Dans Univers Cité
Dossier Henri Dupuis

« Je suis revenu ! », s’exclame le loup dans un conte pour enfants. Et notre carnivore de se préparer par des exercices de musculation tout en salivant sur ses futures proies : le Petit Chaperon rouge, les trois petits cochons, le petit Pierre… Il part en chasse… et ne rencontre personne. Il finit par retrouver ses vieilles connaissances en train de partager un repas – végétarien – chez le lapin. Et tous d’affirmer en coeur qu’ils n’ont plus peur de lui mais qu’il est le bienvenu à leur repas… s’il leur raconte des histoires de loup. Un conte pour enfants qui sert d’entrée en matière à de très sérieux débats universitaires ? Pourquoi pas ? Tant il résume bien le propos : notre regard sur le loup a changé depuis le XIXe siècle et il va sans doute devoir s’adapter à de nouvelles circonstances de vie.

« Nous avons organisé ce colloque, explique Dorothée Denayer, biologiste et docteur en sciences et gestion de l’environnement (Arlon campus environnement), parce qu’il existait une fenêtre temporelle assez unique : pouvoir débattre de l’arrivée du loup avant que des problèmes ne surviennent! » Disparu de nos contrées depuis la fin du XIXe siècle, le loup est en effet officiellement de retour depuis cette année (lire l’article p.33). Il est donc temps de nous y préparer pour tenter d’éviter ce qui s’est passé en France où la présence du loup est vécue d’abord comme une source de problèmes. Une situation qui s’explique sans doute en partie par le silence officiel qui a entouré sa réapparition dans le Mercantour voici une vingtaine d’années. « Trop souvent, poursuit Dorothée Denayer, les débats sur les questions d’environnement interviennent en aval des problèmes et non en amont. C’est pourquoi nous avons voulu discuter dès maintenant des situations potentiellement conflictuelles auxquelles le loup va confronter différents acteurs. » Anne-Laure Geboes, doctorante au sein de l’unité de recherche en biologie de l’évolution et de la conservation de l’ULiège mais aussi créatrice du “Groupe de Travail Loup” au sein de l’ASBL Natagora, et coorganisatrice du colloque, souligne d’ailleurs que « le retour du loup a, pour l’instant, surtout impacté le niveau social ».

UNE AUTRE CONCEPTION DE LA GESTION DE LA NATURE

Fait intéressant, le loup pose donc la question plus large de la gestion de la faune en général. Nous sommes à une période charnière : la loi de protection de la nature date de 1973 et la gestion pratiquée dans les années 1980 et 1990 arrive doucement à son terme ; on le voit avec les problèmes posés par le castor, le blaireau ou le sanglier par exemple. Ouvrir le dossier “loup” est l’occasion de débattre de la gestion de la nature.

« Une forme de consensus s’est établie dans la gestion des forêts entre les chasseurs, les exploitants et l’administration, souligne Anne-Laure Geboes. Le loup arrive un peu comme un chien dans un jeu de quilles. C’est un prédateur qui peut indifféremment s’en prendre à une espèce protégée, à du gibier, à des troupeaux. Il peut donc nous enlever, à nous les humains, une partie de notre contrôle sur la nature. Mais il peut aussi contribuer à maintenir un équilibre à la place de l’homme, être un régulateur naturel. » Pour Dorothée Denayer, « notre gestion de la nature ne doit donc plus être envisagée comme une anticipation parfaite de la situation, mais plutôt comme une préparation collective à des situations imprévisibles ».

RÉACTIONS CONTRASTÉES

L’aspect collectif de notre réaction est en effet essentiel, tant les acteurs concernés sont divers, du grand public – certains craignent le “grand méchant loup” mais d’autres, nombreux, sont prêts à envahir les forêts dans l’espoir de le rencontrer – aux chasseurs. Même si ces derniers ne sont pas unanimes, ils ne sont, officiellement, pas opposés au retour du loup. Ils coopèrent avec les autorités mais ils vivent cette réapparition d’une espèce protégée comme une contrainte supplémentaire, une de plus, qui limite leur liberté, représente un éventuel manque à gagner et les oblige à renégocier leurs prérogatives. Mais tout dépendra bien sûr du nombre de loups présents sur leurs chasses… et de leur impact sur le gibier.

Les exploitants forestiers, publics ou privés, sont eux aussi dans l’expectative, sans réelle conviction. Mais les loups pourraient les aider car la surabondance actuelle de gibier leur fait parfois perdre des labels de qualité et les oblige à clôturer pour pouvoir replanter à l’abri de celui-ci. Mais pour rétablir un équilibre, il faudrait sans doute plusieurs meutes – on est très loin du compte – qui s’attaqueraient au gibier ! La position des éleveurs d’ovins – et de bovins car le loup peut parfois s’attaquer aux veaux – est plus nuancée qu’on ne l’imagine a priori. Beaucoup sont en effet proches des milieux naturalistes, travaillent souvent dans les réserves naturelles comme les Fagnes et soutiennent la protection de l’environnement. Mais ils sont demandeurs de moyens de protection et de l’application d’un “plan loup” en cours d’élaboration en Région wallonne, déjà en place en Flandre et au Grand-Duché de Luxembourg.

LE RÉSEAU LOUP

Naya-INBO La Région wallonne a créé le “Réseau Loup” au sein du Département d’étude du milieu naturel et agricole en 2017. « En 2016, se souvient Violaine Fichefet, coresponsable de ce réseau, quelques premières traces ont été signalées en Wallonie. À la suite de cela, cinq experts ont été formés par l’Office national de la chasse et faune sauvage en France. Puis nous avons mis en place un réseau d’informateurs et identifié nos partenaires, lesquels ont été désignés en mars 2017. En mai, le réseau était officiellement lancé. » Et le travail n’a pas manqué depuis.

Éleveurs, chasseurs, gardes forestiers, sylviculteurs, administration, naturalistes et différents services de l’ULiège (vétérinaires, généticiens, zoo-géographes, etc.), tous ont été conviés au sein du réseau. Ils ont ensuite élaboré des procédures standardisées de repérage des éventuels loups qui se basent sur des observations visuelles, l’analyse des proies (carcasses) domestiques ou sauvages, des cadavres de “loups” (ou supposés tels), des excréments, des poils, des empreintes, des traces d’urine ou de sang. Dès qu’un cas est signalé, les experts vont sur place pour récolter les indices et écouter les témoignages. Ils les font ensuite remonter vers les trois validateurs (dont Vinciane Schockert de l’ULiège) reconnus par la Région, seuls habilités à trancher.

Résultat ? En 18 mois, le réseau a traité 170 “observations” de loups en Wallonie. Près de la moitié était d’ailleurs uniquement des observations visuelles, mais les experts ont aussi eu à se pencher sur 32 carcasses de proies domestiques et 29 de proies sauvages. Mais sur ces 170 alertes, seules deux d’entre elles ont révélé une présence certaine d’un loup. Dans six autres cas, sa présence pouvait tout au plus ne pas être exclue !

L’étape suivante pour le Réseau Loup est d’élaborer un “Plan Loup”, document écrit qui recense et fixe toutes les attitudes à respecter face aux loups. Et répond à des questions aussi importantes que l’éventuelle mise en place de moyens de protection pour les éleveurs et leurs troupeaux, par exemple. Une protection à laquelle Joachim Mergeay, de l’Instituut Natuur-en Bosonderzoek, est sensible. « La Flandre a approuvé son plan loup en août 2018, explique-t-il. Il veut répondre à des questions telles que “Comment vivre avec les loups ?”, “Qui exerce quelle responsabilité ?”, “Comment s’organiser ensemble ?”. Car nous estimons qu’il faut se préparer à une cohabitation : il y a de la place pour les humains et les loups. De toute façon, nous n’avons pas le choix : ce sont les loups qui décident. » Mais on peut les influencer en quelque sorte ! « Nous estimons que les particuliers – en Flandre l’élevage d’ovins est très morcelé et est surtout le fait de particuliers – doivent protéger leur cheptel pour que le loup ne s’habitue pas aux animaux d’élevage. Car c’est un animal qui s’adapte très vite à l’homme. »

LE LOUP, CET INCONNU

Biologiste et éthologue, spécialiste du loup en milieu pastoral et de la protection des troupeaux, le Suisse Jean-Marc Landry étudie le canis lupus depuis de nombreuses années, sur le terrain – essentiellement en France et en Suisse –, parmi les éleveurs avec des moyens technologiques innovants. Le travail avec les éleveurs est un choix délibéré parce que, en France, ils sont fortement impactés par la présence du loup : en 2017, 12 000 têtes de bétail ont été indemnisées par les pouvoirs publics au titre de probable dommage causé par ce mammifère. « Notre but, explique-t-il, est de faciliter la coexistence entre les éleveurs et les loups grâce à une meilleure connaissance du comportement de ce dernier, et donc de réduire l’impact de la présence des loups en zones pastorales. Pour ce faire, nous utilisons essentiellement des caméras thermiques placées autour du troupeau à étudier afin d’avoir une vue générale, globale. » En cinq ans, Jean-Marc Landry et son équipe ont ainsi pu accumuler 2500 heures d’enregistrements nocturnes. Au cours de cette période, ils ont figé sur la pellicule plus de 150 approches de troupeaux (surtout des ovins) par des loups, plus de 60 attaques et plus de 170 interactions entre loups et chiens de troupeaux. Une masse de données qui permettent au chercheur suisse d’affirmer que le loup garde encore des secrets et que bien des idées reçues continuent à être véhiculées à son propos.

Le loup, animal de meute ? Sans doute, mais au sein de celle-ci les individus gardent leur personnalité. Mais c’est un animal solitaire, imprévisible aussi. Certains n’hésitent pas à sauter des clôtures (jusqu’à 80 cm), brusquement, sans effort apparent alors que d’autres ne le feront jamais. 70% des attaques de troupeaux sont le fait de loups solitaires (même quand une meute est présente) et chacun paraît donner l’assaut quand bon lui semble. Ces décisions inattendues sont souvent décrites dans les observations. Ainsi, il peut patienter des heures près d’un troupeau ou d’une clôture puis, soudainement et sans hésitation, la franchir. En fait, dans près de la moitié des cas observés, les loups n’attaquent pas les troupeaux et on peut s’interroger sur la raison de leur présence près de ceux-ci ! Un enregistrement montre par exemple une louve qui suit un troupeau (sans bergers ni chiens) à cinq reprises… sans jamais passer à l’attaque. Une autre idée fort répandue voudrait que les loups apprennent à leurs petits à attaquer des proies. Sauf qu’aucune observation réalisée par Jean-Marc Landry ne montre un tel comportement : les louveteaux ne sont jamais présents avec la meute lors d’attaques de troupeaux ! Par contre, les jeunes adultes s’y essaient fréquemment. Et même si ces tentatives sont rarement couronnées de succès, elles constituent un facteur de pression supplémentaire pour le troupeau et l’éleveur.

Le comportement des diverses espèces entre elles pose aussi question. Des enregistrements montrent des loups se baladant au milieu de brebis (à moins d’un mètre) sans qu’elles ne manifestent un quelconque effroi, alors que dans d’autres cas, la panique s’installe dans le troupeau. Quant aux chiens (qui écartent le danger dans 80% des cas), ils font front : des bagarres chiens-loups se produisent tantôt à la lisière du troupeau tantôt à plusieurs centaines de mètres. « Il faut étudier le fonctionnement de la meute, conclut Jean-Marc Landry. C’est ainsi que nous pourrons développer un véritable système pastoral protégé. »

Manifestement, les comportements des loups sont encore mal connus et les recherches sur Canis lupus pas prêtes de s’arrêter.

Le grand retour

Jadis chassé (le dernier loup aurait été tué en Wallonie près d’Erezée en 1897), aujourd’hui protégé, le loup a fait son retour officiel – et naturel, ce n’est en rien une espèce réintroduite – en Belgique en 2018. D’abord en Flandre, dans le Limbourg, où début janvier, Naya, une louve provenant du nord-est de l’Allemagne s’est aventurée sur le terrain militaire de Bourg-Léopold. Première présence officielle donc, même si on sait aujourd’hui grâce à des analyses ADN effectuées par Johan Michaux à l’ULiège, que des traces relevées en Wallonie dès 2016 sont bien celles de loups. Car repérer un loup n’est guère simple et la certitude sur la présence de Naya est due à… son collier GPS posé par des scientifiques allemands, ce qui a permis de pister tous ses déplacements ! Une pratique qui pose d’ailleurs des problèmes aux scientifiques. « Au début, explique Joachim Mergeay du Centre flamand d’expertise de la biodiversité (Instituut Natuur- en Bosonderzoek), nous communiquions aux politiques les données très précises transmises par le GPS de Naya. Mais ces informations étaient divulguées, donc nous avons cessé de les transmettre pour la sécurité du loup. Nous ne voulons favoriser ni le braconnage ni l’arrivée massive de touristes sur les lieux. »

En mars, toujours en Flandre, à Opoeteren, c’est la carcasse d’un loup écrasé par une voiture qui est retrouvée. En juin, une première photo prise en Wallonie officialise la présence du carnivore dans les Fagnes. En août, c’est la surprise : Naya a un compagnon, immédiatement baptisé August par les responsables flamands. Le début d’une meute ?

Cette réapparition pourrait étonner : notre Ardenne – et les landes de Campine – serait-elle redevenue plus sauvage qu’au XIXe siècle ? On a plutôt l’impression du contraire. Mais à partir du moment où une espèce est protégée, ses représentants occupent des nouveaux territoires : ils s’adaptent. D’autant que dans le cas du loup, un autre facteur a joué un rôle important : l’explosion de la population de gibier. Voilà qui fait du loup un symbole, un atout : il permet de valoriser la nature et nos efforts de protection.

Loup-Genetique-Poils 

L’apport de la génétique

Depuis quelques années, le Gecolab, le laboratoire de génétique de la conservation de l’ULiège fondé par Johan Michaux, directeur de recherches FNRS, s’est spécialisé dans une approche non invasive des analyses génétiques. Autrement dit, les échantillons d’ADN ne sont pas prélevés directement sur les animaux (le plus souvent non disponibles) mais sur leurs traces : crottes, poils, salive laissée sur des proies, etc. Un travail réalisé surtout sur des mammifères en vue, par exemple, de mieux comprendre la résistance des espèces face aux changements climatiques, d’étudier l’impact de la fragmentation des habitats sur la survie à long terme d’espèces menacées, ou encore de rechercher les facteurs à l’origine du déséquilibre de certaines espèces. Une expérience qui a permis au Gecolab de remporter l’appel d’offres lancé par la Région wallonne en vue de devenir le laboratoire wallon de référence pour le loup. « Il existe, explique Johan Michaux, des marqueurs génétiques associés à l’ADN mitochondrial, organite qui produit l’énergie de la cellule. Cet ADN, différent de celui du noyau de la cellule, a l’avantage d’être transmis uniquement par la mère, ce qui en fait un marqueur très précieux pour établir une généalogie maternelle. » Ces marqueurs permettent ainsi non seulement de distinguer le loup du chien mais aussi de rattacher le loup examiné à sa lignée et donc de déterminer par exemple s’il vient de France ou d’Allemagne.

D’autres types de marqueurs (les microsatellites) sont également utilisés. Il s’agit de courtes séquences d’ADN répétées, disséminées partout dans le génome et qui permettent de mettre en place une véritable signature génétique, héréditaire, de chaque individu. Ils sont, par exemple, utilisés pour réaliser des tests de paternité. « Nous avons analysé avec ce type de marqueur sept échantillons prélevés dans les Fagnes cet été, souligne Johan Michaux. Cela nous a permis de préciser que l’ensemble de ces échantillons étaient associés à un seul individu de loup. Ces mêmes marqueurs nous ont également permis d’avoir une autre belle surprise, puisqu’en analysant des échantillons de salive plus anciens et prélevés dans les environs de la Roche-en-Ardenne en 2016, nous avons découvert que l’un d’eux provenait également d’un loup. Autrement dit, c’est bien en Wallonie, dès 2016, que le loup a fait son retour chez nous, et non en Flandre cette année ! »

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