Changement de cap

Pour se nourrir autrement

Dans Univers Cité
Dossier et photos FABRICE TERLONGE

L’on y croise monsieur et madame Tout-le-monde, ni bobo ni bio. L’ail, les poivrons et les avocats de petites exploitations espagnoles y trônent à côté des pommes de terre de Remicourt, des oignons d’Ében-Émael et des échalotes de Hognoul. Quelquefois, des produits manquent, corollairement aux aléas naturels, météorologiques ou simplement humains des maraîchers ou des agriculteurs du coin. « Des dames âgées que l’on ne voit pas habituellement dans les magasins bio y vont. Ça rappelle un peu ces marchés méditerranéens où des paysans locaux viennent vendre directement leur production au détail », observe Bruno, l’un des commerçants-voisins de la rue En Neuvice, à Liège. C’est en effet dans cette petite artère à la dynamique renouvelée, la seule de la ville ayant conservé son tracé du Moyen Âge, qu’est apparue il y a un peu plus d’un an une enseigne proposant fruits, légumes, fromages ainsi que quelques autres aliments de base provenant, pour une large part, de producteurs de la région. En un peu plus d’un an, 2000 clients ont nourri un engouement qui a permis aux Petits Producteurs d’ouvrir un deuxième magasin et d’envisager la création d’un troisième. Des acheteurs comme Sarah, contente de dépenser son argent pour alimenter un circuit d’économie locale « et pour des produits nettement plus goûteux, moins onéreux que chez les autres spécialistes du bio et finalement pas plus chers que dans bon nombre de supermarchés ». Érigée en coopérative, cette entreprise axée sur les circuits courts rassemble une cohorte d’associations membres de la Ceinture aliment-terre et une grande partie de marchandises cultivées par les Compagnons de la terre, coopérative liégeoise à finalité sociale qui a pour objectif de produire agro-écologiquement une alimentation pour le circuit court, en mutualisant les savoirs et les outils.

PRÉFÉRER LES PRODUITS DU TERROIR

Bien que nées d’un élan collectif antérieur de deux ou trois ans, ces deux structures ont tout de même été portées par l’engouement provoqué par le documentaire français à succès Demain, réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent. Sorti en 2015, le film présentait plusieurs initiatives inspirantes à travers le monde face aux défis environnementaux et sociaux en matière d’énergie, d’économie, d’éducation, de gouvernance ou d’agriculture. Aujourd’hui, les points de vente sans intermédiaires de nos nouveaux maraîchers sont un exemple concret de ce qui peut être mis sur pied à l’échelle locale.

Née en 2012, la Ceinture aliment-terre liégeoise émane, elle, d’une coalition d’acteurs économiques, culturels ou citoyens de la région engagés dans le projet de transformation en profondeur du système alimentaire. Dans son giron, des dizaines d’initiatives de production et de commercialisation alternatives se sont lancées. Mais on parle aussi de formation, d’accompagnement à l’installation, d’entités de soutien à l’agriculture locale ou de groupements d’achat. « L’un de nos principes fondateurs était de créer une alliance ville-campagne afin que la paysannerie fasse partie des choix de consommation, d’épargne et d’investissement de la population », rappelle Christian Jonet, qui coordonne à l’heure actuelle cet ensemble constitué d’un maillage d’associations, de producteurs, d’entrepreneurs, d’acteurs de terrain et de citoyens. En 2012, les premiers contacts entre eux avaient permis de mettre sur les rails le réseau “Liège en transition”, nouvelle greffe d’un mouvement citoyen au maillage mondial, né en 2006 en Grande-Bretagne à l’initiative de Rob Hopkins, un formateur en permaculture (basée sur les équilibres de l’écologie naturelle) promouvant l’idée de rendre les villes, villages ou quartiers plus durables et plus conviviaux sans attendre l’initiative des pouvoirs publics. L’un des groupes de travail de Liège en transition, relativement informel parce que lancé en auto-organisation, ciblait alors ce qui était identifié comme l’un des grands enjeux de demain : la relocalisation et la diversification d’une production alimentaire écologique et plus autonome à l’échelle de la communauté locale. Un défi de taille, au regard des chiffres ! Il y a 27 ans, les emplois dans l’agriculture représentaient encore 3% du total des emplois en Belgique. En 2017, il ne s’agissait plus que d’1%. Concrètement, entre 1985 et 2015, notre pays a perdu en moyenne 43 fermes chaque semaine et, pendant ce même laps de temps, en a vu disparaître 63%. Mais à côté de la question de la production alimentaire, des interrogations autour de l’écologisation de nos modes de vie, de la recréation de liens sociaux et de la résilience communautaire restaient également au centre des multiples échanges alors en germination.

FESTIVAL NOURRIR LIÈGE

À l’heure où les commerces proposant des produits locaux de toutes factures commencent à éclore un peu partout, les choses bougent. L’objectif, formulé par Christian Jonet, “Projetons-nous à 25-30 ans pour que la majorité de notre consommation soit produite localement, dans les meilleures conditions écologiques et sociales ” revenait comme une antienne au festival Nourrir Liège, qui a réuni 4000 personnes, du 15 au 25 mars, dans l’épicentre principautaire. Un événement rassembleur autour de la question de la “transition agricole à Liège et ailleurs” marqué par la conférence-phare du fameux Rob Hokins (voir l’entretien ci-dessous), dans le grand amphithéâtre du complexe Opéra. Et ce n’est pas un hasard si l’Alma mater accueillait en son sein ce type de manifestation héliotropique.

Profitant de cet événement dont l’ULiège est partenaire officiel, des membres de l’Université ont présenté cette semaine-là le grand projet d’“université en transition” et exposé leur volonté de lancer une force au sein de la communauté universitaire en s’inspirant de ce qui se fait déjà dans d’autres coins du monde autour du concept des Transition University. Une dynamique soutenue par un financement ARC-FNRS qui occupera une escouade de doctorants et tendra à positionner l’Institution académique dans des interactions plus horizontales avec la société civile, en contextualisant de nouveaux apports mutuels. La mobilité, l’indépendance énergétique libérée des sources fossiles, l’approvisionnement alimentaire (via la renégociation des contrats pour des cantines et restaurants en circuits courts, voire bio), les comportements individuels, le renforcement de l’égalité des chances et l’implication citoyenne sont les domaines d’action préconisés. « Les signaux environnementaux et sociaux dénoncent un “système” insoutenable. Nous devons collectivement imaginer et emprunter un autre chemin vers un modèle plus vertueux, plus acceptable et durable sur le plan social et environnemental. Ceci suppose toutefois des actions collectives qui sont autant de questions à résoudre quant aux capacités, aux incitants, aux outils d’information… dont nous pouvons disposer. Il s’agit aussi pour nous de comprendre, en ce qu’ils pourraient mener à un changement du système, les mécanismes des alternatives qui naissant actuellement », résume Sybille Mertens, chargée de cours en entrepreneuriat social et coopératif (HEC Liège). Mais l’idée de changer la société est-elle vraiment neuve ? « De tout temps, les gens pensent à changer la société. Cependant, ce qui est nouveau, c’est cette volonté transversale de vouloir repenser totalement les bases de notre fonctionnement économique. Elle émane de disciplines très différentes, toutes confrontées aux bornes du système global. Des sciences appliquées à l’agronomie, en passant par les sciences politiques, on me demande dans toutes les Facultés de parler des limites des modèles économiques actuels et du potentiel des formes alternatives d’entreprises. On sent qu’un carcan doit sauter pour donner libre cours aux innovations et à de nouvelles connaissances. » Sur les différents campus, cela passera dans un premier temps par la constitution d’une communauté de personnes-ressources et, dès la prochaine rentrée académique, des projets seront lancés avec des étudiants. En interne, mais également hors des murs. Et pas seulement pour l’exemple. Prenons la Ferme de Haute Desnié, une exploitation agricole basée à La Reid (Theux) qui expérimente la permaculture. Jean-Cédric Jacmart, son propriétaire, dresse un constat : « Les travaux en agronomie c’est bien, mais il est indispensable que cette approche se fasse en lien avec l’élaboration d’un modèle économique qui peut être différent mais doit se montrer viable. » D’où la collaboration prévue entre les étudiants de HEC et ceux de l’Institut provincial d’enseignement agronomique de La Reid, qui s’y rencontreront au fil d’étapes-clés de leur parcours académique. « L’Université, en plus de rendre plausibles ces initiatives vis-à-vis de différents acteurs et de les mettre en vitrine, va se montrer crédible en formant des experts qui auront vraiment expérimenté les choses dans la vraie vie, sans attendre d’être confrontés à leur entrée dans le milieu professionnel », insiste Sybille Mertens, qui enseigne et éprouve elle-même les possibilités d’entreprises sociales dont le business model permettrait d’assumer des choix sociétaux différents sur un principe d’hybridation des ressources. Il s’agirait de combiner les recettes de l’économie de marché, la philanthropie (dons, bénévolat, investissements à impact) et le financement public (subsides). Mais une nouvelle économie pourrait-elle exister sans la béquille des circuits capitalistes ? « Ces entreprises d’économie sociale paient des taxes, participent à l’économie et contribuent au régime fiscal. Et lorsque ce dernier leur est plus favorable, elles remplissent des missions d’intérêt général en contrepartie… qu’on ne va pas leur demander de financer par ailleurs. Sans compter que de nombreuses entreprises capitalistes bénéficient elles aussi d’aides publiques », poursuit notre interlocutrice qui croit profondément en ces futurs nouveaux modèles.

DYNAMIQUE VERTUEUSE

À Liège, les résultats de cette dynamique (parfois un peu incompréhensible quand ses acteurs se fendent de l’expliquer de manière prolixe, philosophique, voire poétique !) sont déjà bien concrets. La réceptivité des pouvoirs publics par rapport à ces questions a fortement évolué, lesquels ont invité les associations à participer au schéma de développement des 24 communes de l’arrondissement. Ces dernières se sont, de plus, mobilisées contre le plan du gouvernement fédéral qui prévoyait une extension de la prison de Lantin, menaçant du coup les terres agricoles de la Ferme à L’Arbre. La Cité ardente lance, de son côté, un projet “Creafarm” – sur le même modèle que celui de “Creashop” – dans le but de permettre l’accès à des terres cultivables pour de jeunes entrepreneurs respectueux de l’environnement. Après recensement, des terrains non pollués et présentant un potentiel agricole (Sainte-Walburge, Burenville) seront loués moyennant un faible coût à des cultivateurs porteurs de projets viables.

Enfin, une quinzaine de coopératives ont déjà été créées : Les Compagnons de la Terre, La Brasserie Coopérative Liégeoise, Rayon 9, Fungi up !, Cycle en Terre, ADM Bio (atelier des maraîchers bio), Hesbicoop, Les Petits Producteurs. Et plusieurs autres sont en cours de préparation : Coopérative de producteurs du pays de Herve, Coopérative de maraîchers à Visé, Magasins coopératifs et participatifs à Liège et à Verviers. Cela, même si certains protagonistes, tels les maraîchers, assurent tout juste leur survie. « La solution serait quand même d’augmenter les prix afin qu’on puisse gagner correctement notre vie », diagnostique Franky. Ce roux barbu d’apparence bourrue, qui respire la bonté de coeur, cultive une large palette de fruits et légumes (choux, roquette, carottes, pommes de terre, salades, tomates, poivrons, fraises, etc.) sur les hauteurs de Jupille, en proposant un système d’abonnement à une centaine de clients potentiels. Ceux-ci peuvent venir se servir quand bon leur semble, suivant les indications des produits et des quantités inscrits à la craie sur un grand tableau noir cloué dans l’abri qui garde l’entrée de son terrain. « Ça va un peu mieux financièrement grâce à ce système basé sur le soutien des gens et qui limite le nombre de factures à faire », se rassure notre maraîcher.

La bonne nouvelle est que le nombre d’exploitations agricoles du pays s’est stabilisé en 2016 : on comptait 36 910 exploitations agricoles, contre 36 921 l’année précédente (-0,03%3). En Wallonie, leur nombre est même reparti à la hausse, ce qui n’était pas arrivé depuis plus de 35 ans : on en comptait 12 950, soit 78 de plus qu’en 2015. « S’il est vrai que ces statistiques sont un peu faussées car elles incluent les personnes qui disposent chez elles d’un manège équestre, cette augmentation est aussi liée à l’augmentation du nombre de maraîchers, pour la plupart sur de petites surfaces », décrypte Christian Jonet, le coordinateur de l’asbl “Exposant d”, qui chapeaute le projet Ceinture aliment-terre liégeoise. Et comme dans toute dynamique de ce type, les échanges d’idées génèrent aussi des divergences. « Si on veut vraiment produire autrement, on doit vraiment fonctionner différemment en faisant preuve de réflexivité », relève Benoît Noël, ingénieur agronome et “compagnon de la terre” de la première heure. Regrettant que les velléités d’autogestion des débuts se soient aujourd’hui fondues dans des structures associatives aux profils juridiques classiques, il conjecture : « Tout le monde a aujourd’hui le nez dans le guidon, mais une fois que les projets de chacun seront sur les rails, il sera temps de reconsidérer la façon de fonctionner ensemble et de se redemander où se situe notre pouvoir d’action. »

Pour creuser plus loin

Frédéric Laloux, Reinventing Organizations, éditions Diateino, Paris, février 2014.

Rob Hopkins, Manuel de Transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale, Les Éditions écosociété, Montréal, 2010

Pablo Servigne, Agnès Sinaï, Raphaël Stevens, Hugo Carton. Petit traité de résilience locale, Éditions Charles Leopold Mayer, Paris, 2015

Villes en Transition

Invité de prestige et parrain du festival “Nourrir Liège”, Rob Hopkins, cofondateur des “Transition Towns”, visite régulièrement la Belgique où les initiatives de transition économique et environnementale se sont multipliées ces dernières années.

« On ne peut pas attendre que les politiques s’en mêlent », professe Rob Hopkins. Pour ce Britannique de 50 ans, activiste et figure de proue des “Villes en Transition”, un mouvement international né en 2005 pour « ré-imaginer et reconstruire le monde », il n’est pas permis d’attendre que le politique formule une alternative à la manière dont nous vivons aujourd’hui, « nuisible à la planète, à l’esprit humain, aux liens interpersonnels, à la résilience des communautés locales ». Son mouvement qui, depuis son émergence dans la petite ville britannique de Totnes, s’est répandu « comme une traînée de poudre » dans une cinquantaine de pays (de la Belgique à la Corée du Sud en passant par le Chili et la Mongolie), cherche à créer des espaces locaux au sein desquels il est possible de se demander « comment faire les choses autrement ? ».

Il salue, à Liège, la démarche « formidable » du collectif Ceinture aliment-terre liégeoise : « Les initiatives liées à l’alimentation sont souvent de bons points de départ. Elles sont en place d’autant plus rapidement et plus facilement qu’elles ne nécessitent pas d’autorisation ou de financement particuliers. » Et d’illustrer son propos en soulignant l’importance fondamentale des petites actions individuelles et locales dans la mise en place d’alternatives : « À Totnes, nous avons constaté que nous dépensions environ 30 millions de livres en alimentation chaque année, dont 22 millions dans deux chaînes de supermarché seulement ! Pouvions-nous faire en sorte que 10% de ce montant soit, à la place, dépensés dans l’économie locale ? Aujourd’hui, 80% des principaux commerces de Totnes sont des commerces locaux indépendants. Beaucoup de gens pensent que rien ne peut changer à moins de s’y mettre tous ensemble, avec l’appui du politique. C’est faux. Quatre ou cinq personnes peuvent faire une différence énorme. »

D’abord en lien avec le changement climatique et la notion de pic pétrolier, le mouvement Transition s’est élargi à des initiatives liées à la résilience économique des communautés, en particulier suite à la crise de 2008. « De plus en plus de gens voient dans Transition un nouveau paradigme économique au bénéfice de l’endroit où ils vivent. Lorsque nous avons lancé le mouvement à Totnes, nous pensions que la ville avait surtout besoin de réduire ses émissions de CO2. Mais ce dont les gens avaient réellement besoin, c’était d’emplois, de logements, d’énergie et d’alimentation à prix démocratiques. Nous nous sommes donc intéressés à ces besoins, et beaucoup de gens se sont intéressés à Transition. Le modèle économique du XXIe siècle est celui qui ramène l’économie dans nos villes et renforce la résilience de nos communautés. » Et Hopkins de pointer le manque de lieux où se pose la question de savoir comment vivre autrement. Des espaces, indique-t-il, qui ont largement disparu de nos écoles, de nos universités et du monde du travail. « Pourtant, si nous voulons survivre et prospérer, nous devons faire des choses, avec imagination, passion et courage, sans attendre d’en avoir la permission. L’idée selon laquelle nous exerçons notre capacité à changer le monde une fois tous les quatre ans lorsque nous allons voter est, à mon sens, totalement défaillante. »

Entretien Patrick Camal

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