La fin d’un monde

Entraide et nouvelle pensée industrielle

Dans Univers Cité
Dossier PHILIPPE LECRENIER – Dessins JONATHAN GAJAN FOLIVÉLI

Depuis plus d’un siècle – et singulièrement au cours des années 1980 –, la théorie de la “loi de la jungle” s’est imposée dans la pensée occidentale. Selon elle, la compétition servirait le progrès, comme le démontrerait l’observation de la nature. Pourtant, des examens attentifs de l’éventail du vivant ont successivement révélé un panel luxuriant de mécanismes de solidarité, d’altruisme, de mutualisme et d’entraide. À contre-courant du principe admis, une pensée systémique émerge pour redéfinir l’être humain, dans son environnement. La parole à Pablo Servigne, Vinciane Despret et Sébastien Brunet.

En avril dernier, Pablo Servigne s’arrêtait au Palais des congrès pour parler de l’entraide comme comportement naturel du vivant, pour évoquer “l’entraide, l’autre loi de la jungle”. Trois ans plus tôt, dans Comment tout peut s’effondrer, cet ingénieur agronome (diplômé de Gembloux) et docteur en sciences (ULB), compilait avec Raphaël Stevens de nombreuses données émanant de travaux divers conviant la sociologie, la biologie, l’économie, les neurosciences, la génétique, la climatologie aussi bien que l’intuition, l’éthique, l’altruisme et l’émotionnel. Ses conclusions ? Que l’état de notre monde – le réchauffement climatique, les épidémies, les inégalités, les conflits, la pollution, l’épuisement des ressources, les catastrophes naturelles et nucléaires, la surpopulation, l’extinction des espèces, etc. – prouve que la civilisation thermo-industrielle est vouée à disparaître prochainement (à l’instar de celles des Mayas, des Romains, des Mésopotamiens, entre autres). Une “fin du monde” loin des fictions hollywoodiennes, mais qui sera violente et irréversible.

L’enjeu pour la “collapsologie”, soit l’étude de l’effondrement dans la société industrielle, est de nous contraindre à ouvrir les yeux : la plus grande utopie serait de penser que le monde pourra continuer à vivre comme il a toujours vécu.

RIEN N’EST SOLITAIRE, TOUT EST SOLIDAIRE” (VICTOR HUGO)

Au XIXe siècle, une atrophie de la théorie de la sélection naturelle a permis d’asseoir le libéralisme. Le darwinisme social puisait dans le règne animal les bases de la “loi de la jungle”. Les concepts de concurrence, d’égoïsme et de compétition (qualifiés de “naturels”) gagnaient le coeur du contrat social, bien plus que les notions de réciprocité et de coopération (présentées comme “idéologiques”). Dans ce cadre, la perspective de l’effondrement paraît inexorable.

Reconsidérer plus largement la nature et la place qu’y prend l’humain, c’est à présent l’ambition de L’Entraide, l’autre loi de la jungle, livre signé en 2017 par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. « L’entraide n’est pas un simple fait divers, c’est un principe du vivant, clament-ils. En réalité, dans la jungle, il règne un parfum d’entraide que nous ne percevons plus. » Et de rappeler que les interactions humaines ne se limitent pas à de strictes relations économiques, comme l’observait déjà l’anthropologue Marcel Mauss. Il théorisait la réciprocité du don (donner, recevoir, rendre) comme un mécanisme puissant et fondateur des sociétés. Si les deux auteurs ne nient pas l’existence de la compétition, territoriale ou reproductive chez l’animal, ils font observer qu’elle est stressante et coûteuse. L’entraide est tout aussi naturelle, inscrite dans nos gènes et évoluant selon notre environnement. « Les rapports mutualisés structurent davantage la vie des groupes, fait remarquer Pablo Servigne. Le bien commun garantit une sécurité sur laquelle ils peuvent se reposer, prospérer et évoluer. Un exemple ? C’est une collaboration entre des bactéries qui a permis d’oxygéner l’atmosphère. »

engrenages Si les périodes d’abondance comportent leur lot d’égoïsme, la solidarité s’accentue dans les groupes les plus pauvres et lors de catastrophes naturelles. « Les individus, stressés ou en état de choc, sont à la recherche de sécurité avant toute chose ; ils sont donc peu enclins à la violence. Ils agissent de manière spontanée, automatique ou “inconsciente”, ce qui, le plus souvent, fait émerger des comportements d’entraide. » Pour étayer cette affirmation, les auteurs reviennent sur les actes héroïques lors des attentats à Paris en 2015, du tsunami de 2004, lors du 11 septembre 2001 mais aussi sur l’incendie et le tremblement de terre de San Francisco en 1906. « À l’occasion de l’ouragan Katrina qui dévasta la Nouvelle-Orléans en 2005, les pouvoirs en place ont fait état de violences (pillages, viols, meurtres), informations abondement relayées par les médias et incitant l’armée et les forces de l’ordre à intervenir de manière musclée, relève Pablo Servigne. Une enquête ultérieure a révélé l’exact opposé. Des réseaux d’entraides et d’organisations collectives avaient été mis en place spontanément. Aucun acte de violence n’a été avéré. »

LES ANIMAUX POUR RÉENCHANTER LA NATURE HUMAINE

Le darwinisme social a écarté de nombreux autres théoriciens du champ de la pensée : Pierre Kropotkine, par exemple, géographe et évolutionniste anarchiste russe ré-exhumé par Pablo Servigne, mais aussi par Vinciane Despret, philosophe, psychologue et éthologue à l’ULiège. « En 1902, raconte-t-elle, il évoquait déjà l’entraide chez les animaux, dans un monde d’une magnifique luxuriance. Dans les rigoureux écosystèmes de Sibérie, les organismes qui coopéraient survivaient mieux. La solidarité était un facteur de la sélection naturelle. »

Depuis une vingtaine d’années, un basculement chamboule l’éthologie et l’anthropologie : de nombreux travaux montrent en effet que les animaux sont capables d’émotions, ressentent la douleur, sont doués de mémoire, d’intelligence… ainsi que d’altruisme, d’entraide et de sacrifices pour le bien commun. Les frontières bougent ! Et le vivant ne serait pas si étriqué.

« Il faut toutefois se méfier des analogies avec les animaux, tempère Vinciane Despret. Elles demandent de redéfinir les êtres selon les besoins de la comparaison. On projette alors dans la nature les éléments permettant de construire ces comparaisons. C’est ce qui s’est passé avec le darwinisme social. » De plus, si une analogie souligne le caractère naturel d’une qualité pour la légitimer, elle pourrait tout autant justifier jusqu’aux comportements les plus violents. « Ce qui m’intéresse en revanche, poursuit-elle, c’est la rencontre de la diversité de modes d’organisation auxquels on n’aurait pas pensé. L’idée n’est jamais d’amener des solutions, mais d’ouvrir l’imaginaire et de miner les évidences. Tant qu’on ne battra pas en brèche l’évidence que l’humain est naturellement égoïste par exemple, on ne parviendra pas à s’en détacher pour penser autrement. »

Actuellement, la philosophe s’intéresse aux études du territoire chez les animaux. Mal comprises, elles peuvent servir à ériger la propriété privée comme modèle, sans alternative, pour régir l’usage du sol. « En réalité, observe Vinciane Despret, rares sont les éthologistes qui parlent de propriété privée. Bien souvent, les frontières chez les animaux sont assez souples. Ce qui définit un territoire c’est ce qui est adjacent à un autre ; il peut répondre à des besoins primaires, mais pas seulement. Chez certaines espèces d’oiseaux, la territorialité pourrait avant tout servir à avoir des voisins. Chez eux, les combats sont formels et les lignes ne bougent pas vraiment. Elles garantiraient plutôt une manière de vivre collectivement tout en préservant des espaces de tranquillité. Le territoire devient une organisation de groupe et rompt avec l’évidence de la propriété privée. »

La manière dont on s’interroge sur notre nature oriente donc notre pensée. “Pourquoi les êtres sont-ils devenus sociaux ?” : cette question apparemment anodine présuppose que la socialité n’est pas fondamentale, mais a été acquise. Et si, en adoptant des formes différentes, la socialité remontait aux origines du vivant ? « Bernie Krause, un bio-acousticien, a découvert que les différentes espèces d’un même environnement étaient attentives les unes aux autres, notamment pour laisser à chacun le soin d’être entendu, reprend Vinciane Despret. Une espèce va chanter et puis se taire, une autre prendra le relais, etc. C’est une forme de socialité interspécifique ! Il y en a quantité d’autres : les abeilles qui butinent les orchidées, les différentes essences de plantes et les champignons, la domestication des chiens. Elle est très réductrice, notre définition de la socialité, se limitant aux relations intraspécifiques ! Elle l’est d’autant plus que nous l’avons restreinte aux humains, comme si le reste du monde n’était que paysages et ressources exploitables. »

Dans les années 1930, les écologistes de Chicago étudiaient déjà les liens entre des communautés de vie et les écosystèmes. Ils notaient que leur stabilité dépendait de l’équilibre entre des espèces hétérogènes y habitant. Aujourd’hui, les commons et les coopératives locales émergent à nouveau et, pourtant, la pensée occidentale a souvent déclaré leur viabilité impossible. Il y aurait toujours des tricheurs ou des égoïstes pour les saboter. Certains chercheurs l’ont même prouvé mathématiquement. « Néanmoins, s’il en existe, c’est que ce n’est pas impossible. Loin des mathématiques, des recherches empiriques tentent d’identifier ce qui fonctionne et d’échafauder des dispositifs juridiques pour soutenir ces initiatives », avance Vinciane Despret. Une priorité pour ces projets, souvent fragiles et démunis face à la prédation d’un capitalisme global bien huilé.

LA CONVIVIALITE POLITIQUE

Le Pr Sébastien Brunet, spécialiste de la prospective et de l’analyse des risques à l’ULiège, par ailleurs administrateur général à l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS), dresse, dans Reconvertir la pensée industrielle, pour de nouvelles pratiques politiques, un plaidoyer pour la pro-action, la prospective, la recherche de débats collectifs comme actes de résistance.

« Dans une société totalitaire, explique-t-il, les imaginaires sur le futur ont été confisqués pour en imposer un. Des mécanismes idéologiques et institutionnels mènent les individus à un sentiment d’impuissance. Les démocraties, elles, sont fondées sur la mise en débat des discours sur le futur. Mais le capitalisme globalisé a eu un effet totalitaire : la croissance économique est devenue le moteur de toute chose. » Les rapports de domination se sont incrustés jusque dans les rouages du politique, réduit à un outil de gestion à court terme. Toute proposition sortant de ce paradigme étant taxée d’utopiste ou de populiste.

Une vivacité des débats sur d’autres futurs émerge cependant en dehors du politique. « Il y a un dynamisme associatif extraordinaire, une mobilisation autour de nombreuses causes, à favoriser et à soutenir, afin que le collectif se réapproprie les débats pour une vision commune. Elles montrent qu’un autre monde, collaboratif, diversifié, ouvert et durable est possible. Elles ne suffiront pas à éviter l’effondrement. Mais elles aident à anticiper le moment où nous devrons changer de cap, pense Sébastien Brunet. Ces débats passent par le développement d’une pensée prospective que Gaston Berger définit comme étant l’art de “voir loin, large et analyser en profondeur”. » La tâche n’est pas aisée et nécessite du temps : la prospective doit être systémique et tenir compte de nombreuses dimensions et de leurs interactions.

Pour le chercheur, cette notion du temps, imbriquée au développement technologique, a été influencée au cours de l’“industrialisation de la domination” (développée sur l’exploitation de la nature et l’asservissement des ressources humaines à la machine). La technologie est et a toujours été une opportunité formidable pour l’humanité. « Chaque innovation a un potentiel de convivialité, rappelle Sébastien Brunet. Elle peut permettre à un utilisateur d’échapper à des modèles de domination en s’en réappropriant les usages pour s’émanciper. Mais selon la manière dont elle est présentée, elle devient aussi une extension de notre capacité de domination. Ses trajectoires et ses enjeux de pouvoir doivent être mis en critique, tout comme son influence sur nos manières d’être. » Notons l’accélération du monde, emprisonnant notre pensée dans le court terme et le réactif. Anticiper les futurs, c’est postuler que s’écarter de cette vitesse est possible et nécessaire. Notons aussi que chaque nouvelle technologie complexifie le monde et augmente les risques sociaux et environnementaux. Entre vitesse et complexité, nous avons délégué aux politiques et aux experts scientifiques le soin de décider ce qu’est l’intérêt général. « On ne peut plus laisser cette question du vivre ensemble à d’autres, qui ont une vision restreinte du monde, incompatible avec le développement d’un projet collectif. Il ne faut pas “jeter” l’économie, mais la mettre au service de la société. Une meilleure convivialité devient donc aussi un enjeu pour nos institutions », estime Sébastien Brunet.

L’OUVERTURE DU POLITIQUE

Il est faux de croire que les citoyens sont devenus indifférents à la res publica : ils s’éloignent des partis traditionnels, mais s’engagent et s’inscrivent dans le collectif de bien d’autres manières. « Mais le fossé existe et témoigne du besoin de repenser la politique en la libérant de la logique industrielle de domination, pour une vie non plus fondée sur la maîtrise de l’environnement mais sur la convivialité, le partage et l’acceptabilité sereine de notre finitude. » Les pistes pour simplifier un monde politique trop hermétique sont nombreuses. On pense à une limite dans le temps des mandats, pour diversifier les profils et les expériences. Ou encore à l’instauration d’un service citoyen, qui formerait les individus à porter le collectif et contraindrait les acteurs politiques à partager le pouvoir. Une limite à la toute-puissance des partis et une accentuation de la démocratie participative et des délibérations collectives aideraient aussi à sortir de cette “molitique” (contraction entre “molesse” et “politique”, qui “gère l’état du collectif plutôt que de lui donner un sens, un projet, une vision”). Enfin une refonte de l’école utilitariste, adaptable aux cadres de l’industrie, atténuerait la reproduction sociale et politique de nos sociétés et la dévalorisation de nombreuses formes d’intelligence. “There is no alternative”, martelait Margaret Thatcher. Il semblerait pourtant qu’ouvrir le champ politique permette de voir les germes… d’une alternative, justement.

Pour s’entraider plus loin

Sébastien Brunet, Reconvertir la pensée industrielle, Pour de nouvelles pratiques politiques, Couleur livres, Bruxelles, 2018

Frans de Waal, Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ?, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2016

Vinciane Despret, Penser comme un rat, Sciences en questions, Quae, Versailles, 2016

Vinciane Despret, Que diraient les animaux si... on leur posait les bonnes questions ?, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2012

Jared Diamond, Effondrement, Gallimard, Paris, 2009

Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme, Nil, Paris, 2013

Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, Paris, 2015

Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2017

Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, La Découverte, Paris, 2017

Partager cet article