Le règne de l’extraordinaire

Carte blanche à Frédéric Bouhon (en collaboration avec Andy Jousten et Xavier Miny)

Dans Univers Cité
Photos Jean-Louis Wertz

La pandémie de Covid-19, qui a touché la Belgique à partir du mois de mars 2020, a conduit l’État belge – comme bien d’autres États – à réagir dans l’urgence pour lutter contre la propagation du coronavirus et limiter ses conséquences funestes sur les vies humaines. Pour les constitutionnalistes que nous sommes, cette réaction relève de l’extraordinaire sur de nombreux points. Alors que la Constitution belge – contrairement à la Constitution française – ne prévoit pas de régime d’état d’urgence qui permettrait d’adapter le fonctionnement de l’État à la mesure de la crise, on a néanmoins observé des adaptations significatives, qui concernent par exemple la structure fédérale. La crise sanitaire a aussi transformé nos points de repères en ce qui concerne la portée des droits fondamentaux, qui ont été drastiquement restreints, mais pas nécessairement violés. Enfin, le printemps 2020 restera aussi marqué par un bouleversement des rapports entre les pouvoirs législatifs et exécutifs, avec des pouvoirs spéciaux confiés aux gouvernements et l’émergence d’un gouvernement minoritaire de plein exercice – Wilmès II – au niveau fédéral.

DES ADAPTATIONS EXTRAORDINAIRES

La lutte mondiale menée contre le coronavirus nous renvoie à l’éternel défi que constitue la balance entre liberté et sécurité. Cette délicate problématique se retrouve déjà sous la plume des premiers penseurs de l’État. Ainsi, pour ne citer que l’un des plus célèbres, à savoir le philosophe anglais du XVIIe siècle Thomas Hobbes, l’État serait institué sur la base du sacrifice d’une partie de la liberté individuelle en échange d’une sécurité, permettant aux individus de s’extraire d’un “état de nature” anxiogène. si l’on prête attention au frontispice qui illustre son œuvre-phare, le Léviathan (1651), c’est bien entendu la figure terrifiante du monstre souverain qui saute aux yeux. Titanesque, il surplombe le paysage, en tenant le sceptre et l’épée. Écailles de la créature, les sujets constituent un corps uni par la terreur, placés sous l’autorité du souverain, qui peut quant à lui percevoir les dangers au loin. Or, si nous gardons à l’esprit l’impact qu’aurait eu sur Hobbes le récit de la peste à Athènes durant la guerre du Péloponnèse, et suivant l’interprétation proposée par certains commentateurs, se dessineraient, dans la ville surplombée, les silhouettes de deux médecins, reconnaissables par leurs masques emblématiques de l’époque où la peste sévissait en Europe. Il s’agit là des rares personnages, avec quelques soldats, qui circulent dans ces rues désertes. On a ainsi pu considérer que cette cité fictive, où plane une menace, qui pourrait être d’ordre sanitaire, serait en état de siège. Aujourd’hui, on englobe généralement les dispositifs juridiques mis en œuvre en cas de péril imminent sous l’appellation d’état d’urgence ou d’exception. Lorsqu’il est déclenché, un tel régime permet à l’État de prendre des mesures qui, constitutionnellement, seraient inadmissibles dans des circonstances normales. Face à une crise, l’État pourrait déroger à ses propres principes, en restreignant par exemple les libertés ou en centralisant la prise des décisions. Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’encourager les détenteurs du pouvoir à céder à la tentation de la dictature, mais – au contraire – d’encadrer et de baliser la réponse apportée par les pouvoirs publics aux situations exceptionnelles, en prévoyant à l’avance les procédures à mettre en œuvre.

Cependant, un tel système n’existe pas en droit belge. La Constitution prévoit même, en son article 187 que “[la] Constitution ne peut être suspendue en tout ni en partie”. Datant de 1831, la disposition s’oppose a priori à l’instauration en temps de paix d’un état d’urgence, même d’ordre sanitaire, qui autoriserait, par exemple, de perturber la répartition des compétences entre l’Autorité fédérale, les Régions et les Communautés, dotées d’importantes prérogatives en matière de politique sanitaire.

Précisément, au cours des derniers mois, il est apparu que la structure fédérale de l’État n’attribuait pas à un seul et même niveau de pouvoir la mission d’apporter une réponse uniforme à la pandémie et de gérer ses conséquences. Par consé- quent, depuis mars, l’Autorité fédérale, les Communautés et les Régions ont toutes, à des degrés divers, joué un rôle, que cela soit pour instaurer des mesures de confinement, soutenir l’économie ébranlée, réorganiser l’enseignement, réagir aux risques de précarité auxquels beaucoup étaient exposés ou encore prévoir la mise en quarantaine des personnes prove- nant de foyers épidémiques.

Cela étant dit, il convient d’observer que les mesures les plus marquantes ont été prises, puis adaptées progres- sivement, par l’Autorité fédérale – et plus exactement par le ministre de l’Intérieur Pieter De Crem –, sur la base de différentes lois relatives à la protection civile, à la fonction de police et à la sécurité civile. On doit également noter la mobilisation pour le moins originale du “Conseil national de sécurité”, au sein duquel les entités fédérées étaient repré- sentées, sans que cela ne soit rendu obligatoire par les textes réglementant la composition de cet organe. Celui-ci est devenu en quelque sorte la plateforme de collabora- tion entre les entités du Royaume pour gérer de nombreux aspects de la crise. Il n’en demeure pas moins que les hési- tations quant à la marge de manœuvre de tous les acteurs (y compris les pouvoirs locaux) n’ont pas manqué. « La complexité du pays nous freine », a ainsi admis, à la Chambre des représentants, la Première ministre, le 9 juillet 2020.

DES RESTRICTIONS INÉDITES
 AUX DROITS FONDAMENTAUX


BouhonFrederic-Vert-JLW Examinée sous l’angle des droits fondamentaux, la gestion de la crise sanitaire relève sans aucun doute aussi de l’extraordinaire. Les règles qui ont organisé le confinement et ont continué à encadrer la vie quotidienne ont engendré de profondes limitations aux droits fondamentaux garantis par la Constitution belge et différents traités internationaux. Parmi les droits les plus manifestement touchés, on peut mentionner la liberté de réunion, dont il ne restait en pratique presque plus rien entre la mi-mars et la mi-mai 2020 : son exercice le plus élémentaire – inviter chez soi un parent ou un ami – constituait déjà une transgression du droit alors en vigueur. Fin juillet, interdiction a par ailleurs été faite de rencontrer plus de cinq personnes différentes. Plusieurs autres droits fondamentaux ont également été l’objet de restrictions significatives. On peut penser au droit à la vie privée – obligation de justifier toute sortie ou, à partir du mois d’août, de déclarer l’itinéraire des voyages –, au droit à la religion – affecté par la fermeture des lieux de culte –, au droit de propriété – restreint par l’interdiction de se rendre dans une seconde résidence –, au droit à l’éducation – touché par la fermeture des écoles et la réorganisation des cours dans l’enseignement supé- rieur – ou encore aux libertés de commerce et à la liberté d’expression – touchées par la fermeture des librairies, des cinémas, des théâtres et autres opéras.

Il est vrai cependant que toute restriction apportée à un droit fondamental n’implique pas nécessairement une violation de celui-ci. L’absence de régime organisé d’état d’urgence ou d’état d’exception ne signifie d’ailleurs pas que les autorités ne pourraient pas prendre des décisions qui limiteraient les libertés. En effet, dans le régime ordinaire, les droits fondamentaux ne sont, en règle générale, pas considérés comme des principes absolus. si précieux que soient les droits dont il est question, on admet qu’ils puissent subir des restrictions compatibles avec la Constitution ou la Convention européenne des droits de l’homme, pour autant que trois conditions essentielles et cumulatives soient respectées : les décisions de l’État doivent reposer sur une base légale, elles doivent viser un but légitime et être proportionnées par rapport à ce but.

La première condition pourrait déjà susciter de longs débats. On peut ainsi se demander si les arrêtés minis- tériels signés par Pieter De Crem ont été rédigés avec suffisamment de précision pour satisfaire à l’exigence de légalité. si l’objectif principal des mesures de confinement – protéger la santé et la vie – apparaît sans aucun doute comme un but légitime, la question de savoir si les mesures appliquées en Belgique sont proportionnées – équilibrées – par rapport à cet objectif est plus complexe. En dehors du contexte si particulier de la crise sanitaire, les obligations et interdictions radicales imposées à partir de la mi-mars auraient été considérées comme manifestement dispro- portionnées, en raison même de l’ampleur des restrictions qu’elles impliquaient. Dans le cours de Droits de l’homme enseigné à l’ULiège à l’automne 2019, on n’aurait pas osé inventer des exemples fictifs aussi extrêmes, car ils auraient semblé irréalistes aux étudiants. L’existence d’un risque réel et immédiat pour les vies humaines, incarné par la pandémie, a significativement changé la donne – notam- ment parce que l’État est aussi obligé d’agir pour éviter des décès prévisibles, au nom du droit fondamental à la vie. D’autres facteurs devront être pris en considération par les juges qui vérifient la proportionnalité des mesures de confinement : ils se demanderont notamment si le même objectif aurait pu être atteint avec des règles moins intru- sives dans les libertés.

À cet égard, les controverses se sont durcies au cours de l’été : certains estiment que la perspective d’une deu- xième vague d’hospitalisations justifie le maintien ou la restauration de mesures très strictes, tandis que d’autres considèrent qu’il n’y a plus de situation d’urgence. À suivre ceux-ci, il convient de tendre vers le plein exercice des libertés, notamment pour permettre une reprise plus effective des relations sociales et économiques. La règle qui, au mois d’août, interdit de rencontrer plus de cinq personnes différentes apparaît, dans cette perspective, comme particulièrement restrictive. On peut aussi craindre que certaines mesures contribuent à accentuer les inégalités sociales : l’accès à des espaces où les distanciations sociales sont respectées semble plus aisé pour ceux qui disposent de ressources financières importantes.

DES POUVOIRS TRÈS SPÉCIAUX

La pandémie a également fortement influencé l’organisation et le fonctionnement des institutions politiques de notre pays, notamment en ce qui concerne les rapports entre les gouvernements et assemblées de la Belgique fédérale.

À tous les niveaux de pouvoir, à l’exception de ce qui concerne les institutions flamandes, des pouvoirs spéciaux ont été octroyés aux gouvernements par les assemblées concernées. Par cette technique, le législateur autorise le gouvernement à modifier la législation sans passer par le Parlement. Les pouvoirs du gouvernement s’en trouvent considérablement élargis, dès lors qu’il est habilité à transformer l’œuvre d’une assemblée démocratiquement élue. L’objectif poursuivi était notamment de favoriser des réactions promptes à la pandémie et ses conséquences, ce que l’on craignait ne pas être en mesure de faire en passant par un processus parlementaire, qui offre les avantages mais aussi les inconvénients de la délibération. Vu le bouleversement qu’une telle délégation engendre pour l’équilibre des pouvoirs, elle a été entourée de certaines garanties juridiques, dont notamment le fait qu’à l’issue de la période de “pouvoirs spéciaux” fixée par le législateur – qui est, pour la plupart des gouvernements de la Belgique fédérale, désormais terminée –, les arrêtés pris sur cette base doivent être confirmés par les parlements concernés dans un délai déterminé.

Dans un régime parlementaire tel que celui de la Belgique, les gouvernements sont responsables devant les assemblées et doivent rendre compte de leurs actes, ce qui se justifie d’autant plus lorsque des pouvoirs spéciaux sont confiés aux exécutifs. L’efficacité avec laquelle les différentes assemblées du pays ont fait face à cette situation inédite a été variable. À titre d’exemple, de façon assez paradoxale par rapport à ce que nous venons de souligner, le Parlement de la Communauté française a ajourné la plupart de ses activités pendant plusieurs semaines après avoir attribué des pouvoirs spéciaux à son gouvernement. Progressivement toutefois, les assemblées du pays ont trouvé leur modus operandi pour assurer la continuité du travail parlementaire tout en tenant compte du risque sanitaire lié à la pandémie, notamment par le recours, à tout le moins partiel, à des vidéoconférences ou à des applications de vote électronique.

C’est au niveau fédéral que la situation politique était sans doute la plus particulière. La pandémie a eu pour effet de mettre fin au régime d’affaires courantes dans lequel le gouvernement fédéral minoritaire évoluait depuis décembre 2018 sous Charles Michel et ensuite sous sophie Wilmès. Grâce à la confiance des députés de neuf partis politiques (MR, Open Vld, CD&V, Cdh, Ps, sp.a, Écolo, Groen et Défi), le gouvernement Wilmès II a vu le jour. sophie Wilmès dirige donc depuis le 17 mars un gouvernement de plein exercice, doté de pouvoirs spéciaux qui se sont éteints le 30 juin 2020, mais minoritaire, car composé de personnalités issues de trois partis (MR, Open Vld et CD&V), qui ne représentent qu’environ un quart des dépu- tés. L’extraordinaire réside spécialement dans le fait que ce gouvernement est à la fois super-minoritaire quant à sa composition et super-majoritaire quant au soutien qu’il a reçu de la Chambre des représentants. La confiance dont dispose le gouvernement Wilmès II n’est toutefois pas illimitée dans le temps. La Première ministre s’est engagée à redemander la confiance à la Chambre dans le courant du mois de septembre. À l’heure d’écrire ces lignes [ndlr : le 12 août], les consultations politiques en vue de l’établissement d’un gouvernement doté d’une plus grande représentati- vité et d’un soutien solide à la Chambre sont en cours. si elles n’aboutissent pas, le risque est grand que le vote de confiance annoncé pour le mois de septembre entraîne une nouvelle période d’affaires courantes. Il va de soi que – quel que soit le scénario que le futur réservera – la gestion de la crise sanitaire et de ses conséquences sociales, écono- miques et financières occupera une place centrale3.

DES LEÇONS À TIRER

L’heure semble désormais être celle d’un premier bilan de la gestion de la crise sanitaire et de ses conséquences, comme le montrent les initiatives relatives à la mise en place de commissions parlementaires spéciales, voire de commissions d’enquête parlementaire à différents niveaux de pouvoir. De telles commissions joueront un rôle important pour éclairer les points forts et faibles de la gestion de cette crise, mais également pour déterminer les conséquences qu’il convient d’en tirer pour l’avenir. Des orientations seront également fournies par les nombreux litiges soumis aux juridictions, que ce soit au Conseil d’État ou ailleurs. Au niveau juridique, le défi résidera sans doute dans la mise en place d’un système cohérent destiné à être appliqué en période de crise, afin d’éviter un trop grand nombre de zones d’ombre qui sont autant d’obstacles à une gestion efficace, responsable, proportionnée et res- pectueuse des principes de l’État de droit. Et si la récente pandémie offrait le stimulus nécessaire pour mieux prépa- rer nos institutions et notre société aux crises en tout genre – climatiques, écologiques, migratoires et sanitaires – que nous réserve le XXIe siècle ?

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