Gaspard Marnette

De la chronique au récit historique

Dans Le dialogue
Entretien ARIANE LUPPENS – Photos BARBARA BRIXHE

L’histoire et ses grands personnages. L’histoire et ses grands événements. Et si d’une seule existence banale, il était aussi possible de tirer un récit historique ? Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, Gaspard Marnette, un armurier de Vottem (près de Liège), se lance dans la rédaction d’une chronique villageoise qu’il tiendra pendant plus de 40 ans. C’est de cette entreprise singulière et exceptionnelle que Carl Havelange, historien, maître de recherches au FNRS à l’ULiège, s’est emparé dans son ouvrage Gaspard. Une écriture ouvrière au XIXe siècle. Retour sur ce document au cours d’un entretien croisé avec le Pr Thierry Lenain, philosophe et historien de l’art à l’ULB.

Le Quinzième jour : Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre travail et nous expliquer ce qui, dans la chronique de Gaspard Marnette, vous a inspiré la question de savoir comment écrire l’histoire ?

Carl Havelange : C’est une longue histoire. Ce document est exceptionnel. Il est très riche en détails et il s’inscrit dans une période où les humbles n’écrivent pas. La chronique est manuscrite, tenue au jour le jour. Elle est restée longtemps inconnue jusqu’à ce qu’un de mes amis, René Leboutte, qui faisait des recherches sur la démographie de la Basse-Meuse au XIX e siècle, la découvre au fin fond d’une petite paroisse. Dès le départ, ce document issu de la culture populaire a eu à nos yeux une valeur essentielle. René Leboutte écrit alors un ouvrage basé sur la chronique qu’il intitule L’archiviste des rumeurs. Il me demande de le préfacer. Ce premier livre se présente comme une anthologie raisonnée des textes de Gaspard Marnette, illustrant chapitre par chapitre les conditions de la vie populaire de l’époque. Ce livre me laisse un goût d’insatisfaction malgré mon enthousiasme car j’ai le sentiment que toute l’exploitation de la source repose sur une réduction de la parole si singulière de Gaspard, une réduction à autre chose qu’elle-même, une réduction à sa seule valeur testimoniale. En effet, le travail des historiens spécialisés dans l’étude des cultures populaires consiste, d’une certaine manière, à dépouiller le document de sa singularité pour en extraire des éléments d’ordre général susceptibles de donner à voir la “réalité” des conditions et des modes d’existence du passé. J’ai donc décidé de reprendre cette affaire en main pour affronter et, si possible, dépasser cette question de la testimonialité. Comment faire ? Comment parler d’histoire lorsqu’on tente de contourner cette fatalité critique de la testimonialité ? C’est là une question indistinctement méthodologique et épistémologique dont la résolution engage, j’en ai la conviction, les moyens de l’écriture historienne et la possibilité de son renouvellement.

Thierry Lenain : Quant à moi, je n’ai jamais lu un travail d’historien qui soit comparable à celui effectué par Carl. Cela m’a permis de mieux mettre en perspective mes propres manières d’approcher l’histoire, d’ouvrir une case dans mon imaginaire d’historien. Je n’ai jamais rien fait de tel. On se laisse saisir par la rencontre d’une singularité située.

LQJ : À partir de quand jugez-vous en tant qu’historien que le contenu de cette chronique est digne d’intérêt sur le plan historique ? Qu’est-ce qui fait que nous pouvons sortir du cas particulier de Gaspard pour aller vers plus de généralité ?

C.H. : L’histoire, ce n’est pas seulement la description des événements passés. C’est d’abord une pratique très exigeante de l’écoute. Cela demande beaucoup de rigueur pour qu’autrui ne soit jamais réductible à une caricature de lui-même. On ne fait pas usage d’autrui, mais on accompagne sa pensée : c’est le point focal, je crois, d’une critique renouvelée. C’est ce qui arrive quand un texte vous met en mouvement sur le plan de la réflexion et de la pensée. Ainsi, en partant de la ténuité du témoignage de Gaspard, on parvient à faire valoir l’idée que sa chronique mérite d’être lue et étudiée. Si on y arrive alors, l’objectif me semble atteint. Le fait de considérer le témoin et soi-même comme sujet, c’est aller vers une plus grande objectivité. Ma démarche a donc été d’être au plus proche de la parole de Gaspard.

Th.L. : On est dans un livre qui est marqué au sceau de la visualité, mais qui ne réduit pas son sujet à une image plus ou moins préconstituée. Ce n’est pas Carl Havelange qui débite ses propres marottes sur le fond du texte de la chronique. C’est vraiment faire parler ce texte lui-même et cela suppose d’aller à la rencontre de quelque chose d’autre que la seule subjectivité de l’observateur et les représentations communes de l’histoire. La pratique de l’histoire est pour moi indissociable de ce contact avec une altérité.

C.H. : Une altérité au service de laquelle on se met en tant qu’historien. C’est une pratique de l’histoire hésitante, inquiète, fragile, mais qui met fermement en question les relations de pouvoir dont l’exercice du savoir est habituellement porteur. De ce point de vue, la question du peuple est très suggestive puisque, même à vouloir être “de son côté”, l’historiographie traditionnelle maintient une forme de sujétion de la parole du témoin à l’autorité du savant. Lire Gaspard – le lire vraiment –, c’est échapper à la hiérarchie des mots, des savoirs, des représentations – rendre à la parole du “témoin” la plénitude d’exister. L’historien est au service de cette voix qui s’élève du passé…

LQJ : Pouvez-vous nous parler un peu de Gaspard et de l’importance qu’il attache à la religion et à la vie paroissiale avec son cortège de fêtes, de processions et de bannières colorées ?

C.H. : Gaspard n’est pas un homme très sympathique au premier abord. Il paraît imbu de sa personne et comme engoncé dans une forme de catholicisme intransigeant et étroit. C’est un voyeur professionnel qui va “cafter” auprès du curé les débauches qu’il observe dans son village. Il n’arrête pas d’insulter les “libéraux”, les “francs-maçons”, tout en ne mettant d’ailleurs pas grand-chose derrière ces épithètes. Tout ceci m’a d’abord amené à vouloir purifier son témoignage de tout ce qui sentait trop la sacristie. Cela me semblait être un écran entre son regard et le nôtre. Puis, un jour, j’ai fini par dénicher au fond d’armoires poussiéreuses de l’église de Vottem les bannières de procession dont parle Gaspard avec un luxe extraordinaire de détails. J’ai alors réalisé que c’était le coeur du sujet pour lui. Ces bannières, qui avaient coûté chacune, plus d’un an de salaire ouvrier, se levaient, lumineuses et chatoyantes, dans les rues sombres et poussiéreuses d’un village minier, comme traçant dans leur sillage des chemins de couleurs qui soudaient la communauté.

Th.L. : Concernant la figure de Gaspard, je ne l’ai pas trouvée antipathique. Il y a une fibre humaine évidente à travers ses commentaires. On sent qu’il est touché par les histoires qu’il raconte. Et je suis quand même confondu d’admiration pour la maîtrise narrative de ce monsieur qui avait fait tout juste l’école primaire. Les extraits repris dans le livre de Carl sont bien construits, bien amenés. Par ailleurs, ce qui ressort pour moi également, c’est la singularité de Gaspard en termes sociologiques. Ce n’était pas un marginal, il a failli être élu conseiller communal. Ce n’était pas non plus un “grand singulier” puisqu’il n’était ni criminel ni fou. Pour le reste, il se distingue certainement de son milieu par l’écriture, même si ce n’est pas un écrivain au sens sociologique du terme. Cette combinaison très curieuse de singularité sans marginalité fait, me semble-t-il, de Gaspard un ovni en sociologie de la littérature.

LQJ : Vous évoquiez la qualité littéraire de la chronique. Celle-ci passe notamment par une abondance de détails visuels…

Th.L. : Effectivement. D’ailleurs, en tant qu’historien d’art, j’ai trouvé dans cet ouvrage une dimension sensible et visuelle très présente. En général, les historiens ne sont pas très intéressés par la visualité. S’ils le sont, ils deviennent historiens de l’art. Carl, auteur d’un livre sur l’histoire de la visualité, est un cas tout à fait particulier de ce point de vue. On le sent dans ce livre-ci, qui est très graphique. Il y a une iconographie de Gaspard Marnette à travers une série d’objets présents dans le récit : les bannières, les statues, la Vierge, etc. Cette visualité intervient aussi plus généralement au travers des histoires qu’il raconte, les destins individuels parfois tragiques et les images frappantes comme ces “femmes-parachutes” dans lesquelles j’ai tout de suite retrouvé celle d’Alice au pays des merveilles qui, à l’instar des femmes de Vottem, tombe dans le puits et dont la jupe fait parachute ! Cette iconographie est remarquable et Carl la fait très bien ressortir. Pourtant, au premier abord, que faire de ce genre de détail quand on est historien ?

C.H. : Je suis très heureux de t’entendre parler de la visualité évidemment, car c’est ce qui structure le propos théorique du livre, sans que j’en aie eu conscience tout de suite. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai accepté de voir avec l’auteur plutôt que de purifier son témoignage de son propre regard subjectif, quand je me suis laissé porter par la vibration, la dimension intensément sensible de son regard. Alors, c’est un monde de perceptions et d’émotions ténues, mais essentielles, qui se lève sous le regard de l’historien !

LQJ : Gaspard écrit sa chronique à partir de 1862. Nous sommes en pleine industrialisation et le monde ouvrier se développe. Dans ce contexte, Gaspard, catholique conservateur, ne fait-il pas là aussi office d’ovni dans le milieu qui est le sien ? Ou bien, au contraire, est-il l’écho d’une majorité silencieuse ?

HavelangeCarl-BB C.H. : La question de la représentativité est, bien entendu, pertinente. Mais Gaspard ne peut pas être réduit à la seule question de savoir s’il est ou non représentatif de ce qu’était l’ouvrier au XIX e. C’est le mouvement qui est représentatif. Le mouvement de ces vies singulières dont nous sommes les héritiers. Quand on est historien, ou anthropologue ou sociologue, on a très envie que la parole si rare du peuple soit une parole résistante. On voudrait croire que nos héros ne sont pas ceux qui ont porté la bannière de la Sainte-Vierge, mais plutôt ceux qui ont porté celle de l’émancipation des peuples. Or, le regard de Gaspard me conduit dans un tout autre régime d’acquiescement. Gaspard est représentatif en ce sens que, dans les villages du XIX e siècle, même si on est déjà sensible à une forme de déchristianisation, et peut-être même à cause de cela, l’adhésion aux rites, aux valeurs catholiques, est extrêmement forte. Le curé reste la personne principale du village avec le bourgmestre, l’instituteur, et c’est cela qu’il est intéressant d’étudier plutôt qu’un phénomène dont on anticiperait comme a posteriori l’effacement. La loi communale date de 1836. Auparavant, il n’y a pas de conseil communal, pas de vie politique villageoise. Au moment où Gaspard commence à écrire, c’est une expérience toute récente qui rencontre en fait l’indifférence générale. Cela, Gaspard nous l’apprend. Il n’y avait pas vraiment d’appartenance partisane, on changeait d’alliance sans difficulté. La vie politique était alors un moyen d’animer la communauté plutôt que d’affirmer des valeurs idéologiques. Gaspard évoque ainsi le personnage de Louis Colson qui passe du catholicisme le plus intransigeant au socialisme en 1886.

Th.L. : On se situe sur un tout autre plan que les grands récits d’aliénation et d’émancipation. On ne fait rien avec le texte de Gaspard Marnette si on part avec ce type de schéma. Il faut un regard particulier et une conception particulière de l’expérience historienne, du travail de l’historien, pour pouvoir en faire quelque chose. Soulignons au passage que Gaspard n’est pas un traître à sa classe. J’imagine très bien ce qu’un idéologue inspiré par un marxisme mal digéré pourrait faire de cet ouvrier chroniqueur et ami du curé. Mais on passerait alors complètement à côté de l’essentiel.

C.H. : La difficulté de ce texte est qu’il est inclassable. On ne peut comprendre, lire, recevoir une telle source qu’en considérant la vie même de son auteur et les bribes d’émotions, d’intentions, de renoncements, de relations qui font que, pendant 40 ans, Gaspard voue sa vie à ce qu’on pourrait appeler la littérature. Il choisira même de rester célibataire pour cette raison. La singularité n’est pas ce qui empêche de comprendre, mais, au contraire, ce qui donne à lire et à comprendre. Cela revient à être en permanence en position d’étonnement par rapport à la parole d’autrui, comme si cette lecture était à chaque fois neuve à nos yeux. Se saisir du monde en le laissant détruire vos certitudes ou au moins les mettre à mal.

Th.L. : Cela aussi, c’est une chose qui m’a frappé. Ce n’est pas un livre qui consiste à développer une thèse. La réponse ne préexiste pas à l’objet. La question est d’entrer en relation avec cet objet-sujet. Ce n’est pas de montrer ce que l’on sait déjà au départ. Cela oblige à revoir fondamentalement les méthodes.

LQJ : En dehors du personnage de Gaspard, qu’est-ce qui, dans cette chronique, a justement battu en brèche vos certitudes ou vos a priori sur cette société ouvrière et villageoise du XIXe siècle ?

C.H. : J’ai été complètement dérouté. Pourtant ce monde, celui de Vottem entre 1850 et 1900, ne nous est pas aussi étranger qu’on pourrait le croire. Je dirais même que nous en sommes les héritiers. Par ailleurs, ce qui ressort, c’est ici encore, l’idée du mouvement. Souvent, quand on est historien, on voit les destinées auxquelles nous nous intéressons comme déterminées par le temps et par l’histoire. Là, tout est configuré dans un paysage qui existe, mais où tout bouge tout le temps. C’est un mouvement perpétuel : mouvement d’émotions, de gestes, de marches, de travail, de peines, de fêtes. C’est ce mouvement qui me semble être d’une puissance quasi tragique, au sens théâtral du terme. Enfin, cela apprend la modestie à l’historien. Ce mouvement perpétuel que vous ne pouvez percevoir que si vous vous y impliquez vous-même d’une certaine manière vous invite à penser autrement l’écart des temps, des conditions, des destinées. C’est très émouvant.

LenainThierry-BB Th.L. : Il y a aussi quelque chose qui tient presque de la rencontre ethnographique. Ce curieux phénomène d’entrer en présence, de faire une sorte de rencontre avec une personne dont on comprend ce qu’elle dit puisque le texte n’est ni obscur, ni énigmatique. En même temps, il s’agit de gens dont les paramètres moraux, idéologiques sont très différents des nôtres. Il y a un croisement entre l’altérité et la proximité. Bien souvent, l’historien fait l’impasse là-dessus, surtout lorsqu’il travaille sur des époques très reculées où il est très difficile d’avoir ce sentiment de présence. Comment l’éprouver par rapport à des personnages comme Jules César par exemple ? Ce sentiment, nous l’avons avec Gaspard. On pourrait, un jour, publier une petite sélection des extraits de la chronique, car le texte est vraiment porteur d’un regard incarné ; il possède une valeur littéraire en ce qu’il nous met en présence de moments humains d’une grande densité. Il y a de très beaux passages, comme celui sur ce pendu du verger, cette rencontre avec un suicidé inconnu, et la discussion autour de ce que l’on va en faire. Il y a aussi le passage sur la photographie qui raconte comment Gaspard et ses parents vont se faire tirer le portrait pour la première fois. On touche là une phase historique qui n’est pas si éloignée de nous chronologiquement parlant, mais reflète un monde tellement différent du nôtre, où la pratique photographique a perdu l’espèce de transcendance qu’elle possédait à ses débuts (et que seuls les artistes peuvent faire ré-émerger).

C.H. : Il y a en plus une dimension célébrative. De quoi ? Du ténu, de la vie quotidienne en son sens le plus puissant, c’est-à-dire la vie des humbles comme Gaspard et comme nous. Or, j’ai compris avec Gaspard qu’aux yeux des artistes ou des savants, pour qu’un homme du peuple puisse s’exprimer, il faut qu’il soit fou, criminel ou totalement marginal. Si c’est un petit bonhomme comme tout le monde, il n’a pas le droit à la parole. Mais nous avons le droit à la parole. C’est aussi un geste politique de célébrer des destins qui n’ont rien d’exceptionnel !

⇒ Carl Havelange, Gaspard. Une écriture ouvrière au XIXe siècle, Les presses du réel, Dijon, février 2018

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