Qui a peur de l’évolution ?

Créationnisme

Dans Omni Sciences
Dossier FABIENNE LORANT

Photo : Voici un exemple de “ fossile vivant” très souvent utilisé par les créationnistes pour infirmer la théorie de l’évolution. Selon eux, le “nautile” est présent sur Terre depuis très longtemps, sans n’avoir jamais évolué : preuve en est, le fossile (04) est “identique” au nautile actuel (03). La réalité est plus compliquée : ce sont en fait deux espèces différentes de “nautiles”. Le fossile appartient à l’espèce Cenoceras semistriatus, tandis que le nautile actuel est de l’espèce Nautilus pompilius. Les deux espèces, bien que ressemblantes, se distinguent en réalité par de nombreux caractères; elles ne peuvent donc pas être comparées si “simplement”, ©Pierre Rigo - Maison de la science.

Certains sont convaincus que l’homme et les dinosaures ont cohabité sur la planète où la totalité des éléments et des espèces auraient pris forme en l’espace de six jours. D’autres, plus nombreux, nient avec opiniâtreté le fait que l’humain et le chimpanzé soient de proches cousins. Les enseignants font face à des élèves qui, de plus en plus nombreux, contestent des théories scientifiques bien établies comme le darwinisme. Parallèlement, la communauté scientifique se mobilise pour débusquer ces pseudo-sciences et en réfuter l’argumentation factice. La Pr Laurence Bouquiaux, mathématicienne et philosophe des sciences, nous éclaire sur ces discours auxquels l’ère de la post-vérité et des fake news, semble donner un poids inquiétant.

Les pastafaristes prétendent que l’univers a été créé par un monstre en spaghetti gavé d’alcool. Leur culte parodique, né il y a une quinzaine d’années aux États-Unis, n’a pourtant de fantaisiste que l’apparence. Car s’il se veut caricaturalement outrancier, c’est pour mieux dénoncer les dangers du créationnisme qui, lui, n’a rien d’un canular de potache. Selon un sondage publié par Gallup en 2014, un Américain sur deux adhère à l’idée d’une évolution guidée d’une manière ou d’une autre par une “intelligence” et un sur quatre pense que l’univers, les espèces vivantes et l’homme ont été créés simultanément voici moins de 10 000 ans. Chez l’Oncle Sam, c’est surtout à l’école que le débat créationniste fait rage depuis près d’un siècle. L’enseignement y est organisé en pas moins de 15 000 districts scolaires, bénéficiant d’une grande marge d’autonomie. En leur sein, les fondamentalistes chrétiens ont multiplié les stratégies pour imposer, dans les matières scientifiques, l’enseignement d’une version biblique plus ou moins littérale de la création. Jusqu’à présent, se retranchant derrière la nature idéologique et non scientifique du créationnisme, les tribunaux ont toujours fait barrage.

INSTAURER UNE THÉOCRATIE

Éducative, la visée des créationnistes ? En fait, elle est surtout politique : ils veulent influencer l’opinion publique, les médias, les institutions, les instances gouvernementales pour combattre le matérialisme scientifique, son héritage moral et culturel, de même que ses conséquences politiques. Leurs ambitions théocratiques et planétaires se trouvent clairement énoncées dans un texte fondateur, le Wedge Document. Les promoteurs du mouvement travaillent à visage découvert, dans des structures financées par le privé, comme leur Think Tank, le Discovery Institute, à Seattle.

Aussi les créationnistes américains ont-ils donné du grain à moudre à d’autres courants religieux, les confessions monothéistes partageant, en gros, les mêmes préceptes : l’existence d’une puissance créatrice ou organisatrice, la singularité de l’être humain et sa primauté sur le reste du vivant. L’abondant et luxueux arsenal pseudo-pédagogique des créationnistes américains a vite fait le tour de la planète. Des fondamentalistes de tous bords y ont trouvé matière à alimenter leurs propres ouailles. Subséquemment aux 150 ans de la parution de L’origine des espèces de Charles Darwin [voir encadré ci-dessous] mondialement célébrée, une première offensive touchait le continent européen, se traduisant notamment par la diffusion de masse et gratuite d’une “brique” de six kg sur papier glacé, l’Atlas de la création, produit par le prédicateur turc Haroun Yayah. Au même moment, des propositions de loi, en Pologne, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Italie, visaient à permettre l’enseignement du créationnisme dans les écoles.

DES ENSEIGNANTS CONFRONTÉS AU REJET

Puis, internet s’est généralisé. Dépourvus des filtres d’usage, Twitter, Facebook, Youtube, etc., donnent accès à une information pléthorique et dérégulée. Le mensonge et les “faits alternatifs” se sont même inscrits officiellement dans la gouvernance : le Washington Post du 9 janvier 2018 affirmait, preuves à l’appui, que le président des États-Unis avait menti 2000 fois en 355 jours de pouvoir. Le créationnisme n’est qu’un des nombreux avatars d’une culture de la post-vérité qui se banalise, parce qu’elle offre des idées simples et rassurantes.

Face cette vague, les enseignants du cycle secondaire sont en première ligne, alors que l’enseignement des théories de l’évolution figure en toutes lettres dans les programmes de cours de sciences. Un professeur de biologie dans une école liégeoise dit être « régulièrement confronté à des élèves qui ne veulent pas entendre parler de l’évolution des espèces, au nom de leur foi ». Une autre enseignante témoigne : « Un étudiant en stage dans ma classe m’a dit pendant l’intercours qu’il ne croyait pas à la théorie de l’évolution. J’ai rétorqué qu’il n’était pas question de croire ou de ne pas croire, que la théorie de Darwin était aussi solide que fondatrice en biologie, et que confondre l’émotionnel et le rationnel n’était pas digne d’un enseignant en sciences. »

L’INTELLIGENT DESIGN

L’argumentaire grossier des partisans de la Terre jeune s’est considérablement affiné. Dans la théorie du dessein intelligent (Intelligent Design), qui a émergé au début des années 1990, il n’est plus question de genèse, mais d’une évolution guidée par une intention, par une force organisatrice supérieure ayant comme finalité l’hominisation. Les partisans de l’Intelligent Design arguent que l’organisation du vivant est trop parfaite et ses mécanismes trop complexes pour découler de hasards.

Admettre le principe de l’évolution confère à l’Intelligent Design un vernis politiquement correct qui lui permet de ratisser large. Tout en maintenant sa pression sur le front scolaire, le mouvement de déploie sur tous les autres. Les néo-créationnistes créent des instituts, ils sont sur internet et les réseaux sociaux, ils s’invitent dans les universités et dans les médias, ils publient des ouvrages. Ils diffusent ainsi leurs thèses et, ce faisant, poursuivent leur dessein politico-spirituel qui n’a de scientifique que le maquillage. Dès lors, s’il est relativement simple de pointer du doigt les faits alternatifs qui sont la marque de la gouvernance trumpienne, il l’est beau coup moins de démonter le discours des partisans du créationnisme. Et les tentations de s’engouffrer dans ces explications vagues et simplistes, mais rassurantes, sont d’autant plus grandes. Une riposte souvent cacophonique. Qu’en est-il de la riposte ? Sur le sujet, il y a quantité d’analyses et de tentatives de réfutation écrites par des scientifiques et pour des scientifiques. Ceux qui s’opposent au créationnisme sont, pour la plupart, des gens des sciences “dures”. Cependant, démonter l’argumentation créationniste point par point sur le fond et non sur la forme ne mène pas forcément là où l’on veut.

Pour Laurence Bouquiaux, la persistance des thèses créationnistes devrait cependant amener leurs adversaires à s’interroger sur les moyens qu’ils déploient pour les contrer : « Une stratégie (trop ?) souvent employée consiste à affirmer que l’évolution est un fait absolument incontestable, qu’il faut être obtus, obscurantiste, arriéré, irrationnel, etc. pour ne pas le reconnaître et que le seul mystère qui persiste est de comprendre comment tant de gens peuvent encore, au XXIe siècle, continuer à adhérer à une hypothèse – le créationnisme – aussi manifestement fausse. L’évolution, nous dit-on, n’est pas une théorie, c’est quelque chose de bien plus solide, de bien plus définitif, de bien plus incontestable que cela : c’est un fait. »

Or l’argument “les faits sont avec moi” est aussi celui que privilégie un créationniste comme Haroun Yahyah : « Le tome 1 de l’Atlas de la création présente, sur la même page, un animal ou un végétal actuel et son fossile. Une légende nous invite à constater par nous-mêmes que l’organisme actuel est parfaitement semblable à l’ancêtre. Il n’aurait donc “pas évolué” », commente la philosophe. Bien sûr, l’argument “les faits me donnent raison” est utilisé de manière illégitime : « Ces photos, sélectionnées à dessein, ne prouvent rien. Ce n’est pas parce qu’un organisme n’a pas évolué depuis quelques millions d’années qu’il ne l’a pas fait avant. Ce n’est pas parce que les photos ne permettent pas de distinguer certaines différences que celles-ci n’existent pas. Il n’en demeure pas moins troublant de constater combien le discours des créationnistes peut être proche de celui des partisans les plus déterminés de la certitude scientifique. »

DarwinVanBeneden-JNinane Darwin et les Van Beneden

La théorie de Darwin établit que les espèces vivantes sont soumises à l’évolution et que celle-ci peut, au fil des générations successives, conduire à l’apparition d’espèces nouvelles. Les espèces se transforment selon un mécanisme de sélection naturelle qui se fonde sur un succès reproductif préférentiel. Autrement dit, survivront ceux qui sont dotés des caractères héréditaires les mieux adaptés au milieu. Cette théorie marque un tournant sans précédent pour les sciences du vivant. L’Origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle ou la conservation des espèces dans la lutte pour la survie paraît en 1859. À l’université de Liège, un père et un fils, tous deux biologistes, sont à la fois les témoins et les acteurs de cette révolution. Le père, Pierre-Joseph Van Beneden (1804-1894), est fixiste : il adhère à l’idée que les espèces n’évoluent pas et qu’elles sont apparues telles qu’on les observe. Pour lui, la nature est l’expression d’un ordre pensé et orchestré par un créateur divin. Le fils, Édouard Van Beneden (1846-1910), découvre la théorie de Darwin pendant ses études universitaires. Il en devient le porte-parole belge et, prônant une science émancipée et libérée de tout a priori, il n’hésite pas à critiquer ou provoquer ceux à qui les croyances mettent des oeillères. L’opposition scientifique du père et du fils sur la théorie de l’évolution provoque de larges retentissements parmi les étudiants, dans la presse et dans le monde académique. Elle marque aussi une rupture entre traditionalisme et modernisme.

Photo : Dans la salle Trézoor de l’aquarium-muséum de l’université de Liège,une vitrine consacrée à Edouard Van Beneden avec le buste en plâtre de Darwin qui servit de modèle à celui placé au fronton de l’Institut de zoologie, ©Jacques Ninane - Aquarium-Muséum.

LA THÉORIE À L’ÉPREUVE DES FAITS

La philosophe note encore qu’affirmer haut et fort que “l’évolution est un fait, non une théorie” risque de jeter le discrédit sur des édifices scientifiques pourtant remarquablement solides et fiables, au motif qu’ils ne sont “que des théories”. « Va-t-on laisser entendre que tout édifice théorique est nécessairement fragile ou douteux (les faits sont solides, les théories sont fragiles) ? Va-t-on considérer que les faits s’imposent à nous, mais que les théories sont des récits parmi d’autres, que nous sommes libres d’accepter ou de refuser ? Va-t-on regarder avec condescendance la théorie de la relativité ou la théorie quantique des champs sous prétexte que ce ne sont “que des théories”? »

La formule “l’évolution est un fait, non une théorie”, qui sert quelquefois de cri de ralliement aux adversaires du créationnisme, est, selon elle, malheureuse. Ils auraient sans doute été mieux inspirés de la refuser. « Il s’agit en réalité d’une réponse du berger à la bergère – les créationnistes américains avaient, pendant un temps, obtenu qu’une mise en garde soit apposée sur des manuels de biologie sous la forme d’un autocollant qui indiquait que l’évolution était “une théorie, pas un fait” –, mais c’est une réponse périlleuse. »

PAS DE VÉRITÉ ABSOLUE

Par ailleurs, insister sur l’absolue certitude d’une vérité scientifique peut aussi se révéler, en fin de compte, tout à fait contre-productif. Il est bien sûr hautement improbable que l’évolution soit un jour remise en cause de manière massive, mais il est déjà arrivé, et il arrivera sans doute encore que les spécialistes soient amenés à la préciser ou à la modifier sur certains points. « Les scientifiques n’ont pas à rougir de cette incapacité à atteindre une certitude absolue : c’est la marque qui distingue la science du dogme et la promesse que l’aventure scientifique peut continuer. Le caractère réfutable est une condition nécessaire de la scientificité », insiste Laurence Bouquiaux.

Harun Yahyah démontre qu’il méconnaît le principe même du développement des sciences lorsqu’il proclame que les évolutionnistes sont complètement dépassés, qu’ils ont dû, par exemple, modifier à plusieurs reprises la date de l’apparition de l’homme sur la terre, et que cela prouve bien qu’ils disent n’importe quoi. « Il est tentant de riposter en affirmant avec la dernière énergie que les faits ont rendu un verdict définitif et qu’il faut faire preuve d’une incurable mauvaise foi pour ne pas reconnaître qu’ils donnent raison à Darwin. Mais cela peut s’avérer une stratégie dangereuse, conclut la philosophe, d’une part parce c’est mimer la rhétorique des créationnistes, d’autre part parce que l’on ne peut jamais être absolument certain que le verdict des faits est définitif. »

Pour penser plus loin

La boîte à outils de Sophie

La lutte contre les fausses informations se généralise sur tous les fronts, sous l’anglicisme générique de Debunking, qu’on pourrait traduire par “démystification” ou “décortiquage”. Sur les réseaux sociaux, les pages des debunkers, sceptiques et autres zététiciens se sont multipliées et renvoient vers des sites ou des forums aussi variés que nombreux. Si bien qu’il est fastidieux d’y faire le tri ou de les maintenir tous sous veille. Il faut donc applaudir l’initiative d’une jeune Liégeoise, Sophie Lescrenier, qui a créé le portail généraliste “Pensercritique.be”. Elle entend ainsi offrir au monde éducatif et aux simples citoyens désireux de parfaire leurs compétences d’auto-défense intellectuelle une sélection de ressources destinées à aider les jeunes à aiguiser leur esprit critique et à se protéger de la désinformation.
Sous le prisme de l’éducation aux médias, sa boîte à outils pour trier le vrai du faux et résister aux tentatives de manipulation couvre un large spectre de problématiques et donne accès à tout un éventail de pages plus spécialisées (complotisme, propagande extrémiste, pseudo-sciences, etc.) où chacun trouvera des clés par spécialité. Romaniste, agrégée et détentrice d’un diplôme d’études complémentaires en études cinématographiques (ULiège), Sophie Lescreniera également mis en place, au sein du Centre audiovisuel de Liège où elle travaille, des modules de formation pour enseignants sur la désinformation. L’année dernière, 120 professeurs du secondaire y ont pris part et, vu ce succès, la formation est reconduite cette année.

http://penser-critique.be ou sophie@cavliege.be

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