L’audace du politologue

Et celle des juges

Dans Omni Sciences
Entretien et Photos Fabrice Terlonge - Dessins Lara Capraro

« Vous voyez, au mur, la lithographie de la gare d’Orsay que j’ai trouvée ici à Liège dans un magasin de troc pour deux francs six sous ? C’est quand même magnifique ce que l’on faisait à l’époque ! » Dès les premiers instants, on sent que Geoffrey Grandjean a le souci des choses réfléchies. L’atmosphère de son bureau privé, tapissé en dégradés de rouge, entre le poêle à charbon vintage en fonte, la pendule noire délinéée de dorure, la chaise rembourrée, les meubles anciens en bois et les curiosités sous globe, traduit d’emblée son addiction au style XIXe siècle et aux beaux livres. Un mélange remarquable de technique et d’artisanat. Si l’homme aime chiner, il évite toutefois de verser dans la bimbeloterie. Son univers où les heures tintent, il aime à le cultiver à la façon d’un jardin secret pas vraiment confidentiel, estampillé par son diplôme en reliure, dorure et restauration de l’École des arts et métiers obtenu avec grande distinction en 2012 concomitamment avec sa thèse de doctorat.

« J’avais envie de faire autre chose que de penser », lâche celui qui est également président du comité éditorial des Presses universitaires depuis septembre, et membre de la Société de bibliophiles liégeois depuis 2017, avec un intérêt marqué pour les livres de la fin du siècle précité. Bref, un style Second Empire qui tranche avec l’allure moderne de ce chargé de cours au département de science politique de l’ULiège mais aussi un peu avec sa façon de déranger (gentiment) le confort des pensées. Au mois de février 2018, il donnait par exemple une conférence à Verviers dont l’intitulé “Belgique, stop au consensus ?” était un brin provocateur et au cours de laquelle il remettait pacifiquement en question ce qui est un peu l’ADN de notre pays, suggérant que ledit consensus puisse ne pas être abordé que comme un processus positif dans l’optique où certaines doses de conflit d’idées et de positions restent une bonne chose pour la vitalité de notre système démocratique. Les juges : décideurs politiques ?, le titre du livre qu’il publiait en 2016 chez Larcier, avec Jonathan Wildemeersch, semblait couler dans le même esprit, qui grattait le sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs.

Aujourd’hui, il récidive avec Pouvoir politique et audace des juges. Approche européenne et comparée1, un livre publié chez le même éditeur et qui avance que les hommes de loi exercent, dans les faits, une fonction politique lorsqu’ils se prononcent sur toute une série de thématiques très actuelles à propos desquelles il n’existe pas de législation idoine. Qu’il s’agisse du droit à l’oubli sur internet, des nouvelles questions de genre, des cigarettes électroniques, de singularités institutionnelles… Les magistrats règlent de plus en plus de problèmes politiques et sociaux. Et s’ils ne sont pas censés “faire” le droit, bon nombre de décisions de jurisprudence s’appliquent en réalité à tout le monde.

Juge-illustration-LaraCapraro Du coup, « les juges doivent accepter de voir autre chose que le seul litige qu’ils tranchent, en prenant en compte leur effet sur la collectivité, en intégrant certains critères et en anticipant cette portée collective. Une thèse, développée à la fin du livre, est que l’on tranche jusqu’à présent uniquement à partir des grandes libertés fondamentales. Ce qui finit par donner au citoyen l’impression qu’il a plein de droits. Et plus il en a, plus il en réclame. Ne favoriser que les droits et les libertés, c’est finalement promouvoir une forme de société individualiste. Alors, quel autre fondement pourrait servir de base pour les décisions de juges ? Il faudrait peut-être remettre en avant une perspective de recherche d’égalité entre les individus pour trancher les litiges. Cela reste une vraie question d’organisation de la société. »

Éduqué dans une société ardennaise où le poids des autorités morales et des traditions est survalorisé et ne permet pas facilement aux individus d’être autonomes et libres, cet amoureux de Paris né à Malmedy ne doit pas être considéré comme un disruptif. Mais il est depuis toujours animé par une vigilance personnelle à déceler tous les mécanismes d’abus d’autorité et de pouvoir émanant des autorités politiques ou des acteurs publics… et demeure attentif aux mots utilisés, aux connivences entre ceux-ci ou aux sous-entendus qui en sont quelquefois les signes. « Les juges peuvent être un rempart contre ces dérives. Et quand on s’attaque à eux, ça en dit long sur de potentiels abus de pouvoir dans une société », grince notre interlocuteur avec cette pointe d’accent liégeois tendance ardennaise, comme l’a un jour qualifié l’une de ses étudiantes. Licencié en science politique (2007) et docteur en science politique et sociale (2012) au sein de ce que l’on appelait encore l’ULg, Geoffrey Grandjean se définit tel un pur produit liégeois, malgré un passage à Bruges en 2008 et l’obtention d’un master of “Arts in European Political and Administrative Studies” du Collège de l’Europe. Depuis 2014, il est chargé de cours à la faculté de Droit, de Science politique et de Criminologie à l’ULiège. « C’est une période assez stressante et angoissante car on a une période probatoire de trois ans au cours de laquelle on peut être mis à la porte si l’on ne convient pas, se remémore le faux rescapé. Il s’agit de publier suffisamment, de bien donner ses cours et de rendre beaucoup de services à la communauté. » Ses recherches et ses enseignements portent sur l’interaction entre les règles juridiques et les rapports de pouvoir (chaire “Norme et Politique”). Il est spécialisé dans l’étude des institutions belges (locales, fédérées et fédérales) et dans les études sur la mémoire. Sa thèse de doctorat avait d’ailleurs été consacrée à la mémoire du génocide juif en Belgique et il dirige actuellement les Cahiers Mémoire et Politique.

Depuis 2018, cet académique souriant est également professeur invité à la Haute École de la province de Liège dans le cadre du certificat d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté. Et à côté de ses activités universitaires, les Écoles provinciales d’administration de Liège et Namur l’accueillent comme chargé de cours. « Je forme les fonctionnaires locaux, communaux et provinciaux en droit public, sur le fonctionnement de l’État et du paysage politique belge qui repose sur l’importance des règles de droit, souligne-t-il en citoyen particulièrement attentif à la bonne santé de notre démocratie. « La chaire “Norme et Politique” de l’ULiège reste, elle, un peu particulière parce qu’elle s’adresse aux trois composantes de notre Faculté. Je donne cours à la fois à des politologues et à des juristes, ce qui me demandait un peu de sortir de ma matière, de chercher à comprendre comment le droit est lié à la vie politique. J’ai choisi un axe précis, qu’on retrouve d’ailleurs dans mon livre sur les juges, qui diffère de la manière habituelle qu’ont les politologues d’étudier la façon dont un événement, un conflit, une tension ou un processus finit par devenir une règle juridique. J’ai en effet décidé de prendre le problème dans l’autre sens. Je me suis dit que puisque j’étais dans une faculté de Droit, ce qui est rare dans les autres universités, j’allais plutôt m’intéresser à la manière dont les règles juridiques vont cadrer les acteurs politiques à travers plusieurs types de contraintes : en produisant des normes à leur façon, en arbitrant de valeurs morales et en pérennisant un système politique à travers le temps, en refusant des sécessions d’entités subétatiques. » Et de se plonger dans le mélange des règles de droit, des rapports de pouvoir et des normes éthiques. Il lui a fallu un an de travail. « J’ai vu à quel point les acteurs politiques ne sont pas nécessairement libres de faire tout ce qu’ils veulent et qu’ils sont fortement contraints par toute une série de règles de droit qui relèvent parfois de la morale, et que, si l’on veut comprendre la vie politique, on a intérêt à bien comprendre la règle de droit qui la structure. Il y a beaucoup de politologues, dans d’autres universités, qui ne maîtrisent pas suffisamment les aspects législatifs. Et en Belgique, Liège est le seul département de science politique intégré dans une faculté de Droit et non pas de Sciences sociales. En France, historiquement, la science politique a été enseignée avec le droit car, dès le XIXe siècle, ses créateurs ont bien compris qu’elle devait étudier le pouvoir, c’est-à-dire des mécanismes de domination dont je parle dans mon livre et que ces mécanismes sont rendus effectifs par la contrainte juridique et les règles que les citoyens doivent respecter. »

L’une des caractéristiques du XXIe siècle serait la “judiciarisation” des systèmes politiques et sociaux qui renvoie à l’influence des juges, lesquels sont amenés à traiter un nombre croissant de problèmes politiques et sociaux. Dans son ouvrage, Geoffrey Grandjean pose une question : si elle était confirmée, cette “judiciarisation” serait-elle susceptible de remettre en cause les fondements classiques de notre approche occidentale de la démocratie et de l’exercice du pouvoir politique ?

Afin de répondre à cette question, son essai pédagogique – il le qualifie lui-même ainsi – aborde donc la puissance politique et l’audace des juges à partir d’une foisonnante littérature. Une approche qui rencontre l’opposition de certains juristes qui, en plus de réfuter leur ascendant politique sur une collectivité parce qu’ils statuent sur des cas individuels, perçoivent les juges comme des institutions impartiales telles que la Cour de cassation ou le Conseil d’État. « Or, pour moi, cette vision représente un pouvoir de domination à travers le poids qu’on donne à ces juges. Dans mon optique, je les considère comme des personnes qui décident collégialement et sans absence de neutralité. Elles ont leur vision du monde et reflètent leurs diversités de points de vue. » Les juges ne sont guère des “êtres inanimés qui ne peuvent modérer ni la force, ni la rigueur de la loi”, pour citer Montesquieu. Le juge n’a assurément pas une fonction politiquement nulle.

En 2003, par exemple, l’avant-projet de loi Onkelinx ouvrant le mariage à des personnes de même sexe avait essuyé des reproches du Conseil d’État, notamment pour des questions éthiques et sociales. La Chambre des représentants l’avait finalement adopté à une large majorité. Or ce n’était pas l’institution qui était conservatrice mais le ou les juges concernés, ce qui tend à prouver que la justice reste une oeuvre humaine. Les trois grandes fonctions politiques des juges (production de normes, arbitrage de valeurs morales et pérennité du système politique) peuvent donc être discutées, selon l’auteur, et leur légitimité interrogée à l’aune de différents critères d’acceptabilité sociale. « On fait comprendre aux citoyens qu’il faut respecter les institutions et la majorité obéit, ce qui permet de dépassionner les débats et de garantir le “vivre ensemble”. Mais la contrepartie, c’est la domination. Et si on donne trop de poids à une institution, on finira par ne plus la critiquer et laisser naître des abus de pouvoir », souligne Geoffrey Grandjean qui aime jouer les aiguillons.

GrandjeanGeoffrey-Vert-FT L’ensemble du livre, très didactique, prend le temps d’expliquer toutes les décisions juridiques et leur raisonnement. Il est illustré par de très nombreuses décisions de juridictions suprêmes belges et étrangères : Cour de cassation, Conseil d’État, Cours constitutionnelles et Cours suprêmes. On y voit que les juges exercent un pouvoir politique et social en se prononçant, entre autres, sur des sujets variés tels que les demandes de sécession d’entités subétatiques, le droit à l’oubli sur internet, les relations d’amitiés ou conflictuelles sur Facebook, les accords de libre-échange, le port du burkini sur les plages, le maintien artificiel de la vie, les demandeurs d’asile… Et il leur reste une possibilité d’interprétation si certains termes ne sont pas définis dans les lois. Ils ont notamment joué un rôle favorisant l’intégration européenne en poussant les États à ouvrir davantage leurs frontières, en 1979, et à accentuer la liberté de circulation en l’absence d’harmonisation communautaire. L’Allemagne avait interdit l’importation de la liqueur de cassis de Dijon à un importateur allemand, au motif que sa teneur en alcool était inférieure au taux minimal prescrit par le droit allemand. Cela, pour protéger le schnaps local. Il a été conclu que, puisque cette liqueur était licitement produite et vendue en France, la législation allemande apportait une restriction – sous la forme d’un effet équivalent – à la libre circulation des marchandises qui n’était pas justifiée par un intérêt général (une teneur en alcool inférieure à la législation nationale ne pouvant pas nuire à l’intérêt collectif !).

De nos jours, de plus en plus de citoyens se disent que, pour se faire entendre, il vaut mieux s’adresser à un juge qui va créer du droit plutôt qu’aux politiques. Cet état de fait peut changer la dynamique démocratique au sein d’un État. Le juge n’a pas le choix : il doit donner une réponse là où les élus peuvent très bien ne pas réagir, quitte à trouver des astuces avec les lois existantes s’il ne dispose pas de l’arsenal juridique. « Il y a aussi le problème du temps politique, tempéré par l’arriéré judiciaire. Je ne dénonce pas le pouvoir politique des juges car ce sont les citoyens qui le leur donnent en introduisant des recours. Ils ne peuvent pas s’auto-saisir, précise Geoffrey Grandjean. Mon titre Pouvoir politique et audace des juges est un peu provocateur. Là où ils y vont, c’est parce qu’ils remplissent un rôle social et ce n’est pas anodin. Ils ont conscience de l’importance de leur rôle, surtout à la Cour suprême, l’équivalent au Canada et aux États-Unis de notre Cour constitutionnelle. Ils osent prendre leurs responsabilités et c’est audacieux au XXIe siècle, ce que je loue davantage que je ne critique. »

Pour aller plus loin…

Geoffrey Grandjean donnera, le 14 mars à 17h, une conférence sur “Pouvoir politique et audace des juges” à l’Académie royale de Belgique, palais des Académies, rue Ducale 1, 1000 Bruxelles

Deux articles de Paul Martens, président émérite de la Cour constitutionnelle : “Le magistrat est-il (ir)remplaçable ?”, in Journal des tribunaux, Bruxelles, 2015, pp. 830-831

“Réflexions sur l’office du juge à l’époque contemporaine”, in Revue de droit d’Assas, Paris, 2017, nos 13-14, pp. 48-54

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