Ne soyons pas pessimistes !

Réforme de la justice

Dans Le dialogue
Entretien ARIANE LUPPENS – Photos JEAN-LOUIS WERTZ

Alors que la réforme de la justice traduite par les lois dites “pot-pourri” (cinq à ce jour) du ministre Koen Geens suscite des débats enflammés, maître Jacqueline Oosterbosch, avocate à la Cour de cassation, et Frédéric Georges, professeur à la faculté de Droit, science politique et Criminologie et avocat, nous proposent une vision éloignée de tout manichéisme autour des questions de justice et de l’évolution du droit en Belgique.

Le Quinzième Jour : Les termes de modernité, de rapidité et d’efficacité sont souvent employés pour qualifier la justice de demain en opposition avec une justice d’aujourd’hui et d’hier qui serait archaïque, lente et inefficace. Qu’en pensez-vous ?

Jacqueline Oosterbosch : La question du temps est fondamentale. Le temps judiciaire n’a jamais été synchronisé avec le temps réel, ce qui est une vertu.

Frédéric Georges : Les réformes actuelles ne visent pas à changer cela, fort heureusement d’ailleurs. L’actuel ministre de la Justice n’est pas le premier à se lancer dans ce type de réforme. On se souvient de Laurette Onkelinx, dont la loi du 26 avril 2007 voulait lutter contre l’arriéré judiciaire et avait provoqué une levée de boucliers. De façon fort injuste car il y va de l’intérêt du justiciable ! Mais soyons clairs : il est évidemment hors de question de faire coller le temps judiciaire à celui de la presse ou des réseaux sociaux.

J.O. : C’est exact. Il faut faire bouger les choses et le Ministre a raison de vouloir mettre un coup de pied dans la fourmilière. Cependant, il faut bien dire quand même qu’on demande au monde judiciaire de s’adapter dans un temps très court et que le personnel ne suit pas.

F.G. : Je vous rejoins. Mais ne soyons pas pessimistes ! Ce n’est pas tant le fond de l’action du Ministre qui doit être remis en cause, surtout en matière de justice civile, que le tempo qu’il imprime à ses réformes.

LQJ : Assiste-t-on à une privatisation de la justice ?

OosterboschJacqueline-JLW J.O. : Je reconnais que certaines tâches sont inutilement confiées au personnel judiciaire, mais cela ne veut pas dire qu’elles doivent être gérées par le privé. Par exemple, le fichier central des saisies est désormais aux mains de la Chambre nationale des huissiers de justice. Or, je regrette, mais les huissiers font partie du secteur privé et leur action est payante. De mon point de vue, cela aurait très bien pu être dévolu à un service de l’État. Par conséquent, on déplace des coûts vers le secteur privé et à charge des justiciables. Il s’agit là d’un phénomène durable, et regrettable à mon avis alors que d’autres solutions sont possibles et appliquées à l’étranger. Ainsi, il revient notamment au tribunal de la famille de calculer les pensions alimentaires. Je trouve qu’on aurait pu s’inspirer du Canada où c’est l’administration qui s’en occupe, puis l’homologation se fait
devant un juge afin d’obtenir une force exécutoire. C’est très rapide et très peu coûteux. De telles dispositions ne se trouvent pas dans le plan justice suivi par le ministre Koen Geens. Il est pourtant primordial que la justice demeure un service public.

F.G. : Jusqu’à un certain point et sur des aspects ponctuels, il est vrai que nous assistons à une forme de “partenariat public-privé” qui ne dit pas son nom. Cela pourrait poser problème si cela allait trop loin. Mais à ce stade, il est difficile de savoir s’il s’agit seulement de pragmatisme ou bien s’il existe une volonté idéologique sous-jacente. Je crois qu’il ne faut pas non plus perdre de vue les différences culturelles bien réelles entre francophones et néerlandophones à ce sujet. En Flandre, me paraît-il, on est beaucoup moins sourcilleux sur ce recours au privé du moment que cela fonctionne. Et il ne faut pas oublier qu’au fédéral, de très nombreuses choses se décident en flamand depuis belle lurette. Cela étant dit, la Cour constitutionnelle a naturellement son mot à dire et peut parfaitement retoquer certaines dispositions, comme cela a été le cas avec la loi “pot-pourri II”. Le procès d’assises, par exemple, n’a pas pu être évincé de la sorte.

LQJ : Faut-il craindre dans ce contexte que la justice devienne moins accessible au citoyen ?

F.G. : Il est difficile de savoir si les réformes actuelles mettent à mal l’accès à la justice. Celui-ci est aisé pour les riches et les plus pauvres qui peuvent faire appel à un avocat désigné dans le cadre de l’aide juridique de deuxième ligne. Pour les classes moyennes à revenus limités, c’est plus compliqué. Je suis persuadé que l’accès à la justice pour ceux qui n’auraient pas ou peu d’épargne peut devenir problématique. C’est tout le problème de l’absence de mutualisation du risque du procès. La généralisation d’une assurance protection juridique revient d’ailleurs à l’ordre du jour.

J.O. : Il est aussi beaucoup question de surconsommation de la justice. Je suis bien placée pour savoir qu’effectivement, dans certains dossiers, on se demande vraiment pourquoi les justiciables et leurs avocats ont fait appel et en plus pourquoi on me consulte. Alors pourquoi ? Parce qu’il y a là des individus pour qui le sentiment de justice n’a pas été rencontré et qui cherchent un apaisement. Ils n’ont été convaincus ni par les juges, ni par leur avocat. Ils ont besoin d’aller jusqu’au bout, jusqu’au dernier recours.

Même si le juge de dernière instance ne pourra pas plus que les autres leur apporter ce qu’ils cherchent. Et pour cause : ces personnes sont victimes d’une violence extérieure à la justice. Dans le fond, cela signifie que le juge a de nos jours, et pas seulement en Belgique, un rôle social que plus personne ne tient. Si on le lui enlève, à qui va-t-on le donner ? La réforme de la procédure ne répond pas à cette question essentielle. Je crains en outre que l’entrée dans le numérique ne fasse qu’accentuer ce problème.

LQJ : De quelle manière ?

J.O. : Les petits cabinets qui traitent les dossiers de ce public précarisé ne vont pas survivre. Ils n’ont pas les ressources suffisantes pour réaliser l’ensemble des investissements nécessaires pour aller vite dans des domaines hyper-spécialisés. En revanche, de grandes carrières s’ouvrent pour les juristes informaticiens qui seront non seulement à même de comprendre les logiciels et les algorithmes, mais aussi de les évaluer et de les comparer. Là, c’est la voie royale !

F.G. : Il est vrai que cela fait des années que, par altruisme et par conviction, certains avocats acceptent des conditions de travail très difficiles sur le plan financier. Une solution pourrait être de salarier certains d’entre eux. Cela existe déjà dans d’autres pays.

LQJ : Pour en revenir à l’idée de la surconsommation de justice, ne pensez-vous pas que le recours à un médiateur tel qu’il est prévu dans la réforme constitue une solution, au moins en partie ?

F.G. : On en parle depuis longtemps. En raison de sa nature même, il ne peut être question d’imposer la médiation. Si je suis victime d’une injustice criante, je n’ai pas envie d’aller discuter avec celui qui me l’a fait subir. Mais la médiation et plus généralement les modes alternatifs de règlement des litiges doivent être favorisées dans de nombreux cas et permettre au juge d’inciter les parties à y recourir est une bonne chose. Il y a en effet des procès inutiles dans lesquels les parties ne sont pas loin d’un accord. D’une manière générale, il faut pouvoir revenir vers le juge si on se rend compte qu’une des parties ne joue pas le jeu de la médiation et cherche juste à gagner du temps.

J.O. : Il y a aussi un autre point à considérer. Ce sont surtout les entreprises qui sont favorables à ce type de règlement des conflits. Les particuliers veulent faire valoir leur droit et sont plus enclins à aller devant le juge. Ce n’est pas un détail anodin quand on sait qu’un grand nombre de décisions marquantes de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour de justice de l’Union européenne ont été rendues lors de procès sans grand intérêt au départ et souvent par un détour de procédure.

LQJ : N’y a-t-il pas d’ailleurs un paradoxe à vouloir renforcer le recours à la médiation et en même temps à réfléchir à la mise en place d’un tribunal anglophone à Bruxelles ?

GeorgesFrederic-JLW F.G. : Je peux me tromper mais je pense que très peu d’entreprises y auront recours. Les acteurs concernés s’adresseront à des arbitres et ils le font déjà ! Les juridictions bruxelloises sont asphyxiées et la place Poelart prend souvent des allures d’enfer de Dante pour le justiciable. Je ne comprends pas bien ce qui est passé par la tête du Ministre à ce sujet.

J.O. : J’ai bien une petite idée : c’est lié au Brexit et à la place de Londres. Bruxelles a une chance de remplacer la capitale britannique pour les arbitrages. Le problème sera de trouver des magistrats anglophones qui assureront le rôle d’arbitre pour un tarif dérisoire comparé à ce qui se pratique dans ce secteur. Autant vous dire qu’ils ne les trouveront pas ! Encore une idée ridicule qui ne montre qu’une chose : on envisage la justice uniquement sous l’angle économique.

LQJ : Les réformes du ministre s’inscrivent aussi dans un cadre d’avancées technologiques de grande ampleur. Il est ainsi de plus en plus question de la legal tech et de la justice prédictive…

J.O. : La legal tech commence seulement à arriver chez nous. En France, c’est déjà plus développé puisqu’il y a actuellement 143 entreprises actives dans ce domaine. Elles ont de quoi faire déjà avec la loi sur la République numérique qui vise notamment à rendre publiques les décisions des juges. Cela veut dire qu’elles doivent être mises en ligne et qu’elles peuvent ensuite être utilisées dans des algorithmes. Cela pose un nombre infini de questions et cela va changer fondamentalement la manière de rendre un jugement puisque cette justice prédictive est fiable dans 75% des cas. Cela veut dire qu’on aura la possibilité, grâce aux logiciels, de connaître ses chances de l’emporter devant un juge. Et celui-ci sera bien obligé de rendre sa décision et de la motiver en tenant compte de ces probabilités. Par ailleurs, il faudra organiser le traitement des données et son contrôle. En France, il est question de confier ce rôle à l’État. Mais pour l’instant, c’est entièrement aux mains du privé.

F.G. : Il faudra aussi veiller à l’anonymat.

J.O. : La loi française le prévoit. En tout cas, il est très important encore une fois que cela ne continue pas à être géré par le privé qui rend l’accès à ces services payants ! Or, les données constituent 51% du traitement effectué par ces sociétés. Que l’État les garde puisque c’est lui qui les détient au départ !

F.G. : Cela pose la question d’une certaine incapacité des autorités publiques à faire face à ce type de défis. C’est évidemment préoccupant.

J.O. : En tout cas, je tiens à rappeler que c’est normalement le travail de l’avocat de donner à son client une idée des chances de succès de son action en justice. Là-dessus, dans nos pays de droit romano-germanique, l’avocat a encore une carte à jouer. En effet, les expériences faites actuellement dans le cadre de la justice prédictive débouchent sur la conclusion que le robot est plus fiable que l’avocat pour déterminer les chances de l’emporter devant le juge. Mais ces expérimentations sont menées dans des pays de common law, avec un juge bien déterminé et avec le système du précédent. C’est beaucoup moins facile chez nous. La loi est là.

LQJ : Les débats autour des réformes en cours sont très clivés. Il est donc difficile pour le citoyen de s’y retrouver. Comment expliquez-vous que les positions des uns et des autres soient aussi peu nuancées ?

F.G. : La nuance n’est pas “vendeuse”. Comme nous y a récemment invité un communiqué du Conseil supérieur de la Justice, il serait indiqué que chacun reste à sa place, hommes politiques comme magistrats. En Belgique, il existe quelques personnalités particulièrement sonores et on n’entend qu’elles. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que lorsque des acteurs de bonne volonté discutent, et ils le sont dans leur immense majorité, ils tombent d’accord la plupart du temps. Au demeurant, les médias participent à une forme de simplisme autour de ces questions. Ils s’intéressent peu à nombre de composantes de la justice civile, telle par exemple la justice de paix, alors qu’elle constitue une réalité concrète pour la majorité des citoyens. Ils préfèrent mettre l’accent sur les procès pénaux.

J.O. : On cherche le spectacle avant tout. Mais je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il y a de très bonnes choses dans les réformes en cours. Il ne faut pas sacraliser certaines questions mais par contre il faut absolument garantir un système cohérent. Par ailleurs, ma seule crainte est qu’on demande au juge de se contenter d’être un technicien du droit alors que son rôle social tient une place des plus importantes dans notre société.

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