Le sens de la citoyenneté politique

Entretien avec Véronique De Keyser

Dans Omni Sciences
Entretien HENRI DELEERSNIJDER - Photos JEAN-LOUIS WERTZ

Professeur émérite de l’université de Liège et ancienne députée européenne, Véronique De Keyser a décidé de mettre fin à sa carrière politique. Elle s’engage maintenant de plus en plus dans des actions humanitaires, au Sud-Kivu, et dans une réflexion approfondie sur le devenir de l’Europe. Parcours d’une vie et perspectives nouvelles.

Le Quinzième Jour : On a coutume de dire que Bruxelles et Liège ne font pas bon ménage et que le courant entre ces deux villes ne passe pas toujours bien. N’êtes-vous pas une exception en la matière ?

Véronique De Keyser : En quelque sorte, oui. Je suis née à Bruxelles et y ai fait mes études à l’ULB. Mais, alors que j’ai commencé ma carrière universitaire dans l’institution bruxelloise, elle s’est rapidement poursuivie et développée à l’université de Liège. Je suis tombée amoureuse de la Cité ardente et, tout particulièrement, des usines Cockerill.

LQJ : Comment s’explique cet engouement subit ?

V.D.K. : Je crois qu’il faut en chercher la cause principale dans ma passion pour... les mathématiques. J’ai d’ailleurs fait des humanités “latin-math” dans le secondaire, ce qui m’interdira d’accéder en médecine à l’université, réservée alors aux seuls diplômés de “latin-grec”. Du coup, je me tourne vers les études de psychologie à l’ULB. Les deux premières années, je m’y ennuie mortellement, mais la troisième année s’ouvre sur des cours prenant en compte le domaine du travail et des entreprises. Choc assuré ! Je décroche mon diplôme en 1968 et présente ma thèse de doctorat en psychologie du travail en 1974 : elle portait sur l’évolution technologique dans la sidérurgie et plus précisément, suite à l’introduction des ordinateurs, sur la prévention des erreurs humaines dans les installations automatisées comme la coulée continue de Chertal.

LQJ : Mais l’Europe semblait déjà vous intéresser à l’époque.

V.D.K. : Oui, car j’ai été très vite sensibilisée par l’idée d’une Europe industrielle créée avec les travailleurs. D’où, dès la fin des années 60, mes travaux de recherche relatifs à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), menés au sein du Centre d’études et de recherches industrielles de Bruxelles. Une autre raison, plus personnelle celle-là, a motivé mon intérêt pour l’Europe : j’ai perdu mon père résistant en 1945 alors que je n’avais que quelques mois. Le souci de préserver la paix sur notre continent ne m’a jamais quitté, tout comme la volonté de prévenir les risques et traumas sur les lieux de travail. Ce sera l’épicentre de mon parcours universitaire.

LQJ : Lequel, commencé à l’ULB, se poursuivra à l’ULiège.

V.D.K. : J’y débarque, en tant que chargée de cours, en 1984 et y devient professeur ordinaire quatre ans plus tard, avant d’être, de 1990 à 1998, doyenne de la faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation. C’est au sein de cette Alma mater liégeoise que j’ai pu mener mes recherches appliquées dont le thème principal a été la sécurité et la fiabilité humaine dans des environnements à risque, comme l’anesthésie, l’aéronautique, la sidérurgie et l’industrie nucléaire. De 1991 à 1998, j’y ai dirigé un centre d’excellence, le PAI (Pôle d’attraction interuniversitaire), qui m’a permis de me spécialiser dans la modélisation cognitive basée sur l’intelligence artificielle, plus spécifiquement la modélisation du raisonnement temporel et la prise de décision dans les situations dynamiques, recherche fondamentale que j’ai poursuivie au niveau mondial. Cela m’a ainsi amené à entretenir d’importantes collaborations non seulement avec les États-Unis et la Russie, mais aussi avec l’Afrique et l’Amérique du Sud.

LQJ : Cette démarche a-t-elle aussi eu son impact dans la région liégeoise ?

V.D.K. : Bien sûr. Quand les travailleurs de Cockerill ont été amenés à devenir des opérateurs de salles de contrôle, par exemple, suite à une technicisation grandissante de leurs tâches, il était indispensable d’affiner leur expertise et de les préparer à mettre en place un processus d’anticipation des incidents. Je n’ai jamais perdu de vue cet aspect prégnant du travail des ouvriers, non plus que les conflits qui surgissent immanquablement entre eux et les machines.

LQJ : D’où votre engagement politique au Parti socialiste ? Et votre élection au Parlement européen ?

DekeyserVeronique-Vert-JLW V.D.K. : Tout au long de ma carrière scientifique, j’ai toujours maintenu cet engagement social. Mais si je suis devenue députée européenne le 12 septembre 2001 – le lendemain des attentats de New York –, c’est par le plus grand des hasards. Au cours d’une de ses conférences à laquelle j’assistais, Philippe Busquin, à l’époque Commissaire européen chargé de la recherche scientifique, avait fait une distinction entre sciences dures et sciences molles. Je lui fis immédiatement savoir mon désaccord à ce propos, disant qu’un tel distinguo n’avait pas de sens. Résultat ? Il me demanda de me mettre sur la liste du PS pour les élections européennes... ce que j’acceptai d’autant plus volontiers que j’y figurais à une place non éligible (quatrième suppléante). Mais une nouvelle réglementation interdisant aux bourgmestres de communes de plus de 50 000 habitants de devenir député européen et la mort dans un accident de voiture de mon prédécesseur sur la liste, le député Jacques Santin, qui siégeait à Strasbourg, ont fait en sorte que je m’y retrouve, en définitive. Et cette aventure européenne durera pendant 13 ans, jusqu’au 30 juin 2014 !

LQJ : Cette expérience vous a-t-elle comblée ?

V.D.K. : Dans une très large mesure, oui. Comme je vous l’ai dit, la cause européenne ne m’était pas étrangère, le souvenir de mon père aidant et la hantise de la guerre continuant de m’habiter. J’avais mis les choses en place à l’Université : toute une équipe de chercheurs fonctionnait. Je pouvais maintenant m’investir dans des actions de paix ; je me suis rendue d’ailleurs, de nombreuses fois, au Moyen-Orient, adoptant notamment une position ferme contre l’intervention militaire en Irak en 2003. Le monde arabe, avec la Palestine en premier lieu, a été durant mes trois mandats européens au centre de mes préoccupations. J’ai pu admirer, sur le terrain, le courage de celles et ceux qui y mènent un combat pied à pied, sans relâche, pour le respect des droits humains les plus élémentaires. Cette vie intéressante mais épuisante a pris fin en 2014, suite à la décision du PS de ne pas me représenter sur la liste européenne. Je l’ai bien évidemment regretté, tout en acceptant de soutenir, en dernière suppléance, la liste régionale menée par Jean-Claude Marcourt. Par conviction, mais sans plus : la construction européenne restait ma priorité.

LQJ : Vous voilà interdite d’“international”...

V.D.K. : J’ai décidé alors de poursuivre mon cheminement en approfondissant un aspect humanitaire que le touche-à-tout politique ne m’avait pas permis de creuser. En 1988, j’avais accompagné en Guinée Conakry le Pr Jean de Leval de l’ULiège, un urologue spécialisé dans la réparation des fistules ano-vaginales, comme le Dr Denis Mukwege. J’avais donné là-bas des cours sur la prévention des erreurs humaines. J’y avais vu de merveilleux étudiants, obligés d’étudier à la lumière des réverbères ! Et je m’étais dit : je retournerai dans cette Afrique qui m’avait tant fascinée. L’occasion se présente en 2014. Je rencontre Guibert Cadière, chirurgien et professeur à l’ULB qui me dit tout de go : « Je pars en Afrique dans 15 jours, viens avec moi. Je vais y opérer avec des trocarts. » Pour moi qui avais travaillé sur les transferts de technologie dans les pays en développement, c’était une aubaine. Je ne m’attendais pas à la suite. C’est dans le Sud-Kivu que j’atterris alors. Nouveau choc ! J’assiste à des opérations de bébés qui ont été violés, la plupart âgés de quelques mois à peine. Épreuve supplémentaire : ces victimes, une fois sorties du centre hospitalier, sont renvoyées dans les villages où elles ont subi les meurtrières exactions des rebelles. Dès lors, je n’ai plus quitté le Sud-Kivu. Mes connaissances sur le stress, j’ai tenté de les mettre en pratique dans le but d’assurer la reconstruction psychologique de ces petites filles mutilées, mais elles m’ont autant appris que j’ai pu leur apporter.

LQJ : Un nouveau défi pour vous, donc ?

V.D.K. : Tout à fait. C’est une nouvelle porte qui s’est ouverte pour moi, et elle n’est pas prête de se refermer. En l’occurrence, ce sont deux médecins qui, coup sur coup, m’ont mis le pied à l’étrier de l’Afrique. Je retourne du reste incessamment au Sud-Kivu. Quelle satisfaction d’y soutenir le travail du Dr Mukwege, le justement renommé “homme qui répare les femmes” ! L’ASB L “Les enfants de Panzi”, que j’ai contribué à fonder et dans laquelle l’université de Liège est partie prenante, a mis en place des actions concrètes auprès des victimes des violences sexuelles (femmes et enfants, même très jeunes) : inutile de dire qu’elles ont besoin d’un important suivi, tant sur le plan social que psychologique, ne fût-ce que pour éviter d’être rejetées par leurs proches et les habitants de leur village d’origine.

LQJ : Avez-vous bénéficié d’appuis dans cet engagement ?

V.D.K. : Énormément. Je tiens ici à remercier les femmes politiques belges, tous partis politiques confondus, qui m’ont aidée – et de quelle merveilleuse façon ! – dans cette entreprise sur le sol africain si souvent meurtri par des actes d’une barbarie sans nom. Du 28 janvier au 4 février 2015, je m’étais rendue une première fois à l’hôpital de Panzi dans le but d’analyser la prise en charge psychologique souhaitée par son fondateur, le Dr Mukwege. Et l’année suivante, une partie de l’équipe de l’ULiège (CHU et faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’éducation), porteuse du programme d’accompagnement psychosocial de l’hôpital, a fait le même déplacement avec l’association “Les enfants de Panzi”. Depuis, mes cofondatrices (Cathleen de Kerchove, Isabelle Durant, Marie-Dominique Simonet) et moi-même avons assuré une dizaine de missions sur place, et nous avons pu former et embaucher une équipe psychosociale congolaise, basée à l’hôpital de Panzi, laquelle se déplace dans les villages pour organiser des activités et des jeux thérapeutiques avec les petites victimes. Plus que jamais, je compte m’investir dans ce type d’actions.

LQJ : Vous avez eu une brillante carrière universitaire et vous voilà engagée dans une nouvelle voie. Comment s’explique chez vous, si vous me permettez l’expression, cette “propension à la bougeotte” ?

V.D.K. : Ce n’est pas de la bougeotte mais l’amour du mouvement. De la vie. J’ai toujours eu peur d’être enfermée dans le “cloître universitaire”. Raison pour laquelle j’ai voulu aussi construire ailleurs. Et l’Afrique a fait partie de cette envie : elle le reste, intensément, et cela me rend vraiment heureuse. J’y retourne d’ailleurs trois ou quatre fois par an.

LQJ : La politique, vous lui avez dit adieu : cela n’a pas été trop dur ?

V.D.K. : Non, car cela m’a permis d’ouvrir un nouveau chapitre de ma vie, d’explorer d’autres champs. Si j’ai démissionné du Conseil communal de Liège, c’est parce que je n’y apportais plus de valeur ajoutée ; j’ai estimé que quelqu’un d’autre pouvait y prendre ma place et j’ai une conscience aiguë du temps qui passe, et du temps, j’en ai trop peu. Mais je ne peux nier que le scandale de Publifin m’a cruellement blessée et déçue.

LQJ : “La conscience du temps qui passe” dites-vous. Pourriez-vous préciser votre sentiment à ce propos ?

V.D.K. : Bien volontiers. J’ai subi de très graves maladies et je me dis : comment faire avec le temps qu’on a pour faire quelque chose de bien ? Je sais qu’en Afrique, les tâches sont énormes et, au risque d’insister, je veux y consacrer le meilleur de mon temps. Cela ne veut pas dire, évidemment, que je renonce à mes combats de toujours : les droits humains, la laïcité, les femmes, l’Europe.

LQJ : L’Europe ? Depuis la fin de votre mandat européen, que votre parti n’a pas souhaité voir renouvelé, je croyais qu’elle était sortie de votre champ de vision ou d’intérêt.

V.D.K. : Pas du tout ! Je viens d’ailleurs de sortir un ouvrage la concernant : Une démocratie approximative. L’Europe face à ses démons*. Né de la volonté de ses pères fondateurs de ménager un espace de paix au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le projet européen a aujourd’hui du plomb dans l’aile : il s’est construit contre le fascisme mais se voit entamé, sinon attaqué par de funestes dérives s’apparentant de plus en plus à l’extrême droite. Au sein de l’Union resurgissent des thématiques qui paraissent d’un autre temps : nationalisme et rejet des réfugiés ou migrants en général. Ce sont là des mécanismes qui font froid dans le dos. Il est dès lors urgent de retisser chez les Européens un sens de la citoyenneté politique. Les peuples se sont sentis abandonnés par une édification qui faisait finalement peu de cas d’eux : dépourvus de protection, ils sont tombés dans un désamour dont les conséquences sont de plus en plus présentes actuellement.

LQJ : Tout serait-il donc fichu ?

V.D.K. : Non, si l’on veut bien se souvenir qu’on ne tombe pas amoureux d’un grand marché. Si l’Europe se réduit à cela, elle n’aura pas l’adhésion de ses populations. Heureusement, des signes paraissent prometteurs : des mouvements de jeunes s’emploient à maîtriser les changements en cours, de quoi guider une action politique débarrassée des seuls impératifs d’une économie débridée, sans parapets sociaux protecteurs.

Une démocratie approximative. L’Europe face à ses démons, coll. “Libertés j’écris ton nom”, Centre d’action laïque, Bruxelles, février 2018.

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