Décloisonner la prison

Carte blanche à Christophe Dubois

Dans Univers Cité
Photos JEAN-LOUIS WERTZ

Depuis mes premières activités de recherche en 2004, j’ai successivement étudié l’organisation du travail des surveillants et des directeurs de prison, les politiques d’éducation et de formation professionnelle à destination des détenus. J’ai réalisé ensuite une thèse de doctorat sur la politique expérimentale visant à introduire la justice réparatrice en milieu carcéral, avant de diriger d’autres recherches portant sur la mise en oeuvre du tribunal de l’application des peines, les politiques de modernisation de l’administration pénitentiaire, les politiques culturelles et de santé en prison et la composition de la population carcérale journalière.

Au fil de mes recherches, un même constat se répétait et s’accentuait : les détenus ne sont pas des citoyens comme les autres. Au mieux, ce sont des sous-citoyens à qui la loi confère des droits institutionnellement déniés au quotidien. Plus généralement, ce sont des flux et des stocks anonymes de chiffres utilisés pour comparer, comptabiliser, rationaliser les politiques pénitentiaires. Derrière ce double constat que partagent tous les chercheurs actifs dans ce domaine, deux questions n’ont cessé de m’animer : quel est le sens de ces recherches ? Et y a-t-il une place pour la citoyenneté en prison ?

Récemment, deux éléments de réponse à ces questions sont apparus. Premièrement, en septembre 2016, la notion de citoyenneté a été inscrite au coeur de notre Institution et de sa Charte des valeurs. Celle-ci précise ainsi que l’ULiège “se veut un lieu d’organisation de débats, de réflexions et de croisements des regards au coeur de la cité. En ce sens, elle exerce une veille critique et démocratique”. Ensuite, en 2017, j’ai été contacté comme d’autres collègues des différentes universités francophones pour fonder un Genepi en Belgique francophone. Qu’est-ce que le Genepi ? Il s’agit bien d’une plante aromatique montagnarde dont de nombreux skieurs se délectent, mais c’est également – et vous le saurez désormais – un projet inspiré par le Groupement étudiant national français d’enseignement aux personnes incarcérées (Genepi) enraciné dans les universités. “Le Genepi Belgique, comme son parrain français, a pour vocation de participer au décloisonnement de la prison en établissant un lien entre les personnes incarcérées et le monde extérieur. Il oeuvre essentiellement dans deux directions : en menant des actions en détention et en menant des actions de sensibilisation du public à propos de la prison”1. Les termes de l’équation sont donc posés : “prison + citoyenneté + université = Genepi”.

DuboisChristophe-vert-JLW Revenons d’abord sur le premier terme de l’équation. En effet, nous vivons en 2019 dans un pays civilisé, mais nous continuons de refuser d’ouvrir les yeux sur l’état de nos prisons. Pourtant, il semble que des progrès ont eu lieu. Ainsi, il y a 14 ans déjà qu’était – enfin ! – publiée la loi de principes concernant l’administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus. Cette loi mettait fin à la longue absence de cadre législatif spécifique aux personnes détenues et au régime carcéral, un vide juridique que venait jusqu’alors combler un arrêté royal datant de 1965 et faisant office de règlement général des établissements pénitentiaires. Ce texte définissait les droits et les obligations des personnes incarcérées. Toutefois, complété par une multitude de circulaires ministérielles et de notes de service, il était devenu “illisible” au fil des années, selon les directeurs et les surveillants de prison.

En 2005, l’adoption de la loi de principes constituait donc une révolution. D’inspiration progressiste, elle affirme en effet clairement que l’exécution de la peine doit s’effectuer dans le respect de la dignité humaine (article 3), “empêcher les effets préjudiciables évitables de la détention” (article 6) et être “axée sur la réparation du tort causé aux victimes par l’infraction, sur la réhabilitation du condamné et sur la préparation, de manière personnalisée, de sa réinsertion dans la société libre” (article 9).

Très rapidement, toutefois, ces espoirs se sont révélés vains. Faute de volonté politique d’abord, car la mise en application de cette loi requiert, comme l’indique son article 180, de nombreux arrêtés d’exécution. En l’absence de tels arrêtés, des pans entiers de la loi sont longtemps restés inappliqués, alors que les dispositions relatives au plan de détention restent toujours lettres mortes. Faute d’une inégale réactivité des entités fédérées ensuite, lesquelles sont compétentes en matière de services sociaux (enseignement, formation, culture, loisirs, santé, etc.) orientés vers la réinsertion, la réhabilitation et la réparation. D’un côté, la Flandre avait adopté, dès le 8 décembre 2000, un Plan stratégique visant à construire une politique d’assistance sociale systématique et intégrée, basée sur une collaboration entre le SPF Justice, le ministère flamand du Bien-être, de la Santé et de la Famille (Welzijn, Volksgezondheid en Gezin). Aujourd’hui, ce Plan stratégique emploie 17 coordinateurs et 17 logisticiens répartis dans chacune des prisons flamandes ainsi que dix coordinateurs pédagogiques. Du côté francophone, le paysage institutionnel étant plus complexe et les compétences en matière d’assistance sociale aux détenus étant davantage dispersées, dix années ont été nécessaires avant qu’un accord de coopération ne soit publié en 2015. Enfin, l’application des principes avant-gardistes de la loi s’est heurtée à la culture pénitentiaire belge. Celle-ci se compose de multiples mécanismes de résistance au changement parmi lesquels figurent divers maux chroniques, dont :

  • un problème endémique de surpopulation carcérale
  • des problèmes aigus d’absentéisme du personnel (le taux moyen avoisinait en 2016 les 10%, dépassant 20% dans certains établissements), qui renforcent des problèmes de sous-effectif
  • de fréquentes – et parfois très longues – grèves du personnel de surveillance, doté de puissantes associations syndicales dont les revendications portent généralement sur davantage de discipline, de contrôle et de sécurité
  • le délabrement de plusieurs établissements, aggravé par la tension qui s’exprime lors de certaines émeutes et en période de grève, ainsi que par le rythme des chantiers de rénovations urgentes
  • l’insuffisant niveau de formation du personnel de surveillance.

Ces maux tissent une culture carcérale où prime en permanence une exigence : le maintien de l’ordre ! Cette obsession sécuritaire vise à prévenir les évasions (ce qui revient à assurer la sécurité externe) et les désordres en détention, c’est-à-dire les phénomènes de violence, les émeutes ou les suicides (ce qui revient à assurer la sécurité interne). Cette culture entrave quotidiennement la réalisation d’objectifs légaux tels que la prévention des effets désocialisants de l’enfermement et l’accompagnement – individualisé – des détenus en vue de leur réinsertion, de leur réhabilitation et de la réparation du tort causé aux victimes. Cette culture est en outre renforcée par le climat social plus large marqué par la peur de l’autre qu’attisent les politiques de lutte contre l’insécurité, présentées comme autant de moyens de contrôler les problèmes socio-économiques.

C’est dans ce contexte que, depuis plus d’un an, l’ASBL Bruxelles Laïque (via Juliette Beghin et Cédric Tolley), l’ULB (via le Pr Philippe Mary), l’UCLouvain (via le Pr Dan Kaminski), l’université de Saint-Louis-Bruxelles (via le Pr Christophe Mincke) et l’ULiège ont fondé le Genepi Belgique inspiré par le modèle français, mais différent. En effet, dans les années 1970, les détenus français mènent une intense lutte sociale contre leurs conditions de détention. À la suite de violentes émeutes, un conseiller du président Giscard d’Estaing contribue à fonder une association d’étudiants proposant des formations à destination des personnes incarcérées en vue de favoriser leur réinsertion. Depuis lors, le Genepi compte quatre salariés, une quinzaine d’étudiants en service civique et quelque 800 bénévoles qui interviennent dans presque toutes les prisons françaises. Le savoir et l’expérience de cette association lui permettent également de prendre des positions publiques. Enfin, depuis 2014, elle définit ainsi son objet social : “participer au décloisonnement de la prison en établissant un lien entre les personnes incarcérées et le monde extérieur”.

C’est dans la continuité de l’histoire et de l’expériencedu Genepi français que s’inscrit la naissance de l’ASBL homonyme en Belgique francophone. Fondée par l’assemblée constituante du samedi 24 novembre 2018, elle s’enracine dans les institutions universitaires francophones du pays afin de marquer son indépendance vis-à-vis de l’institution carcérale et, par conséquent, de contribuer au décloisonnement de celle-ci, dans l’esprit de la loi de principes. C’est ainsi que les recteurs des universités concernées ont décidé de ratifier les statuts du Genepi, manifestant par la même occasion l’engagement citoyen de leur institution en milieu carcéral.

Comme l’indiquent ses statuts, le Genepi se définit comme “une association d’éducation populaire dont les objectifs sont les suivants :

  • mener une action d’éducation permanente à l’adresse des personnes incarcérées et de tous les publics intéressés
  • contribuer à l’exercice du droit au savoir et à l’information des personnes incarcérées et, de manière générale, à l’exercice de leurs droits citoyens
  • informer et sensibiliser des publics larges et spécifiques à propos des réalités carcérales"

Afin de concrétiser ces objectifs, le Genepi compte d’abord sur des groupes locaux créés au sein de chaque université. Ces groupes locaux sont animés par des étudiants, des chercheurs, des enseignants, des membres du personnel administratif et ouvrier, d’anciens étudiants, etc. Tous ces membres sont bénévoles et s’engagent pour une durée d’un an renouvelable plusieurs fois. Cet engagement consiste en diverses réunions destinées à définir des projets et des actions concrètes au niveau local. Cet engagement prévoit également que chaque membre suive un programme de formation à l’intervention sociale en prison. Un conseil d’administration et un comité scientifique définissent les dynamiques de formation et de soutien aux groupes locaux.

À Louvain-la-Neuve et à Bruxelles (ULB et Saint-Louis), les groupes locaux se structurent autour de certaines initiatives que menaient déjà certains kots à projets ou cercles d’étudiants. À Liège, par contre, la dynamique est à créer ! C’est dans cette optique que, depuis un an, les premières réunions du groupe local ont visé à définir et organiser un premier événement. Celui-ci s’est tenu le 21 novembre 2018 au cinéma Le Parc sous la forme d’un ciné-débat intitulé “Au bout de nos peines. Le sens de l’enfermement, et après ?”. Cet événement, organisé dans le cadre des Journées nationales des prisons 2018, a bénéficié de la précieuse collaboration de la Maison des sciences de l’homme et des Grignoux. Il en appelle d’autres : conférences, débats, groupes de parole en détention, espaces de réflexion, canaux d’information, collectes de produits de première nécessité pour les femmes détenues, formations à la justice réparatrice, etc.

Afin de réaliser ces projets, le Genepi compte rassembler étudiants et étudiantes provenant des diverses Facultés de l’ULiège et des Hautes Écoles du Pôle académique. Pour les soutenir et les motiver, l’appui du personnel scientifique, académique et administratif est précieux et, selon les étudiants, indispensable. C’est pourquoi, au-delà de l’appui de collègues issus des facultés de Psychologie (Jérôme Englebert et Fabienne Glowacz), Droit (Vincent Seron), Sciences sociales (André Lemaître et Jessica Joiris) et de Helmo (Salim Megherbi), l’appel est ici largement lancé aux personnes intéressées par ce projet à nous rejoindreet/ou à faire connaître cet espace d’engagement citoyen, critique et démocratique au sein de notre Institution. À bon entendeur !


* couriel c.dubois@uliege;be
2 Ce programme devrait prochainement prendre la forme d’un
certificat interuniversitaire :
https://genepibelgique.wixsite.com/genepi/formation
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