien constater que la clôture est, pour les religieuses, bien plus restrictive que pour leurs homologues masculins. Dans mon commentaire du chapitre 51 de la Règle (“Des frères qui s’en vont à peu de distance [pour] faire une course et qui espèrent rentrer le jour même au monastère”), je rappelle que, dès 787, le deuxième concile de Nicée inaugure une période plus rigoureuse en introduisant une nette distinction entre moines et moniales, envers lesquelles il se montre plus exigeant. Avec le décret de Gratien (vers 1140), qui établit fermement la distinction entre clercs et laïcs, le sort des moniales va progressivement se distinguer de celui de leurs frères. Cette évolution ira de pair avec le développement d’un discours propagé – à certaines exceptions près – par tous les clercs élevés dans l’idée que “la femme”, naturellement fragile et portée au péché depuis la Création, constitue un danger pour les hommes, pour elle-même et pour ses semblables. Un frein est donc porté à la mobilité des religieuses : le XIIIe siècle ne fera que renforcer cette tendance. Une étape majeure est franchie avec la décrétale Periculoso (1298) de Boniface VIII, qui prescrit à toutes les moniales présentes et à venir des règles nou- velles et rigoureuses en la matière, afin de les préserver du péché de luxure auquel elles ne pourraient manquer de succomber en fréquentant le monde. On voit combien les femmes ont été diabolisées à l’époque.

LQJ : Y avait-il des prêtres dans les monastères ?

M.-É.H. : Rappelons qu’être moine n’implique pas d’être prêtre. La vocation des moines était – et est toujours – de prier et de travailler ensemble (Ora et labora). La célébration des offices (psaumes, prières, chants et lectures) et la lecture de la Bible (lectio divina) occupaient – et occupent toujours – un bon tiers de leur temps quotidien. Le dimanche, les moines, comme les moniales, se rendaient à la messe dans l’église la plus proche ou invitaient un prêtre à l’intérieur de leurs murs pour la célébrer. Pour éviter cette intrusion ou ces déplacements, certains moines vont progressivement se dévouer pour recevoir la prêtrise, laquelle, surtout à la suite de la réforme grégorienne du XIIe siècle, commencera à être considérée comme le sommet de la vie chrétienne. Un must, en quelque sorte !

LQJ : Mais quid des établissements féminins ? Puisque les femmes sont exclues du sacerdoce.

M.-É.H. : Elles se voient contraintes, contraire- ment à leurs frères qui peuvent s’auto-suffire, de continuer à faire appel à des “extérieurs” pour l’administration des sacrements, la prédication et la direction spirituelle. Les difficultés surviennent lorsque les clercs, au nom de leur sacerdoce, prétendent empiéter sur la juridiction spirituelle que la Règle attribue aux abbesses, au même titre qu’à leurs homologues masculins. Une situation qui a conduit des abbesses à fer- railler avec des confesseurs ou des directeurs spirituels qui cherchaient à les supplanter dans les cœurs de leurs filles ou à empiéter sur leur autorité.

LQJ : Cet ordre, avec ses structures rigides, n’a-t-il pas constitué un État dans l’État ?

M.-É.H. : D’aucuns l’ont craint, d’où les efforts de certains souverains pour limiter leur influence en s’immisçant dans leur mode de gouvernance. Et aussi une Église dans l’Église... D’où la volonté du concile de Trente (1545-1563), notamment, de surveiller davantage ces ordres anciens en s’appuyant sur l’autorité des évêques. Ce qui a donné lieu à pas mal d’affrontements, avec les cisterciens notamment – branche réformée des bénédictins – jaloux de leurs privilèges d’exemption (de l’autorité épiscopale).

LQJ : Ce mouvement monastique a-t-il eu une influence économique en Europe ?

M.-É.H. : Considérable ! Au Moyen Âge, les moines ont été ainsi à l’origine de la constitution de domaines gigantesques. Les cisterciens, par exemple, sont demeurés célèbres pour s’être lancés au cours du XIIe siècle dans des défrichages et des aménagements de territoires à la base d’un réel bouleversement économique, faisant preuve d’une grande ingéniosité pour mettre en valeur des terres laissées incultes par d’autres. Il suffit de penser aux systèmes hydrauliques très performants, à l’implantation
des granges céréalières, aux exploitations viticoles (les grands crus bourguignons notamment), ou, plus récemment, à la production de bières (les trappistes par exemple). Et j’ajouterais l’influence tout aussi importante des bénédictin·e·s dans les domaines artistique, culturel et intellectuel. Ainsi, dans ma discipline, l’histoire, nous sommes encore bien redevables envers dom Jean Mabillon, père de la critique historique.

LQJ : Au-delà des cisterciens, la Règle de saint Benoît donnera-t-elle naissance à d’autres ordres ?

M.-É.H. : Au-delà des réformes successives de l’ordre, qui donneront notamment naissance à celui de Cluny, puis de Cîteaux, il va y avoir, par la suite, démultiplication de congrégations d’inspiration bénédictine : bénédictins de Saint- Maur ou de Saint-Vanne, bénédictines du Saint-Sacrement, bénédictines du Calvaire ou bénédictines de la Paix Notre-Dame (présentes à Liège depuis 1627 !). Preuve de ce que la Règle de saint Benoît a été un tronc, aux solides racines, qui n’a cessé jusqu’à ce jour de donner naissance à des surgeons, y compris féminins, quoi qu’en dise le titre de l’ouvrage !

Les Bénédictins, sous la direction de Daniel-Odon Hurel, coll. Bouquins, Robert Laffont, Paris, janvier 2020.

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