Dynamiques mathématiques

Et dynamique des mathématiques

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Dossier HENRI DUPUIS

Octobre 1640 : le mathématicien français Pierre de Fermat écrit une lettre à son collègue Frénicle de Bessy, dans laquelle il lui fait notamment part d’une de ses observations : “Tout nombre premier mesure infailliblement une des puissances – 1 de quelque progression que ce soit, et l’exposant de la dite puissance est sous-multiple du nombre premier donné – 1 ; et, après qu’on a trouvé la première puissance qui satisfait à la question, toutes celles dont les exposants sont multiples de l’exposant de la première satisfont tout de même à la question.”

Cet énoncé, qui sera connu sous le nom de “petit” théorème de Fermat n’est pas propre à vous réconcilier avec les mathématiques ? Vous avez tort. Traduisons-le tout d’abord dans un français actuel – les mathématiques, c’est aussi une question de compréhension de langage ! – : “Si p est un nombre premier et l’entier a n’est pas un multiple de p, alors ap-1-1 est un multiple de p”. Toujours pas plus convaincu ? Il est vrai qu’énoncé de la sorte, le théorème paraît sans grand intérêt et les exemples qu’on peut trouver encore moins. Prenons a=5, p=3 et 52-1=24 est effectivement multiple de 3. Quelle utilité ? D’abord, sans doute, sa démonstration : il fallut Leibniz (peut-être) et surtout Euler, celui-ci en 1741, pour y arriver. Fermat, Leibniz, Euler : trois parmi les plus grands génies des mathématiques ont oeuvré pour prouver – le terme est important – que ce banal énoncé se vérifie constamment. Mais ce théorème a aussi une autre utilité, du moins a-t-elle été découverte en 1975, plus de trois siècles donc après son énoncé ! Car c’est sur lui, notamment, que repose la sécurisation de nos données, par exemple lorsque nous effectuons des transactions bancaires depuis notre ordinateur… « Le secteur des communications digitales repose sur des théorèmes de la théorie des nombres comme celui de Fermat, explique Michel Rigo. Un téléphone portable est un condensé de mathématiques. »

RigoMichel-JLW Professeur au département de mathématique de l’ULiège, Michel Rigo est un missionnaire. Sa bonne parole, il la dispense dans ses cours universitaires, bien sûr, mais aussi dans les Écoles normales ou secondaires, tirant derrière lui son kit de matériel pédagogique. « Dans le secondaire, sourit-il la mine gourmande, je commence par expliquer le fonctionnement de Google ! L’algorithme, la méthode qui va permettre de classer des milliards de pages web, repose sur un théorème, dû à Oskar Perron, qui date de 1907 ! Sans cela, on serait potentiellement dans l’incapacité de pouvoir classer efficacement ces milliards de pages. En exagérant un peu, on a sans doute dû dire à Perron : “Votre théorème ne sert à rien !” Le génie des deux concepteurs de Google a été d’aller chercher ce théorème pour l’appliquer à quelque chose de différent. »

Vieille question : à quoi servent les maths ? Ici, on sent poindre comme un soupçon d’impatience dans la voix de Michel Rigo : « Pourquoi est-ce toujours aux mathématiques qu’on demande de “servir” ? Jamais à la biologie, l’histoire ou la littérature… » De toute façon, le débat est clos puisque les maths servent, tout le temps et depuis toujours. « Les mathématiques vont permettre de modéliser des phénomènes. Ce que les êtres humains tentent de faire depuis le début de leur histoire, c’est d’expliquer et de décrire les phénomènes naturels, pour pouvoir ensuite les prédire. Quand j’obtiens un théorème, est-ce moi qui le crée ou existait-il déjà ? Tous les théorèmes existent. Ils sont là, il faut aller les chercher. »

AU COEUR DE LA FORÊT

En fournissant aux autres sciences, et d’abord à la physique, un langage et des outils efficaces, les mathématiques jouent un rôle dans le développement des technologies et la résolution des grands problèmes actuels. Sans oublier qu’elles sont sans doute le moyen le plus puissant pour développer la rigueur, le raisonnement, l’intuition… et pourquoi pas le rêve ? Rêvons un peu.

Une console de jeu vidéo n’est finalement qu’une grosse calculatrice qui va devoir utiliser des millions de fois par seconde la bonne vieille géométrie apprise en secondaire, avec ses équations de droites et de plans. Voilà comment elle va savoir afficher un vaisseau spatial qui ne manquera pas d’emporter la partie. Combien d’examens tomodensitométriques (scanners) n’ont pas aidé à soigner des millions de personnes ? Grâce soit rendue au mathématicien autrichien Johann Radon qui, en 1917, montre que lorsqu’on connaît l’intégrale d’une fonction de deux variables ƒ le long de chaque droite d’un faisceau, on peut reconstituer la fonction ƒ, ce qu’on appelle la transformée de Radon. Ici, la fonction se fait organe, os, tumeur. Soyons fous, allons plus loin encore. Le calcul matriciel en a peut-être fait trébucher plus d’un. Mais parmi les matrices, il en est qui intéressent particulièrement les mathématiciens, à savoir les matrices aléatoires (les nombres qui composent sa partie supérieure sont choisis au hasard, la partie inférieure est symétrique de la supérieure) qui font montre d’une propriété d’universalité étonnante, les scientifiques ayant trouvé un peu partout de ces distributions. Les temps d’arrivée entre deux métros à New York ? Ils obéissent à une telle distribution. Les espacements entre voitures garées le long d’un trottoir ? Idem. Les positions relatives des arbres dans une forêt primaire (non plantée par l’être humain) ? Encore et toujours. « Les théorèmes sont là, il faut aller les chercher », comme le dit le Pr Rigo.

UNE DISCIPLINE SPÉCIFIQUE

Une constante se détache de ces exemples (on pourrait en citer des milliers d’autres tant il est vrai que les maths sont “partout”) : le décalage temporel entre l’énoncé d’un théorème, puis souvent sa démonstration, et enfin son utilisation dans une application. Un décalage de plusieurs siècles parfois ! Une spécificité qui peut freiner la reconnaissance de l’utilité des mathématiques par le grand public. Mais les maths sont aussi spécifiques à d’autres égards. C’est la seule discipline où l’accumulation de millions d’indices concordants (d’observations, dirait-on) ne vaut pas preuve, ne suffit pas à démontrer une théorie. Il faut toujours, pour ce faire, un raisonnement basé sur la logique. Et, autre spécificité, un théorème prouvé est “intouchable”. « Dans d’autres disciplines, explique Michel Rigo, on imagine des modèles qui pourront être remis en cause, améliorés, adaptés au fur et à mesure du perfectionnement des instruments de mesure p ar exemple. Pas en mathématique. Moi-même, dans ma recherche actuelle, il est fréquent que je fasse référence à des théorèmes qui ont 50 ans ! Je doute que mes collègues physiciens ou biologistes citent des articles qui ont plus de cinq ans ! Les théorèmes restent alors que les théories sont là pour être remises en question. »

La recherche, justement, parlons-en. Pure ou appliquée ? Là, on sent Michel Rigo se crisper à nouveau quelque peu. « C’est un faux débat, balaie-t-il. Bien sûr, parfois nous partons d’une question précise. Si des biologistes viennent nous trouver avec des cohortes de données d’observation et qu’ils nous demandent d’en faire un traitement statistique, nous le faisons. Mais j’appelle cela de la consultance en statistique plutôt que des recherches en statistique. Celles-ci porteraient par exemple sur le développement de nouvelles méthodologies, avec ou sans applications en vue. » Pour Michel Rigo, l’activité de recherche comprend toujours les deux versants, même si l’appliqué reste parfois caché, dissimulé. « Imaginez 100 chercheurs en mathématiques. J’ai une boule de cristal et je peux prédire que c’est le chercheur 17 qui va énoncer un théorème qui aura une application pratique (encore faut-il s’entendre sur la définition d’une telle application !). Vais-je donc, pour faire des économies notamment, supprimer les 99 autres postes de chercheurs ? Non, bien sûr, car en maths comme dans d’autres disciplines, le chercheur 17 n’est pas seul ; il aura probablement eu son idée en discutant avec d’autres, lors de conférences, de rencontres. Le 17 n’aurait donc sans doute jamais découvert son théorème sans les apports de ses collègues. J’insiste sur ce point auprès des jeunes que je rencontre, car trop souvent on présente des mathématiciens seuls dans leur cave ou leur bureau. Mais la réalité est tout autre ! Tous font progresser le savoir, même si leurs travaux n’ont pas d’application “directe”. » À l’Institut Henri Poincaré de Paris, l’un des plus grands centres mondiaux de recherche en mathématiques, les célèbres tableaux verts couverts de formules ornent aussi les murs de la cafétéria : on ne sait jamais, si une fulgurance surgissait lors du partage d’un sandwich ou d’un café…

rubik

Le Rubik’s cube est une illustration classique de l’interaction possible entre les théories mathématiques et la vie quotidienne.
Un théorème (Rokicki et al., 2010) affirme que l’on peut résoudre le jeu à partir de n’importe quelle position en 20 mouvements maximum.
Cette théorie est aujourd’hui utilisée en cryptographie.

MATHÉMATIQUES DISCRÈTES

Analyse mathématique, géométrie, probabilité et statistique étaient présentes depuis longtemps dans le département de mathématique liégeois. Il revient à Michel Rigo d’avoir innové en développant un nouveau domaine : celui des mathématiques discrètes. « Le terme “discret” s’oppose évidemment à “continu”, explique-t-il. Ce sont les maths les plus proches de l’informatique, mais nous n’avons pas nécessairement les mêmes finalités. » Les activités de recherche de Michel Rigo se déploient ainsi dans plusieurs domaines des mathématiques discrètes. Un premier est la combinatoire des mots ! Un mot est une suite de lettres. Et un carré est la répétition de deux mots identiques. En français, le mot “bonbon” est un carré. Si l’on n’a que deux lettres à sa disposition (a, b), on devine rapidement que si l’on écrit un mot suffisamment long, il devra nécessairement contenir un carré. On peut en effet écrire les mots suivants : a, b, ab, ba, aba, bab. Et c’est tout, toutes les autres combinaisons vont en effet contenir un carré. D’où le théorème suivant : avec deux lettres, tout mot de longueur 4 au moins contient un carré. « Ce n’est pas un théorème très profond mais une observation, reconnaît Michel Rigo. Mais à partir de là, on peut se poser bien des questions : que se passe-t-il avec trois lettres ? Réponse : on pourra écrire une suite infinie sans carré (mais la démonstration est astucieuse !). Autre question : nous avons vu qu’avec deux lettres, les carrés sont inévitables à partir de mots de longueur 4, mais pourrait-on éviter les cubes ? Oui : abbabaabbaababba… (c’est une suite très simple à construire, il suffit de recopier chaque fois le contraire de ce que l’on vient d’écrire : le a devient b et forme ab, le ab devient ba et forme abba, le abba devient baab et forme abbabaab, etc.). Cette suite ne contiendra jamais aucun cube… mais la démonstration fait deux pages ! » En combinatoire des mots, les mathématiciens se posent donc des questions sur les arrangements de symboles qui vont faire apparaître tel ou tel motif, etc. Et cela n’intéresse pas que les mathématiciens. On peut en effet imaginer remplacer les lettres a, b, c, d par A, C, G, T, les quatre bases azotées constitutives de l’ADN. De quoi intéresser les biologistes et les généticiens…

Comme le montre le titre de son dernier ouvrage* écrit avec Valérie Berthé, Michel Rigo s’intéresse aussi aux groupes (des structures mathématiques avec une opération), à la théorie des nombres mais aussi à celle des graphes. Un domaine où existent de nombreuses applications : dès qu’il y a des relations entre des individus, des pages internet, des amis sur Facebook ou entre deux villes (bonjour le GPS !), celles-ci peuvent être modélisées par un graphe. « Nous nous intéressons particulièrement aux graphes planaires, explique Michel Rigo. C’est-à-dire ceux dont on peut relier tous les sommets sans que les connexions ne se coupent. » À nouveau, quel intérêt ? « Allez poser la question aux fabricants de circuits imprimés, sourit Michel Rigo. En général, ils préfèrent qu’il n’y ait pas de courts-circuits ! »

Maths au féminin

Les femmes qui ont laissé une trace dans l’histoire des mathématiques sont plutôt rares : Hypatie d’Alexandrie, Émilie du Châtelet et, plus récemment, Maryam Mirzakhani, première – et toujours seule – femme récipiendaire de la médaille Fields en 2014. Force est de reconnaître que, même en ayant quelques notions d’histoire des sciences, on est bien en peine d’ajouter quelques noms à ceux-là.

MathFeminin-JLW Et aujourd’hui ? La situation ne semble guère avoir évolué. Directrice de recherche au CNRS, attachée à l’Institut de recherche en informatique fondamentale (IRIF), unité mixte entre le CNRS et l’université Paris VII -Diderot et vice-présidente de la Société mathématique de France, Valérie Berthé est aussi active au sein de l’Association femmes et mathématiques : « En France, se désole-t-elle, la proportion de femmes au rang A dans les universités (rang de professeur) est de 7% seulement. Et la tendance est à la décroissance ! » Le noeud se situe au niveau du Bac : les filles sont autant sinon plus brillantes que les garçons en mathématiques mais choisissent plutôt la médecine ou la biologie et non les mathématiques, la physique, l’informatique ou les sciences appliquées, souvent par méconnaissance de ces métiers. Mais pas seulement. La discrimination se fait aussi de manière plus subtile. « On a pu constater qu’il y avait davantage de jeunes filles dans les Écoles normales supérieures lorsqu’elles n’étaient pas mixtes. La mixité semble avoir découragé les filles, comme si elles se disaient que cela ne valait pas la peine de se mesurer aux garçons à ce niveau-là. Il y en a donc moins qui se présentent aux concours d’admission. Et moins qui sont admises. Il semblerait en effet que les concours favorisent les comportements masculins : passer vite d’une question à l’autre pour prendre un maximum de points alors que les filles vont essayer d’aller davantage au fond des choses, donc vouloir résoudre la première question à fond avant d’aborder la suivante, etc. Ce qui leur fait perdre du temps. Il y a donc aussi une réflexion à porter sur la manière d’interroger. »

Mais pour celles qui ont franchi l’obstacle de la sélection, la suite de la carrière ne s’annonce pas aisée. D’abord parce qu’on recrute de préférence des personnes qui nous ressemblent, même inconsciemment…

Et comme il y a de plus en plus d’hommes au sommet des mathématiques, la suite s’annonce sombre pour les mathématiciennes. « Mais il y a aussi un cliché qui reste très vivace : un mathématicien doit être jeune, voire un jeune prodige ; c’est à ce moment qu’il donne le meilleur de lui-même. Un cliché qui ne convient pas aux femmes dont la carrière est davantage partagée entre famille et profession. Il faut absolument qu’on s’habitue à différents types de carrières, certaines plus précoces, d’autres s’étalant davantage sur le long terme, fruit d’un travail plus assidu. » Et Valérie Berthé de citer à cet égard l’exemple des États-Unis où il existe des écoles pour jeunes chercheuses au sein desquelles elles peuvent se remotiver, retrouver leur légitimité dans le milieu.

Maths à modeler

“Maths à modeler” est une initiative grenobloise qui vise à populariser les mathématiques auprès des jeunes (essentiellement du secondaire). Le Pr Michel Rigo en est un prosélyte ardent, lui qui n’hésite pas à aller prêcher la bonne parole à l’aide d’un matériel pédagogique qui a fait ses preuves. Ce sont des maths sans formules, avec des morceaux de bois. « Ce que j’essaie surtout, insiste-t-il, c’est d’expliquer le concept de preuve, car une des dérives observées est que les cours de maths se transforment en cours de recettes. On fait un cours sur les dérivées, voici les formules. Mais ce n’est pas cela faire des maths : cela mon ordinateur peut le faire à ma place, mieux que moi sans doute ! C’est du drill. On perd l’aspect recherche, et surtout compréhension. » Alors, avec ses jeux en bois qu’on croirait sorti d’une autre époque, Michel Rigo entend faire découvrir aux enfants ce qu’est une preuve en mathématique. Les maths, c’est argumenter et prouver que ce qu’on dit est vrai.

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MATh.en.JEANS

Ses collègues du département de mathématique lui ont emboîté le pas en relayant l’initiative MATh.en.JEANS qui s’articule autour d’ateliers en milieu scolaire et qui permet de faire découvrir aux plus jeunes une facette décomplexée et ludique du monde de la recherche.

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Jobs à maths

Bon an mal an, 40 étudiants environ s’inscrivent en premier bac en sciences mathématiques, un chiffre stable depuis 4-5 ans après une sévère décroissance. Mais un tiers seulement environ poursuivra l’aventure… (une statistique comparable dans la plupart des filières).
Pourtant, l’éventail des professions qui s’ouvrent aux diplômés n’a jamais été aussi vaste et il est loin le temps où les maths se confondaient avec l’enseignement dans le secondaire. Des secteurs comme ceux de la santé (pour le traitement des données ou les études épidémiologiques), les banques et les assurances (data-mining, actuariat, analyse financière), la météorologie, les transports (gestion des vols, logistique) recrutent des mathématiciens et mathématiciennes. Mais c’est aussi le cas de domaines peut-être plus inattendus tels ceux de la qualité, d’aides à la décision, de la sécurité des données ou encore de l’imagerie. Bref, les maths “pures” flirtent de plus en plus avec les métiers de l’informatique et de l’ingénieur. De quoi ouvrir de belles perspectives.

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