Réduire les inégalités

Ce n’est pas une utopie

Dans Univers Cité
ENTRETIEN PATRICIA JANSSENS – PHOTOS JEAN-LOUIS WERTZ

Secrétaire générale du Réseau wallon de la lutte contre la pauvreté, docteur honoris causa de l’université de Liège, Christine Mahy était l’invitée de la Maison des sciences de l’homme le 10 octobre dernier. L’occasion d’une rencontre avec une dame qui ne mâche pas ses mots.

Le Quinzième Jour : La pauvreté ? C’est un terme que l’on entend assez peu…

Christine Mahy : C’est vrai. Le terme est un peu nié, rejeté, banni. Sans doute parce que sa signification est peu valorisante. Parler de pauvreté, c’est un peu nous plonger dans la crise de 1929, cela paraît inapproprié, incongru dans notre société de consommation, presque embarrassant et, dès lors, on utilise des mots comme “précarité”, “fragilité”, plus légers de prime abord. Et pourtant la pauvreté – au sens de manquer d’un peu de tout, d’être privé de tout – existe ! Il ne s’agit d’ailleurs pas uniquement d’une absence de revenus, mais d’un problème plus global aux multiples facettes, qui inclut une privation matérielle, un manque de formation, de loisirs, des difficultés à se déplacer, à participer à la vie sociale, etc.

LQJ : Quelle est la situation aujourd’hui ?

Ch.M. : La situation est grave. Des études de l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique montrent que plus d’un quart de la population belge (26,6% exactement) est exposée à un risque d’exclusion sociale. Et qu’un ménage sur cinq en Wallonie – 21%, soit plus de 2 millions de personnes – a des revenus inférieurs ou à peine égaux au seuil de pauvreté (1085 euros par mois pour une personne isolée, 2279 euros pour un ménage de deux adultes et deux enfants). 8% des Wallons sont dans la misère. Un phénomène qui touche aussi, et de plein fouet, les enfants. Selon l’Observatoire de la pauvreté, c’est encore pire dans la capitale : un tiers de la population bruxelloise vit sous le seuil de pauvreté. Si on élargit le point de vue en suivant l’institut Eurostat, près d’un quart de la population européenne est menacée de pauvreté. Cela concerne tout de même 113 millions de personnes…

Objectivement, les conditions de vie sont très rudes. On assiste à une vraie violence envers les plus démunis que l’on ne veut pas voir et qui, surtout, ne doivent pas déranger. Certains auteurs parlent maintenant de “pauvrophobie”. L’opinion publique est de plus en plus acquise au discours libéral ambiant et à son cortège de clichés : “si on veut, on peut”, “pour trouver un job, il suffit de traverser la rue”, etc. La réalité est que personne ne veut être pauvre. La réalité, c’est que de plus en plus de ménages sont démunis, de plus en plus de familles sont “sur le fil”, sans épargne ; au moindre coup dur, elles basculent. Même des familles dont les deux parents travaillent disposent de revenus trop faibles pour faire face aux besoins élémentaires et ont recours à l’aide alimentaire. Notre monde ne tourne plus rond. En ce début de XXIe siècle, on parle d’appauvrissement, de “pauvreté durable”, des termes qui témoignent d’un véritable processus qui conduit à l’exclusion. Si on ne naît pas pauvre, on peut hélas le devenir parce que la société ne protège plus suffisamment les citoyens.

Pauvreté

L’élimination de la pauvreté n’est pas un acte de charité mais une question de justice

António Guterres, actuel Secrétaire général de l’ONU
 

LQJ : La Sécurité sociale ne constitue-t-elle pas un filet de sécurité ?

Ch.M. : Dans une certaine mesure, oui. Mais elle est vacillante. Depuis plusieurs années, on assiste à un “détricotage” des droits fondamentaux. Une population grandissante n’y a plus accès – droits à un logement correct, droits à l’éducation, à une vie de famille, etc. – faute de revenus suffisants. En outre, les gens méconnaissent leurs droits; certains ne savent même plus qu’ils en ont. Ils adoptent un comportement de frilosité, de “non-demande”, une sorte d’autocensure permanente. Le chômage auparavant était un droit lorsque l’on perdait son emploi. Maintenant, il va falloir le mériter. Le revenu d’intégration du CPAS ? Il est de plus en plus conditionné. Avant, notre système social veillait à ce que les individus ne soient jamais sans ressources. À l’heure actuelle, la garantie de disposer d’un minimum vital n’est plus assurée et, de surcroît, on reproche aux gens de “profiter” de leurs droits. On traque les fraudeurs, on croise les fichiers informatiques, on sanctionne, on exclut des gens de l’aide sociale. La fraude sociale est pourchassée bien davantage que la fraude fiscale, par exemple.

LQJ : Quel est ce processus d’appauvrissement que vous décrivez ?

Ch.M. : Les accidents, cela arrive dans la vie : lors d’une faillite d’entreprise, les travailleurs inscrits à l’Onem subissent quand même une perte de revenus ; ils doivent s’endetter parfois, perdent confiance en eux-mêmes, sont stressés, tombent malades… Parallèlement à ces diminutions de revenus, les biens de première nécessité deviennent inaccessibles : l’eau, l’énergie deviennent trop chères. La santé, l’école, l’alimentation, le logement… Tout devient problématique et il faut de plus en plus souvent renoncer aux dépenses pour l’un ou l’autre secteur. 32% des personnes pauvres ont dû postposer des soins de santé ou des soins dentaires. Les prix flambent pour tout le monde, mais de manière plus dramatique pour ceux qui sont dans le besoin, même s’ils consomment avec parcimonie. L’état de survie devient habituel, quotidien et, malheureusement, pérenne pour un grand nombre de nos concitoyens. La pauvreté durable s’installe, ce qui conduit à l’estompement de la norme, à l’usure face à la situation, au repli sur soi, au renoncement… Il n’y a plus d’espace pour le rêve, pour le jeu, pour la détente. L’égalité des citoyens sur le sol wallon est véritablement compromise.

Même le respect de la vie privée n’a plus cours. C’est pourtant un droit fondamental. Lorsqu’un individu demande une aide financière, c’est la porte ouverte à l’intrusion dans sa sphère intime : on contrôle ses revenus mais aussi ses dépenses ! Et que dire du fameux statut de “cohabitants” ? Deux personnes isolées avec un revenu d’intégration sociale doivent cacher qu’ils vivent ensemble au risque de perdre l’un de ces revenus. Et une mère seule, allocataire isolée, doit conseiller à son fils de 18 ans de se déclarer autonome, sinon elle devient “cohabitante” et donc sanctionnée… Toute la solidarité familiale est punie !

LQJ : Que pensez-vous des réalisations telles que les Restos du coeur, par exemple ?

Ch.M. : Les Restos du coeur, les épiceries sociales, la banque alimentaire, etc. sont des initiatives intéressantes parce qu’elles répondent à une urgence, mais elles finissent par créer un circuit parallèle auquel un nombre grandissant de personnes a recours. Obliger les grandes surfaces à distribuer leurs invendus plutôt qu’à les jeter, c’est bien. Inscrire cette disposition dans la loi, cela participe à la création d’un réseau parallèle, d’une “filière pour pauvres” qui conduira, in fine, à instituer des structures pour pauvres avec des emplois subventionnés, sorte d’officialisation d’un ghetto tenu à distance de notre société.

LQJ : Que devraient faire les pouvoirs publics ?

MahyChristine-pt-JLW Ch.M. : Les politiques publiques restent le levier principal de la lutte contre la pauvreté, car la précarité est aussi le résultat de l’organisation sociale. Or aujourd’hui, on a tendance à aménager la “gestion de la pauvreté” plutôt qu’à s’attaquer au phénomène. Et pourtant les constats, les causes des problèmes sont patents. Prenons le travail, première source de revenus pour le plus grand nombre : on l’a déstructuré.

On demande de plus en plus de flexibilité aux travailleurs, on propose des contrats d’intérimaires ou des temps partiels (notamment aux femmes) : c’est une façon de créer l’incertitude financière, la non-possibilité de construire un avenir.

Et le logement ? On sait que 43% des locataires ont des problèmes financiers; or les loyers ne cessent d’augmenter. En région wallonne, la fondation roi Baudouin a révélé que près de 40 000 ménages sont en attente d’un logement social… Avoir un toit, un espace privé, est un minimum vital. C’est d’ailleurs le credo de “Housing first” à Liège, par exemple, qui a l’ambition de réinsérer les sans-abris en les accompagnant pas à pas, et d’abord en leur assurant un logis décent. Mais il faudrait agir avant que les gens ne soient à la rue, car le risque est grand qu’ils y restent et soient alors en décalage complet avec la société. Même si bon nombre d’initiatives privées judicieuses pallient les lacunes du public, il me semble que les réponses apportées à la mendicité sont mauvaises. Pourquoi les abris de nuit sont-ils uniquement accessibles en hiver ? Certains sont morts, en plein été, de déshydratation.

Il faut aussi reprendre la main face aux risques de privatisations abusives. Si un client ne paie pas sa facture d’électricité, on lui installe un compteur à budget. C’est une sanction directe qui non seulement ne règle rien, mais qui en plus n’a pas été prise par un juge de paix. De la même manière, si une personne est contrôlée dans le train et qu’elle n’a pas acheté de ticket, elle fait l’objet d’un recouvrement de dette émanant directement de la SNCB, à nouveau sans intervention du juge. Et savez-vous que certaines écoles font appel à des sociétés de recouvrement lorsque des parents peinent à payer la cantine scolaire ?

Sur tous ces points, les autorités peuvent s’impliquer et faire des choix dans le respect de chacun et du bien commun. Il faut d’ailleurs souligner, par exemple, les progrès réalisés dans le domaine de l’accès aux soins de santé : l’assurance-maladie obligatoire est devenue un droit universel. C’est une action politique très positive, même si le non-remboursement de plusieurs médicaments ou de certaines prestations conduisent encore certains patients à différer les soins.

LQJ : Et que fait votre Réseau wallon ?

Ch.M. : Comme son nom l’indique, le réseau combat la pauvreté. Nous intervenons dans les associations, les écoles, les quartiers, pour expliquer qu’une région ne peut grandir que si tous ses habitants participent à son développement.

Par ailleurs, le réseau, qui connaît la réalité du terrain, interpelle les femmes et hommes politiques pour les informer, pour modifier leur représentation du phénomène d’exclusion sociale. À titre d’exemple, nous avons rencontré, avec des personnes en situation de pauvreté, Benoît Lutgen, président du CDH, et Paul Magnette, bourgmestre de Charleroi. L’objectif était de finaliser une stratégie nouvelle contre la précarisation croissante et nous avons réussi, ensemble, à élaborer un “Plan wallon de lutte contre la pauvreté” au printemps 2018. C’est un premier pas positif. Le réseau défend aussi les personnes démunies contre l’État fédéral. Il s’est notamment opposé à la volonté du gouvernement de faire payer les avocats pro deo ou d’instaurer un “service communautaire” imposé aux bénéficiaires du CPAS. Deux actions couronnées de succès. Hélas, ce n’est pas toujours le cas. Et je suis impressionnée par le nombre de recours en justice qui témoignent, à l’évidence, d’une rupture de dialogue entre les gouvernants et les associations.

LQJ : L’Université a-t-elle un rôle à jouer à cet égard ?

Ch.M. : L’Université doit s’intéresser au problème parce que la question devient centrale dans nos sociétés. Réduire les inégalités, ce n’est pas une utopie ! Tous les professeurs devraient en avoir conscience et la “matière” devrait être transversale. Chaque étudiant devrait se demander : “Que pourrais-je faire pour réduire les inégalités dans mon métier ?” Il faut sensibiliser le public universitaire à ces questions, favoriser une compréhension historico-sociologique de la situation car elle n’est pas inéluctable.

POUR ALLER PLUS LOIN

Réseau wallon de la lutte contre la pauvreté

Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps)

Petite encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté, Le Forum - Bruxelles contre les inégalités, Luc Pire éditions, septembre 2018

Mélanie Joseph, Christophe Blanckaert et Thibault Morel, “Être pauvre en Belgique au XXIe siècle”, dans Politique, n°105, 2018

Podcast de la conférence de Christine Mahy, le 10 octobre, à l’initiative de la MSH

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