Ne perdons pas notre latin !

Carte blanche à Bruno Rochette

Dans Omni Sciences
Photos JEAN-LOUIS WERTZ

Depuis quelque temps, le latin fait (à nouveau) parler de lui. On débat de sa place dans l’enseignement secondaire à la faveur du Pacte d’excellence, voté récemment, qui prévoit un tronc commun jusqu’à 15 ans au sein duquel il sera enseigné à tous les élèves à raison de deux heures par semaine. Ce qui est vu par certains comme une chance apparaît aux yeux des autres comme le signe d’une disparition programmée. Il est difficile de prévoir ce qu’il adviendra, mais j’ai bien peur que la règle “ce qui est à tous n’est à personne” ne s’applique en pareil cas. Le risque n’est-il pas que les élèves qui ne sont pas intéressés – et c’est légitime – ne découragent ceux qui se sentent attirés par cette matière ? À raison de deux heures par semaine, peut-on espérer étudier le latin dans de bonnes conditions ? Ce ne saurait être qu’une approche sommaire : un vernis comparable à celui que l’on obtient aujourd’hui dans le cadre d’une option, peut-être moins encore. C’est mieux que rien, diront certains, alors que d’autres parlent d’un enseignement au rabais. L’avenir nous dira ce qu’il en sera.

À l’Université, c’est l’ouverture, dès la rentrée 2019-2020, d’une nouvelle filière latin-français qui met cette langue à l’avant de la scène. Mais ce n’est pas la seule raison. Les enseignants chargés des cours de langue latine, dispensés en première année du cursus de bacheliers, ont pris conscience qu’une réflexion sur la manière de l’enseigner à l’Université était indispensable. Une adaptation des méthodes d’apprentissage s’impose, car les professeurs sont tributaires du niveau des étudiants qui arrivent dans l’enseignement supérieur. Dans ce contexte, il est aussi nécessaire de s’interroger sur la place que le latin doit continuer d’occuper dans certaines filières universitaires. Le débat qui concernait le secondaire il y a une vingtaine d’années est arrivé aujourd’hui en milieu universitaire. C’est dans ce contexte qu’il faut situer la manifestation qui a eu lieu dans notre Alma mater le 2 mai dernier : “Le latin à l’Université, aujourd’hui”.

Le latin a longtemps été un enfant gâté, mais c’est déjà un passé lointain. Au temps des humanités gréco-latines, on lui accordait jusqu’à neuf heures hebdomadaires : on l’apprenait à doses massives. Le succès de son enseignement n’était toutefois pas toujours proportionnel au volume horaire : beaucoup d’élèves subissaient ce surdosage. En règle générale, la moyenne était plus raisonnable : quatre heures par semaine, tant dans les athénées que dans les établissements du réseau libre. À l’Université, il était une sorte de voie royale : sans latin, point de salut. La langue de Cicéron était partout. Décennie après décennie, on a vu sa place se réduire inexorablement. Les raisons de cette réduction progressive sont multiples. Je ne m’aventurerai pas dans une analyse détaillée. Je poserai seulement une question que d’autres se sont posée avant moi : peut-on se passer du latin ? Faut-il encore l’enseigner et donc l’apprendre aujourd’hui ? Qu’adviendrait-il si on le supprimait des formations universitaires où il est inscrit à titre obligatoire ?

Peut-on se passer du latin ? La réponse peut être “oui”, dans la mesure où l’on peut se passer de beaucoup de choses. Le latin, est-ce utile ? Faire du latin ne fait pas partie des fonctions vitales de l’homme. Des gens ont vécu et vivent toujours sans le connaître, même superficiellement, et se portent très bien. En réalité, penser en termes d’utilité immédiate, c’est réfléchir à courte vue et même à l’envers (en mettant la charrue avant les boeufs), et voilà bien le noeud du problème. La question de l’utilité, qui obnubile certains esprits, est de toute façon très relative. Le latin est inutile dans la mesure où il ne produit pas de résultat immédiat : je l’admets. Or, notre société, où tout doit aller vite, veut disposer rapidement d’un produit fini, concret et directement exploitable. C’est une des raisons pour lesquelles je ne crois pas au latin pour tous. Ceux qui veulent un résultat direct risquent d’être déçus, surtout si l’enseignement demeure superficiel, et je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Quand on entreprend l’étude du latin, il faut donc être patient, car cette matière fait partie de ce que j’appellerais les connaissances à maturation lente. C’est le propre des sciences humaines en général.

Cet enseignement serait-il donc pour ceux qui ont du temps devant eux ? Plutôt pour ceux qui veulent bien le prendre. C’est ici qu’apparaît la question de l’élitisme, qui colle à la peau du latin comme le sparadrap du capitaine Haddock. “Si vous n’êtes pas partisan du latin pour tous, c’est que vous êtes élitiste.” Mais que signifie “être élitiste” ? C’est, selon moi, défendre des privilèges de classe. Ce n’est pas du tout ce que je préconise. Je dis : le latin, c’est pour qui le veut et pour qui en a besoin. C’est l’accès à la langue latine qu’il faut rendre possible et garantir à qui le souhaite. Le tronc commun peut sembler répondre à cette exigence. Mais que l’on ne s’y trompe pas : la lutte contre le prétendu élitisme risque d’avoir les effets contraires à ceux escomptés. À force de vouloir tout pour tous, on finit par n’avoir plus rien pour personne, je veux dire plus rien de sérieux. En réalité, une confusion s’est instaurée dans l’esprit de beaucoup entre exigence et sélection. Si élitisme est synonyme d’exigence, on peut dire alors que le latin est élitiste. Faire du latin, c’est donc avant tout accepter et assumer des exigences.

Faut-il encore enseigner le latin aujourd’hui ? La réponse est évidemment et résolument “oui”. Mais je vais aller plus loin : il doit demeurer un outil indispensable, car on peut aussi imaginer un système où il n’existerait plus qu’à titre facultatif. Ce serait une erreur. Je plaide résolument pour le maintien du latin à titre obligatoire là où il se trouve dans les formations universitaires. Pour comprendre cette position, imaginons ce qu’il adviendrait si on le supprimait d’un trait de plume.

En dehors de la formation en langues et lettres anciennes orientation classiques, deux filières – “langues et lettres françaises et romanes” et “histoire” – proposent dans leur programme un cours de latin à titre obligatoire. La finalité n’est pas tout à fait la même dans ces deux formations. Dans la première, le latin, langue mère des langues romanes, est vu comme un outil linguistique ; dans l’autre, plutôt comme une clé permettant l’accès aux trésors des sources historiques, dont beaucoup sont rédigées en latin. Se passer de cette langue entraînerait un véritable drame intellectuel : un effondrement. Toutes les disciplines fondamentales y perdraient. Son absence dans la formation des futurs romanistes rendrait les langues romanes illisibles ; dans celle des futurs historiens, elle fermerait la porte des sources écrites en latin, bien au-delà de la chute de l’Empire romain. Impossible de travailler correctement dans ces conditions.

Le latin est un puissant outil d’apprentissage linguistique. Faire du latin, c’est tout simplement apprendre à analyser la langue. Les vertus d’une langue flexionnelle pour qui possède une langue maternelle dépourvue de cette spécificité, comme le français, sont importantes. La confrontation à un système flexionnel permet d’apprendre à résoudre des problèmes, à interpréter, à donner du sens, à apprendre la logique. Traduire un texte latin est comme résoudre une énigme policière. Georges Arnaud, l’auteur du Salaire de la peur, décrit comment il a découvert Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie : « Du texte latin au roman policier, les mêmes mécanismes mentaux sont en cause, qu’il faut conduire par des voies fort semblables. Pour un lycéen de langue française qui aborde le latin, ce qui constitue la nouveauté et la caractéristique essentielles, c’est que non seulement les verbes, mais aussi les substantifs, prennent différentes formes au gré de la fonction qu’ils assument dans la phrase. De là découlent de remarquables similitudes. Les désinences jouent dans le texte latin un rôle identique à celui des indices dans un problème policier. Une fois ceux-ci relevés, puis correctement interprétés, tout s’enchaîne, devient évident. Il en va de même dans le cadre de la sentence latine comme dans celui de l’enquête criminelle. En revanche, pour un indice passé inaperçu, pour une désinence mal comprise, il suffira qu’un seul point reste obscur pour faire obstacle à tout, et que rien n’aboutisse. Brûler l’étape n’est pas permis. Défense de deviner. » L’exercice de traduction, adéquatement mené, habitue donc à la réflexion. Or, il n’est rien de plus difficile que traduire. Cicéron, grand traducteur du grec, avait déjà mesuré les difficultés de cet art.

Certains diront que la langue de Rome n’a pas le monopole des vertus d’une langue flexionnelle. Elles peuvent s’expérimenter au travers d’autres langues, modernes celles-là, comme l’allemand et surtout le russe, avec l’avantage qu’elles ont une dimension vivante. La question de l’utilité est ainsi résolue. Je connais l’objection. Mais le latin possède un atout supplémentaire dans le fait même qu’il s’agit d’une langue que l’on ne parle plus : ce n’est pas une langue morte (ou plutôt prétendument morte – Wilfried Stroh ne compte pas moins de cinq morts du latin, chaque fois suivies de renaissances1), mais une langue du passé. Cette langue n’évolue plus, sauf artificiellement (en inventant des mots pour des réalités modernes, comme aéroport ou téléphone) : nous travaillons avec un corpus de textes fermé et sans pratiquer oralement la langue. C’est là la source de l’apprentissage de ce que j’appelle la “lecture lente” ou “lecture réfléchie” : la lecture en profondeur et en détail, selon la méthode des passages parallèles. Pour résoudre une difficulté, on travaille par comparaison au sein d’un ensemble clos. C’est un apprentissage de l’attention et de la nuance.

Ce n’est pas tout. Le latin est un socle – sans doute pas le seul – sur lequel peut se construire le dialogue entre les hommes : le latin est pontifex, “faiseur de ponts”. Cette caractéristique vient du fait qu’il s’agit d’une “langue de culture”2, opposée à une “langue de service”, directement utilisable, comme l’anglais standard. Le véritable intérêt des langues anciennes est qu’elles n’entrent pas en concurrence avec nos langues, dites vivantes. Ce sont des langues à l’intérieur de nos langues. Or, le latin a un statut très particulier : il est à la fois hors de nous, puisque c’est une langue du passé, mais il est aussi en nous, car notre langue en est issue.

Nous sommes entourés de latin. Dans une ville comme Paris, il fait partie intégrante de la rhétorique des monuments, en alternance avec le français. Qui plus est, aucune langue ancienne n’a connu, en Occident, une expansion aussi importante, ni légué un ensemble d’écrits aussi considérable. Oublier la langue de Rome reviendrait donc à devenir un étranger sur son propre sol et à ne plus pouvoir décoder beaucoup d’aspects du monde occidental.

Pour lire les textes écrits en latin, on rétorquera qu’il existe des traductions et qu’il n’est donc pas nécessaire d’apprendre cette langue, jugée difficile. C’est aller un peu vite en besogne. Faut-il se résoudre à considérer que l’enseignement du latin est irrémédiablement voué à l’échec ? Est-ce parce qu’un sportif n’arrivera jamais à égaler un record olympique qu’il doit arrêter ses entraînements ou ses participations à des compétitions ? Pourquoi le latin serait-il plus difficile à étudier qu’une autre langue ? Admettons même qu’on n’arrive pas à le traduire, il permet du moins une gymnastique intellectuelle et un drill régulier. Ce n’est pas rien.
C’est un instrument de développement de la logique. Voilà pourquoi la méthode analytique et progressive doit être privilégiée, car, lorsqu’on apprend la grammaire latine, c’est en réalité la linguistique que l’on étudie. Les grammaires de l’Antiquité ont beaucoup à nous apprendre.

La question des traductions se résout du reste très vite : certains textes latins ne sont pas traduits et ne le seront jamais. Mais il y a plus. Si une traduction existe, encore faut-il qu’elle soit de qualité. Or, un historien, s’il utilise une traduction, doit au minimum être en mesure de juger de sa qualité. C’est une question de démocratie. Renoncer à l’étude du latin, c’est donc balayer l’esprit critique propre à un régime démocratique où chacun est amené à forger son propre jugement sans se laisser imposer des dogmes : il est bon de douter. Remettre en question une traduction est une démarche saine : le risque de trahison de l’original est grand. Chasser la langue latine de l’Université, où l’on développe précisément l’esprit critique, reviendrait à nier les bases mêmes sur lesquelles elle s’est édifiée. L’Université s’est construite à partir et autour des humanités : philosophie, théologie, rhétorique, musique, histoire, langues.
Il est inimaginable qu’elle se coupe de ces fondements pour devenir une simple école professionnelle ou un institut technique. Faire du latin, c’est aussi s’ouvrir le chemin vers des textes qui posent des questions cruciales et qui véhiculent des interrogations toujours d’actualité : Qu’est-ce que la justice ? Qu’est-ce que la liberté ? Qu’est-ce que la citoyenneté ? Qu’est-ce qu’un être humain ? Lire les textes dans la langue originale, c’est tout simplement tenter de comprendre l’homme dans toute sa complexité et sa diversité. Certains concepts, pratiquement intraduisibles, ne peuvent s’envisager que dans la langue originale : humanitas n’est pas l’humanité, pietas n’est pas la piété, fides n’est pas la foi, religio n’est pas la religion… et tant d’autres.

Une fois acquise la conviction que le latin doit rester un outil indispensable, quels sont les moyens à mettre en oeuvre pour en acquérir la connaissance ? Il n’y a pas de recette miracle, hélas. Le latin pour tous, ce n’est sans doute pas la bonne voie. Le latin pour une poignée de spécialistes chargés de conserver ce patrimoine, comme on garde un livre précieux, et nantis du privilège de partager avec qui ils le souhaitent, c’est une voie qui me paraît dangereuse3. Les latinistes deviendraient alors une sorte de caste très fermée. Je préconise dès lors de continuer de former des spécialistes des textes latins qui peuvent les établir, les comprendre, les traduire, les expliquer et qui transmettront leurs connaissances, dans de bonnes conditions, à ceux qui en auront besoin et qui auront compris que leur investissement en vaut la peine. Certes, c’est du long terme. L’expérience montre qu’un étudiant moyen a besoin, en appliquant la méthode analytique, de deux semestres pour maîtriser la phrase simple et de trois semestres pour parvenir à dominer la structure complexe. C’est seulement durant le quatrième semestre (parfois un peu plus tôt) qu’il peut commencer à traduire un texte latin authentique. C’est là que l’aventure commence véritablement, et c’est une belle aventure.

Pour conclure, je reprendrai une phrase d’Yves Bonnefoy que j’estime très juste : “L’étude du latin aide à percevoir le travail de la langue dans sa profondeur et ses dimensions multiples. C’est la meilleure façon de ressentir la superficialité, la nocivité des dogmes, des partis. Autrement dit, d’aider à l’échange ouvert et sans préjugés ou interdits sans lequel il n’est pas de société authentiquement démocratique.4 À chacun de juger !
Informations sur les études
Une nouvelle formation (bachelier, master et AESS) est organisée par la faculté de Philosophie et Lettres en langues et anciennes et modernes, permettant de combiner l’étude du latin et du français.
* www.programmes.uliege.be/info/bachelier/langues-anciennesmodernes


1 W. Stroh, Le latin est mort, vive le latin ! Petite histoire d’une grande langue, traduit de l’allemand et du latin par S. Bluntz, Paris, 2008, pp. 279-281.
2 J. Leonhardt, La grande histoire du latin des origines à nos jours, traduit de l’allemand par B. Vacher, Paris, 2010, pp. 24-28.

3 F. Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe (XVIe-XXe s.), Paris, 1998, pp. 322-323.
4 Y. Bonnefoy, Le latin, la démocratie, la poésie, dans C. Suzzoni et H. Aupetit (éd.), Sans le latin…, Paris, 2012, p. 386.

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