MAI 68

La révolte étudiante

Dans Univers Cité
Texte Thierry GRISAR - Photos collection Luc TOUSSAINT

Le Pr Thierry Grisar, médecin neurologue aujourd’hui à la retraite, a participé au “Mai 68 liégeois”. Il a 21 ans lorsqu’il est élu président de l’Union générale des étudiants de l’université de Liège (UG), une fonction qu’il occupa de mars 1968 à mars 1969.

Dans une brochure intitulée Mai 68 amon nos aut’, il relate ses souvenirs avec en contrepoint quelques repères sur la situation internationale. Il s’agit d’un point de vue personnel sur les événements qui secouèrent l’institution universitaire en France, en Belgique et en Europe.

Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé étant parfaitement assumée...

LE CONTEXTE

En ce temps-là, l’université de Liège coulait des jours tranquilles, établie le long de ce fleuve mosan qui semblait la caresser de ses eaux calmes, tel un ruban rassurant et protecteur. Les sévères bâtiments de la place du 20-Août et de la place Cockerill se dressaient dans un environement peu flatteur du centre-ville. Ils abritaient quelques amphithéâtres et salles de cours dont une salle académique austère et solenelle destinée aux événements officiels et aux défenses, en grande pompe, des leçons publiques des agrégés de l’enseignement supérieur universitaire fraîchement promus. (…)

Quelque 8000 étudiants s’égayaient alors dans des locaux universitaires dispersés de par la ville autour de ce noyau central. On ne les voyait pas ou peu, ces étudiants. Ils étaient discrets, studieux et travailleurs, soumis à l’autorité sans partage des professeurs, eux-mêmes assistés d’un personnel scientifique aussi docile qu’appliqué. (…) Cette année-là, le recteur Marcel Dubuisson était au faîte de sa gloire. Il avait réussi à convaincre ses pairs et le gouvernement belge de la nécessité de créer sur la colline du Sart-Tilman un nouveau campus universitaire, ce qui lui vaudra le sobriquet désormais célèbre de “Tsar Tilman”. Il l’inaugurait en ce 6 novembre 1967, à l’occasion de la commémoration du 150e anniversaire de l’Université. Journée fastueuse s’il en fut dont il était sans conteste la vedette aux côtés de Sa Majesté le roi Baudouin à qui il remit d’ailleurs le titre honorifique de docteur honoris causa. (…)

Février 1968, le printemps de Prague s’installe en Tchécoslovaquie. Il sera écrasé en août. Le même mois, la bataille de Valle Gulia à Rome oppose étudiants contre forces de l’ordre. Le même mois toujours, on signale la mort d’étudiants en Caroline du Sud dans une lutte pour les droits civiques.

Mars 1968, lutte acharnée des étudiants contre l’antisémitisme du pouvoir en Pologne et grève générale en Italie : les étudiants et les ouvriers sont solidaires. Le 4 avril 1968 : assassinat de Martin Luther King, émeutes aux États-Unis. Émeutes de Pâques en Allemagne, tentative d’assassinat de Rudi Dutschke, dit Rudi le Rouge. Protestations variées contre la guerre du Vietnam ; mouvement du 22 Mars à Nanterre, les “enragés” se révèlent.
Mai 1968 : manifestations à Paris et à Tokyo, barricades, grève générale en France…
Cette année-là, de très nombreux étudiants dans le monde continuent de se mobiliser pour leurs droits, contre l’exploitation humaine et pour la paix. Cette année-là, de très nombreux étudiants étudient, surtout à Liège. (…)

Quaden

À droite, à l’arrière plan, Guy Quaden (avec ses lunettes) et devant lui Ludo Wirix

L’ÉTINCELLE, GUY QUADEN

Depuis le début de l’année académique 1968-1969 (en réalité, nous l’apprendrions plus tard, depuis le début des années 1960), de nombreux mouvements d’étudiants dans le monde intervenaient de façon significative, non seulement au sein de leurs institutions scolaires mais aussi dans la vie publique de leur pays. Ils démontraient ainsi qu’être étudiant et universitaire, ce n’était pas seulement recevoir une formation de façon passive, mais c’était aussi s’interroger sur le sens de cette formation en relation avec le type de société dans lequel elle était prodiguée. Progressivement, la pensée estudiantine s’interrogeait sur le type de mode de production des biens, sur les inégalités sociales croissantes, sur les profits de grands qui engendrent des guerres, sur la paupérisation des peuples. Déjà ! Depuis la Rentrée académique chahutée de septembre 1967, je m’informais de ces histoires, ressentant confusément que quelque chose allait changer. (…)

C’est dans cet état d’esprit que je me rendais à cette assemblée générale (AG) régulière convoquée par le bureau de l’Union générale (UG) des étudiants de l’université de Liège. Elle se tenait dans un amphithéâtre de la place Cockerill. L’ordre du jour, comme chaque année, prévoyait la lecture des rapports moraux, des activités écoulées, de la trésorerie et des perspectives d’avenir avant de réélire un nouveau bureau exécutif pour l’exercice 1968-1969. Quelque 83 votants, représentant 17 cercles facultaires, étaient attendus ce soir-là. Les membres du bureau de l’UG, présidents et vice-présidents de toutes sortes, responsables de cette convocation régulière étaient évidemment également attendus. (…)

En parcourant l’assemblée, j’estimai à une cinquantaine le nombre d’étudiants présents. Il y avait aussi d’anciens militants et responsables de l’UG, certains membres du personnel scientifique. Pas de syndicaliste. Pas d’homme politique. Pas de journaliste. Les choses allaient bientôt changer. Le président de l’UG, Jo Godefroid, présente le bilan des activités de son équipe pour l’exercice 1967-1968, suivant le calendrier académique. C’était un garçon de petite taille, râblé, qui pouvait en imposer et qui débita d’une voix grave et théâtrale un énoncé à la Prévert des “réalisations” de son mandat : tant de cours vendus, tant d’expositions réalisées, tant d’informations produites, tant de soutiens culturels ponctuels, sans oublier de mentionner sa brillante intervention au cours de l’inauguration en grande pompe du nouveau campus situé désormais hors ville, sur la colline éloignée du Sart-Tilman. La chaleur et la moiteur de l’amphi faisant écho au caractère soporifique de l’exposé allaient bientôt contribuer à un endormissement généralisé.

Quand soudain, une fois le débat ouvert, une voix s’élève : « Ce mutisme, cette inaction estudiantine liégeoise me désespère, camarade ! Les étudiants ne sont pas partout muets. Dans tous les pays voisins, dont les structures politiques, économiques et universitaires sont semblables aux nôtres : à Berlin, en Italie, en France et aussi à Louvain, les étudiants bougent et font bouger l’opinion. Il ne s’agit pas pour l’instant d’approuver le contenu ou les méthodes de leur action mais de constater que les étudiants ne sont pas désespérément amorphes et qu’ils peuvent représenter une force considérable dans la vie nationale. »

Un aiguillon qui fait sursauter l’assemblée, la tire de sa léthargie. Mon coeur bat la chamade. L’enthousiasme gagne immédiatement une partie de l’assemblée qui se réveille. Et cela continue : « À Liège, au coeur de la Wallonie, il ne se passe rien alors que le gouvernement vient de tomber sous les ukases flamands dans l’affaire de Louvain… » Et de marteler : « Nous sommes ici 50 dévoués censés représenter 3000 membres affiliés à l’UG dans une université qui compte le double d’étudiants ! Pourquoi s’étonner de ne pas avoir des étudiants enthousiastes derrière vous si vous vous limitez à leur fournir des services, à organiser un bal ? Si vous offrez seulement du chocolat ou des livres à meilleur compte, vous ne pouvez avoir que des clients. Ne vous rendez-vous pas compte que l’étudiant a changé depuis 1900, que l’Université n’est plus la même. L’étudiant n’est plus le jeune bourgeois qui, assuré de prendre la relève de papa, pouvait consacrer d’amples loisirs au sport et au folklore… L’Université n’est plus une tour d’ivoire, elle est en contact avec les réalités extérieures et parfois elle en a peur… »

Beaucoup ne tiennent plus sur leur chaise ! Les applaudissements spontanés et nourris déferlent. L’orateur est de grande taille, mince, agité, battant la mesure de sa main droite au rythme de ses convictions ; il postillonne, sa voix est claire, son regard agrandi par des lunettes énormes ; sa conviction est sans faille, la nôtre aussi ; son accent résolument du terroir fait partie de son art oratoire. Il brille incontestablement. Il s’appelle Guy Quaden. Il fut président de l’UG avant Jo Godefroid et était, à cette époque-là, doctorant en économie politique chez le Pr Stassart. Et il termine : « Les étudiants de Liège se taisent. Soit. Un jour ou l’autre, ils se réveilleront et les premières victimes en seront leurs propres représentants traditionnels, c’est-à-dire vous et moi, si l’on ne se prépare pas dès maintenant au réveil. Il faut prendre clairement position dans la grave crise politique actuelle. Les responsables étudiants ne peuvent s’endormir avec les endormis. Le rôle des intellectuels est de sensibiliser l’opinion. » (…)

Désormais, l’UG serait un mouvement politique, au sens noble du terme ; oui, nous mettrions en avant la nécessaire démocratisation de l’Université en son accès et en son rôle comme en son organisation interne, entraînant en cela, entre autres, la disparition des privilèges professoraux considérés comme féodaux et le nécessaire partage de l’information et du pouvoir au sein de l’Université. Mais de nos objectifs précis sur le terrain politique et social de l’instant, et, en particulier des luttes linguistiques belges et des rapports avec la classe ouvrière, il n’en fut pas directement question.

Ce jour-là, le 27 mars, je fus élu président de l’Union générale des étudiants de Liège (à quelques voix d’écart avec Ludo Wirix, ce magnifique personnage, qui allait devenir mon ami de jeunesse, compagnon de route admirable, doté d’un humanisme sans borne, au destin aussi remarquable que tragique). C’était cinq jours après qu’un certain Daniel Cohn-Bendit fondait à Nanterre, avec une centaine de camarades, le mouvement du 22 Mars qui allait mettre la Ville Lumière sur le chemin d’un mouvement de contestation sociale sans exemple, et qui restera dans les annales du XXe siècle sous l’appellation “Mai 68”. (…)

ACTION

Le 6 mai, à Paris, surviennent les premiers affrontements entre étudiants et forces de l’ordre. L’UG se déclare solidaire “contre les méthodes policières auxquelles l’université française a eu recours au lieu d’engager le dialogue demandé par les étudiants”. Quelques jours plus tard, alors que la fièvre monte encore dans la capitale française, les étudiants bruxellois s’y mettent. L’ULB sera même occupée. Les étudiants liégeois, pendant ce temps, étudient. À qui la faute ? À un manque d’initiative, de courage, d’imagination de la part des représentants officiels, au premier rang desquels je suis censé me trouver ? Cette simple pensée m’enrage. Je ne vais quand même pas hypothéquer mon avenir professionnel pour un “simple coup de sang” du monde étudiant. Pourquoi pas ? Hésitations, tergiversations. Je continue d’étudier. Les “gauchistes”, eux, s’activent, mais sans succès. Ils essayent d’envahir les locaux de l’UG pour bénéficier des infrastructures.

Il n’empêche, le recteur Marcel Dubuisson, face à cette montée de fièvre, propose de créer le Conseil de l’enseignement supérieur et de la recherche. Mais il fit cette démarche sans conviction ni sincérité, dans le seul but d’éviter d’éventuels conflits et de prouver sa bonne volonté. (…) Il reçut même une délégation étudiante, réunion à laquelle j’acceptai de participer mais seulement en tant qu’observateur. Il proposa la création d’un conseil consultatif, organe de dialogue entre tous les composants de l’Université, proposition qui sera bientôt entérinée par le conseil d’administration de l’Université (à l’époque seulement composé de professeurs ordinaires).

Je garde le souvenir d’une discussion tendue, crispée entre un pouvoir qui essaye d’éviter une contestation fondamentale et des étudiants bien décidés, au contraire, à l’affrontement pour des raisons idéologiques. J’ai alors rédigé, en accord avec le bureau, une réponse sans équivoque : “Nous exigeons une cogestion réelle, de participer aux décisions de l’organe administratif de l’Université, avec voix délibérative… En outre, cette initiative, nouvelle et moderne, ne doit pas être une décision unilatérale du rectorat… qui ne répond pas aux principales revendications des étudiants : gestion des oeuvres sociales, constitution des conseils facultaires à structure paritaire, réforme profonde du conseil d’administration, et des méthodes d’enseignement, etc.” Nous savions que cette demande serait jugée irrecevable (…). Elle le fut.

Le mois de mai fut pénible. Nous avions confusément l’impression de vivre quelque chose d’important, de neuf, d’inédit. Nous ne savions pas alors que ce serait franchement historique. Les premières idées de fond nous provenaient de France, exprimées par les débats à Nanterre puis à la Sorbonne occupée, relayées plus ou moins adroitement par les médias. L’enseignement en tant que système reproducteur des idéologies dominantes, d’aliénation des libertés individuelles au sein de sociétés bourgeoises, de “consommation” effrénée. Tout le vocabulaire soixante-huitard se mettait progressivement en place. On reparlait de Marx et de Mao. Sartre prenait le micro. Marcuse devenait une vedette. La figure de Che Guevara hantait les amphithéâtres occupés. Une liberté de moeurs se faisait jour. De nouveaux rythmes musicaux déferlaient.

Pour ma part, je restais assis devant les planches anatomiques, trépignant d’impatience, culpabilisant de ne pas reproduire à Liège ce que Paris produisait. Quelques-uns d’entre nous ne suivirent pas ce chemin résigné.

Un canard intitulé La Gueuse La Bougie, avait été concocté au vitriol par Ludo Wirix, Guy Quaden, Paul Thibaut et Jean-Marie Roberty, et imprimé sur les rotatives de La Wallonie. C’était formellement une copie conforme du quotidien Liégeois La Meuse, que les contestataires voulaient vilipender. Elle fut mise au point par des jeunes artistes tels que Philippe Gibbon, lequel allait jouer un rôle crucial dans la production artistique qui allait accompagner notre mouvement. La lecture de ce pastiche annonçait une contestation radicale pour la rentrée d’octobre, dénonçait des affaires de justice peu reluisantes et caricaturait des personnalités politiques et académiques en vogue. Le tout sous une forme ressemblant comme deux gouttes d’eau au célèbre quotidien liégeois. Un deuxième exemplaire fut tiré quelques mois plus tard. (…).Cette Gueuse produite sans moi constitua une étape décisive de mon engagement. (…)

RÉACTION

En juillet 1991, le Pr Léon-Ernest Halkin témoignait en plantant le décor de l’époque de façon magistrale : « Le Recteur a dû se dire que la contestation n’aurait pas lieu sous son rectorat : les étudiants sont à l’Université pour étudier et se taire ! D’ailleurs, il refusait tout dialogue avec les étudiants. Il s’est braqué et a pris des décisions qui empêchaient tout retour en arrière. À cette époque, il existait un véritable abîme entre le Recteur et les étudiants, Recteur que certains professeurs considéraient comme une divinité. Imaginez alors la distance qui pouvait séparer le Recteur des étudiants… Les professeurs, eux, pensaient que les événements parisiens se produiraient à Liège, que ce serait une révolution. Un sentiment de peur, une véritable phobie s’empara de la majorité du corps académique. Mon collègue Paul Harsin me dit un jour à propos de Ludo Wirix : “Il est de la Quatrième Internationale. Dieu sait ce qui va nous arriver !” Les pavés que les étudiants avaient déposés devant la porte du rectorat déclenchèrent une véritable panique chez les professeurs qui s’imaginaient déjà enfermés dans leur bureau. »

Un hebdomadaire sérieux mais pas forcément progressiste, le Pourquoi Pas ?, posait la question : “Liège n’allait-elle pas devenir le Nanterre-sur-Meuse ?”. (…)

Dès cette époque, les autorités communales prirent fait et cause pour les étudiants en qui elles voyaient la brèche utile pour fissurer la tour d’ivoire universitaire. Elles autorisèrent donc la tenue d’un meeting place du 20-Août, allant jusqu’à proposer la salle de 1000 places du Palais des congrès en cas d’intempéries. Cette première manifestation fut un succès. Quelques 2000 étudiants s’y étaient rassemblés. « Quelques centaines… », dira le Recteur, ce qui en soi n’était pas faux non plus, il faut en convenir… (…) 

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