Que Liège est étrange !

Entrevue avec l’écrivain colombien Pablo Montoya

Dans Ici et ailleurs
Extrait de l'entretien mené par NICOLAS LICATA et TAMARA CONROD (ULIÈGE)

Sa bibliographie inclut différents essais, recueils de nouvelles et romans, dont Tríptico de la infamia paru en 2014, lauréat des prestigieux prix Rómulo Gallegos, José Donoso et José María Arguedas. L’écrivain colombien y relate une partie de la biographie de trois artistes qui témoignent, chacun à leur manière, de la violence qui a marqué le XVIe siècle. Parmi eux, le Liégeois Théodore De Bry, auteur de nombreuses gravures fondées sur des récits d’explorateurs.

De retour à Liège dans le cadre du festival Mixed Zone et du cours de cultures hispaniques de Kristine Vanden Berghe, Pablo Montoya a livré ses impressions sur notre cité. Il a offert au musée Wittert un exemplaire de la traduction italienne de Tríptico, en version illustrée. La traduction française, quant à elle, est parue en octobre 2018 aux Éditions du Rocher, sous le titre de Triptyque de l’infamie.

Nicolas Licata : Théodore De Bry est relativement peu connu, même ici à Liège, sa ville natale. Comment l’avez-vous découvert ?

Pablo Montoya : Je voulais me distinguer des autres romans de la “Conquista” en adoptant le point de vue de trois artistes. C’est pendant mon doctorat à Paris que j’ai rencontré pour la première fois la figure de De Bry, qui m’a intéressé par son côté humaniste. Il m’a rapidement semblé être une sorte de Montaigne, mais un Montaigne peintre, graveur, polyglotte. Comme il est décédé à Francfort, j’ai décidé de m’y rendre car je pensais y trouver ses archives. Une fois sur place, j’apprends que tout avait été détruit dans les bombardements nazis, et que si je voulais enquêter sur lui, je devais plutôt aller à Liège, au musée Wittert. C’est donc ce que j’ai fait, et j’y suis resté quatre jours. Là, j’ai pu en apprendre un peu plus sur l’enfance de De Bry et sur bien d’autres choses, que j’ai mises dans la troisième partie de Tríptico de la infamia.

Tamara Conrod : Pourriez-vous décrire votre séjour à Liège ?

P.M. : Grâce aux collections du musée Wittert, j’ai vu beaucoup de gravures faites par Théodore et ses fils, des gravures que je ne connaissais pas. J’y ai également trouvé une biographie en anglais. Mais en réalité, ce que j’ai voulu faire à Liège, c’est surtout m’imprégner de l’ambiance. À l’époque, au xvi e siècle, c’était déjà une ville moderne, et c’est cette ville que j’ai essayé de recréer dans mon imagination. J’ai aussi fait des recherches sur l’orfèvrerie, car le papa de De Bry était orfèvre. Pour cela, j’ai visité la cathédrale et l’église Saint-Barthélemy. Mais c’est là à peu près tout ce que j’ai pu faire parce que, des De Bry, il n’y a plus beaucoup de traces. Disons que pendant ces quatre jours, j’ai poursuivi un fantôme. Je crois que le roman en rend bien compte.

Je dois aussi dire que lorsque je suis arrivé à Liège, en venant de Francfort, j’ai ressenti un grand soulagement. J’ai d’abord retrouvé la langue française, et aussi, la sympathie des gens de cette ville, que ce soit les garçons de café ou le personnel des musées. Je suis d’ailleurs éternellement reconnaissant envers Emmanuelle Grosjean, du musée Wittert, qui s’est merveilleusement bien occupée de moi ! (…) Je crois que c’est pour cela que j’apprécie autant Liège : ce n’est pas une ville vaniteuse, arrogante et insupportablement narcissique, comme Paris. Ce n’est pas non plus une ville banquière, comme Francfort, dans laquelle je me sentais terriblement perdu.

N.L. : À votre avis, Liège est-elle une belle ville ?

P.B. : Je ne connais pas Liège intimement, étant donné que j’y suis peu resté. (…) Son développement s’est arrêté très soudainement et, depuis tout ce temps, la ville est comme un bateau sur le point de naufrager. (…) Un jour, je me suis assis sur un banc en face d’une église et je me souviens avoir pensé “Que Liège est étrange !”. Mais j’ai immédiatement perçu la sympathie des gens. Peu d’autres villes francophones sont aussi accueillantes, et cela fait définitivement partie de son charme. Ici, j’ai trouvé une chaleur latine qui m’a beaucoup plu. (…) Je dirais que sa beauté est stagnante. Malgré son passé, Liège n’a pas pour ambition de devenir une grande ville, comme Paris, ou Medellin en Colombie, qui sont devenues insupportables. Liège a accepté le fait que sa grandeur soit derrière elle, et ça, ça me semble merveilleux.

Lire l'entretien complet en français

Voir également la publication dans la revue Caravelle d’un entretien, en espagnol, sur l’oeuvre de Pablo Montoya et sur sa relation à la littérature francophone

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