Être libre, c'est apprendre à lutter

Entretien avec Fatou Diome

Dans Univers Cité
Entretien MARTHA REGUEIRO • Dessin FRANCKEY

À l’invitation du Centre d’enseignement et de recherche en études postcoloniales (Cerep), Fatou Diome – docteur honoris causa de l’ULiège – a accepté de faire une pause dans l’écriture de son nouveau livre. Sur le sujet, elle ne dira pas un mot de plus : « C’est un secret, même mon éditeur ne sait rien. » Heureusement, lorsqu’il s’agit d’évoquer ses inspirations, elle se montre intarissable. Fille de coeur de Léopold Sédar Senghor et de Marianne, Fatou Diome est une écrivaine et femme de lettres de son temps. Son parcours est à l’image de ses oeuvres, à la fois rude et douloureux, lumineux et déroutant. Elle y puise d’ailleurs son franc-parler et enflamme le web à chacun de ses passages télévisés. Elle se défend pourtant d’être une personne médiatique.

Protectrice des droits de l’homme, elle ne peut cependant pas taire ce qui la révolte. Et, pour combler son impuissance, elle écrit. « Je ne me sens pas capable de changer les choses toute seule. » C’est sans compter sur l’émulation que suscitent ses ouvrages, Le Ventre de l’Atlantique (en 2003) et Marianne porte plainte (en 2017) par exemple.

Le Quinzième Jour : Il y a dans votre écriture un important travail de la forme, de la sonorité, de la rythmique. Pourriez-vous parler de votre rapport aux mots ?

Fatou Diome : J’écris depuis que j’ai 13 ans. Pour moi, contrairement à ce que certains pourraient penser, ce n’est pas un travail, mais une manière de vivre, un besoin. J’écris sur des sujets qui m’interrogent, me bouleversent et me touchent. Et pour ce faire, j’essaye d’être la plus sincère possible. Avant même de l’être avec les autres, je le suis avec moi. Je ne me fais pas de cadeaux et, parfois, je peux m’écorcher, me faire mal à moi-même.

Quand j’écris, je récite tout le temps – je connais d’ailleurs tous mes livres par coeur – parce que j’ai besoin d’entendre les phrases, il faut qu’elles sonnent juste. Je suis très sensible à la musicalité de la langue française. Si le sens de mon texte est correct, mais que la tonalité des mots ne me plaît pas, je les change. Pour moi, c’est un travail artistique à part entière : ce n’est pas seulement le fait de raconter une histoire qui m’importe, c’est aussi – et surtout – la manière.

Trouver les mots justes, un souffle, une sonorité, un rythme à ce que j’écris. Le raconter avec poésie, mais aussi avec un certain humour. Je ne suis pas là pour donner des leçons mais du plaisir. Moi qui suis une dévoreuse de livres, c’est aussi ce que je recherche dans mes lectures.

LQJ : Vous parlez avec finesse de sujets très durs, parfois de manière très engagée. Vous percevez-vous comme une combattante ?

F.D. : Certaines choses me révoltent, je ne peux pas y être indifférente. D’ailleurs, parfois, elles s’emparent de moi tellement fort que je n’en dors plus. Alors, je les écris. On va ensuite me demander de participer à une émission pour en parler. Je ne suis pas du tout quelqu’un de médiatique, donc, si je décide d’assumer le fait d’aller devant la caméra, c’est que j’ai quelque chose à dire. Et quand je parle de ce que j’ai sur le coeur, c’est vrai, cela peut faire du bruit, mais quand on y pense, ce n’est pas tant mes propos qui sont graves mais les situations qui les suscitent. Il faut parfois oser poser le doigt dessus.

LQJ : À chaque fois, vos propos provoquent une onde de choc. Cela ne finit-il pas par dépasser votre fonction première d’écrivaine ?

F.D. : Lorsque l’on dit ou écrit certaines choses, on ne sait jamais – à moins d’être très prétentieuse – ce qui va se passer. Personnellement, lorsque j’écris, je suis toute seule, je ne sais pas si mes lecteurs vont ou non me prêter une oreille. C’est comme si je lançais une bouteille à la mer. Ensuite, le lecteur la trouve et décide de lui donner de l’importance ou non. S’il décide que cela en vaut la peine, s’il donne un sens au livre, alors le débat peut se construire.

LQJ : Avez-vous déjà eu envie de vous lancer en politique ?

F.D. : Non, c’est moins créatif. De plus, il faudrait que je m’adapte à un parti et à son discours. Vous imaginez bien qu’avec ma liberté de ton, si je dois répéter les choses comme un perroquet, je ne pourrais pas. Un artiste est bien plus libre que cela.

LQJ : Vous n’avez pas peur que l’on vous fasse porter un étendard malgré vous ?

F.D. : Chaque parti essaye de me récupérer sur base du livre qui l’intéresse. Mais, je ne porte rien du tout et on n’arrivera pas à me faire porter quoi que ce soit. Car je suis romancière, écrivaine, ce qui me permet d’être interpellée par des questions très diverses, d’aborder une multitude de sujets et de questions. Je n’appartiens donc pas à une seule idée mais à chacune d’entre elles. De plus, je n’écris ni pour plaire ni pour déplaire. J’écris parce que je ne peux pas faire autrement, c’est une nécessité.

LQJ : Dans une interview, vous avez dit : « J’ai découvert la condition de la femme avec Simone de Beauvoir et, avec “Une si longue lettre’” de Mariama Bâ, j’ai appris ce que je n’accepterai jamais en tant que femme ». De quoi s’agit-il ?

F.D. : Je parle de la polygamie. Quand j’étais au collège, j’ai lu ce livre et je me suis dit mais pourquoi cette femme accepte-t-elle, pourquoi reste-t-elle ? Pour moi, c’est tout simplement inconcevable, mais je sais que pour beaucoup de gens en Afrique ce n’est pas aussi clair à cause de la famille, de l’entourage, du poids de la tradition.

LQJ : Et vous ce poids, vous ne le subissez pas ?

F.D. : Non, parce que je suis consciente de ma liberté. Personne n’a le droit de m’empêcher de vivre ma vie telle que je l’entends. Mais je sais aussi que la liberté a un prix. Être libre, cela implique de s’assumer toute seule et donc de potentiellement faire face à plus de galères. Moi, ça ne me fait pas peur, car j’ai appris très jeune à gagner ma vie et n’ai jamais été dans la dépendance.

LQJ : Dès le départ, vous n’acceptez pas la fatalité de votre condition ?

F.D. : Je me souviens que, quand j’étais petite au village, j’avais toujours en moi cette soif d’apprendre. Cette curiosité m’a emmenée de mon village au Sénégal jusqu’à Strasbourg. Aujourd’hui, je n’ai pas le sentiment d’être guidée par autre chose en fin de compte. Tous les jours, je découvre, j’apprends, je voyage. Je suis mue par les choses qui me touchent, mais j’ai le sentiment que ce n’est pas exceptionnel. Il y a beaucoup de gens qui, animés par leur passion, poursuivent leur voie coûte que coûte. Ils rêvent et, quand on rêve, ça n’a pas de prix. Peu importe si le résultat n’est pas immédiat. Parfois, une graine est semée et puis, avec le temps, elle éclot.

LQJ : D’où vous vient cette soif de liberté ?

FatouDiome-dessin F.D. : Mes grands-parents, d’abord, m’en ont donné une certaine vision. Mon grand-père m’a élevée comme un garçon. Il m’emmenait à la pêche… où j’étais la seule fille et demandait à qui voulait l’entendre : pourquoi une fille n’irait-elle pas à la pêche alors qu’elle mange du poisson ? Pour lui, il n’y a jamais eu de barrière. Ensuite, je suis d’origine sérère. Notre tradition se base sur une lignée matrilinéaire. J’ai donc été élevée dans une culture où la place de la femme, historiquement, a toujours été reconnue. Et qui, parce qu’elle travaillait comme les hommes, jouissait d’une certaine liberté. Je n’ai donc jamais accepté qu’on me donne moins de droits.
Plus qu’un trait de caractère, je pense que c’est une mentalité qui m’a été inculquée. Parfois, les femmes s’emprisonnent dans la tradition parce qu’elles recherchent une certaine protection. Moi, je n’ai pas été protégée et cela m’a obligée à m’assumer très tôt et à me battre dans la vie. Mes grands-parents étaient âgés et j’étais consciente qu’il fallait que je me débrouille moi-même parce qu’ils n’étaient pas éternels. Ils m’ont vraiment appris la liberté et m’ont éduquée à être responsable : cela m’a beaucoup aidé dans la vie.

LQJ : Être libre, selon vous, cela s’apprend ?

F.D. : Oui. Être libre, c’est apprendre à lutter. Quelqu’un qui n’accepte pas de se battre pour sa liberté ne peut pas être libre. La liberté n’a rien de gratuit, elle se mérite. Et si dans un souci d’autonomie, vous refusez votre sort, vous devrez fournir des efforts, car si votre liberté dépend d’un autre, vous n’aurez qu’une seule possibilité : lui obéir et en souffrir.

LQJ : Vous considérez-vous comme féministe ?

F.D. : Il se trouve qu’en Europe comme en Afrique, ce sont toujours les plus fragiles qui voient leurs droits bafoués : les femmes et les enfants. Or, comme je parle de ces personnes dans mes livres, on va me coller une étiquette de féministe. Mais si un homme est victime d’injustice, cela va tout autant me bouleverser et je suis capable de me battre pour lui aussi. Moi, mon féminisme, c’est les droits humains, le bien-être, la liberté, la dignité de tous.

LQJ : Vous avez une double nationalité, française et sénégalaise, comment assumez-vous cette dualité ?

F.D. : Pour moi, elle n’existe pas. Elle n’existe que pour les gens qui me regardent, alors je n’ai qu’une seule chose à leur dire : tant pis pour eux ! L’univers dans lequel nous vivons est d’abord un espace mental et, dans mon espace mental, il y a l’Afrique et l’Europe. Dans les deux cas, je suis chez moi. Parfois, les gens disent avoir “le cul entre deux chaises” ; moi, je dirais plutôt qu’on a réuni deux chaises pour ne m’en faire qu’une.

LQJ : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la France ?

F.D. : Avec Marine Le Pen, les Français se font peur. Mais à mon sens, elle va grandir, grandir puis exploser un peu comme une bulle. Sinon, il faudra se battre et on sera là ! Vous savez, quand on a juste peur, on ne se bat pas. Moi, je n’ai pas peur. De plus – et c’est peut-être mon côté optimiste –, je crois toujours à certaines valeurs européennes. Même quand une société se fait peur, il y a toujours des citoyens très mobilisés, très militants et très ouverts à la multiculturalité et au monde. Ces citoyens existent, ils se battent au quotidien. C’est la preuve même que la société est vivante et que les politiciens ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent.

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