Changer de voie

Le plan Sophia

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Dossier PATRICIA JANSSENS - Photos JEAN-LOUIS WERTZ

Le “Resilience Management Group”, composé d’une centaine de scientifiques et de 182 entrepreneur·e·s de la transition écologique (Coalition Kaya), a élaboré un projet pour la Belgique – le “plan Sophia” – qui s’inspire de la Convention citoyenne pour le climat en France. Il a été remis à la Première ministre, sophie Wilmès, au mois de mai. Son ambition est d’enclencher une transition vers une économie durable capable d’éviter de nouvelles crises systémiques dont nous venons d’avoir un avant-goût, afin de bâtir une société prospère, résiliente et solidaire.

Lorsqu’il est arrivé, nous nous sommes rendus compte avec stupeur que nous nous n’avions ni masques ni tests. Un minuscule virus a réussi en un temps record à démontrer la faiblesse de notre système économique mondialisé et interconnecté. Incapables de protéger leur population et le personnel médical, la majorité des gouvernements européens ont intimé l’ordre aux citoyens et aux citoyennes de rester chez eux. Paradoxalement, notre système bâti sur des critères d’efficience nous a rendus extrêmement fragiles alors même que le sous-investissement dans les secteurs publics, hôpitaux en tête, nous prenait à la gorge. sans hésiter, devant une menace à court terme, les autorités politiques ont mis l’économie à l’arrêt ou presque. On nous avait pourtant dit que c’était impossible. Que feront-elles face à l’urgence environnementale ? La question mérite l’attention car, c’est certain, le bouleversement climatique aura des répercussions bien plus dramatiques encore que le coronavirus.

Le plan sophia dresse une liste de 200 mesures réparties en 15 domaines (énergie, alimentation, mobilité, emploi, etc.) pour une relance économique respectueuse de l’environnement et de notre santé. Plusieurs membres de l’ULiège y ont contribué, parmi eux la Pr Sybille Mertens, le Pr Édouard Delruelle et Kevin Maréchal, chargé de cours.

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METTRE DES BALISES

De plus en plus de citoyennes et de citoyens perçoivent aujourd’hui les dérives d’un système économique qui favorise des délocalisations lointaines et produit des inégalités sociales et qui, en outre, a un lien avec le changement climatique. La Covid-19 a révélé notre manque d’autonomie dans un secteur essentiel, celui de la santé. si le manque de tests a coûté la vie à des milliers de personnes, on s’est aussi aperçu que nombre de nos médicaments sont fabriqués en Chine. Pourquoi ? Parce qu’une entreprise peut s’installer là où la main-d’œuvre est (très) peu chère et augmenter ainsi ses profits et ceux des actionnaires. « C’est toute la fragilité du système, relève Sybille Mertens, professeure à HEC Liège et directrice du Centre d’économie sociale. L’économie de marché mondialisée et dirigée par la finance internationale a provoqué la crise et a engendré des effets systémiques particulièrement négatifs. Dans ce cadre, nous avons aujourd’hui l’occasion de réfléchir afin d’instaurer une organisation plus responsable de la Terre et des gens. » C’est l’ambition du plan Sophia.

Les signataires estiment notamment que “les pouvoirs publics doivent retrouver leur juste rôle”. « L’État doit expliquer sa stratégie; il doit être soutenu et par les entreprises et par la population, estime Sybille Mertens. Mais cette seule feuille de route ne suffit pas. Nous devons, à tous les niveaux, changer de paradigme, imaginer et concrétiser une organisation différente, repenser nos modes de consommation et de production, en bref opérer une mutation complète. » Et cela passe notamment par de la pédagogie. « Acheter sur Amazon, tout le monde (ou presque) le fait : c’est pratique, c’est facile et cela ne coûte pas cher, expose- t-elle. Mais cela contribue à la faillite de nos librairies, cela augmente le chômage, cela diminue les recettes fiscales. Par ailleurs, lorsqu’un commerce ferme, la rue perd sa dynamique, sa vitalité ; et des rues vides génèrent de l’insécurité. S’approvisionner dans les commerces près de chez soi a une incidence positive au quotidien sur notre territoire. »

Le plan Sophia s’inspire de la “doughnut economy” qui vise à créer un plafond écologique et un plancher social entre lesquels les activités économiques devront se situer. Le défi est de mettre des balises au marché, de limiter la consommation d’énergie fossile, de rétablir la justice fiscale, sans pour autant nous replier sur nous-mêmes. « La relance doit bénéficier à l’économie réelle, préserver les emplois durables, respectueux de l’environnement et contribuant à l’économie circulaire », considère sybille Mertens. À cet égard aussi, le modèle de l’économie sociale a fait ses preuves. « Dans leur grande majorité, en effet, poursuit-t-elle, ces entreprises tiennent compte des aspects sociaux et environnementaux. Leur ancrage est local – du point de vue des fournisseurs, des clients, du personnel, des partenaires – et elles pratiquent une politique prudente dans l’affectation des bénéfices (les actionnaires sont faiblement rétribués) : elles ont donc des fonds propres solides, ce qui leur a permis de mieux absorber le choc de la crise. L’optimisation de la rentabilité à tout prix n’est pas leur but : il n’y a donc ni travail au noir, ni évasion fiscale. Cette forme d’entreprise plus vertueuse, car non spéculative, est aussi plus résistante. »

Ces entreprises sont actives dans des sphères comme l’alimentation, l’énergie, les services aux personnes, la construction, la gestion des déchets. « Et nous venons de réaliser combien ces secteurs étaient essentiels. Il faut donc relancer des activités sur notre sol européen afin que l’État puisse agir, par exemple en favorisant les sociétés qui s’acquittent de leurs impôts in situ, tout en luttant contre l’évasion fiscale. Relancer des filières complètes dans l’agro-alimentaire, la mobilité, le logement, la culture, etc., qui échappent à la logique complètement marchande et participent au bien commun, me paraît hautement souhaitable. » La ville d’Amsterdam ne s’y est pas trompée, qui vient d’établir une politique de logement en prenant appui sur les coopératives.

« Toutes les aides publiques devraient être conditionnées au respect de normes environnementales et sociales, ce qui conduirait naturellement à réexaminer la pertinence de certaines activités et à investir dans des choix collectifs pertinents (par exemple, en associant systématiquement le développement du rail à celui des nœuds logistiques aéro-portuaires) », estime la Pr sybille Mertens. Le plan Sophia recommande dans la même optique l’instauration d’une “taxe carbone” redistributive, qui pourrait constituer un premier outil afin de promouvoir les énergies renouvelables et diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Et de conclure : « La classe politique paraît aujourd’hui plus attentive à la question des modèles d’entreprises. Et le monde syndical aussi. C’est nouveau. Je pense que les scientifiques peuvent également apporter leur pierre à l’édifice d’une autre société. Pour le bien de toutes et de tous. »

Guillemins 

S’AFFRANCHIR DU DOGME DE LA CROISSANCE

Kevin Maréchal, chargé de cours en économie écologique à Gembloux Agro-Bio Tech, plaide lui aussi pour une “dé-marchandisation” des biens communs. « Il faut inverser la tendance en délaissant quelque peu les questions de productivité et de rentabilité au profit d’une logique centrée sur la résilience et la qualité, plaide-t-il. Car qu’a- t-on appris de la crise sanitaire ? Que par exemple le monde des soins ne pouvait être raisonnablement régi par les seules règles du marché. Que la loi de l’offre et de la demande ne pouvait décemment s’appliquer à ce domaine. Que la contribution de ce secteur au bien-être de la société ne se mesurait pas en bénéfices financiers. »

La crise nous a aussi ramené à notre assiette. Instinctivement, les gens se sont tournés vers les producteurs locaux dans un souci de sécurité peut-être, mais ausssi dans une démarche volontariste d’aider une agriculture de proximité, plus saine, moins polluante. L’idée de mieux rémunérer les produits de la terre (en incluant une juste rémunération des paysans, en tenant compte des ressources naturelles, etc.) prend corps. Un Collectif de coopératives citoyennes pour le circuit court (le Collectif 5C) invite à cet égard à penser la complémentarité plutôt que la concurrence, et mutualise une série de dispositifs et d’équipements. L’objectif est de faire vivre un territoire, son sol, ses paysans, ses citoyens.

Mais les normes actuelles, les contraintes qui pèsent sur ces activités freinent leur développement, et la concurrence inévitable avec la grande distribution ne facilite pas leur essor. C’est donc du côté des pouvoirs publics que le regard se tourne. « Pourquoi ne pas inciter plus fortement les cantines scolaires à s’approvisionner en produits issus de leur région ?, s’interroge Kevin Maréchal. Les autorités publiques pourraient avoir à cœur d’offrir aux enfants des produits frais, sains et durables, ce qui favoriserait l’agriculture locale. D’autant que ces mesures auraient une incidence positive sur l’emploi, car la logique de l’agroécologie et les pratiques culturales plus extensives nécessitent plus de bras que de tracteurs. La mise en place d’une diversification des cultures favorables aux sols et la réduction des pesticides nécessitent en effet beaucoup de main-d’œuvre. »

Comme Bruno Latour, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris qui invite à réfléchir aux gestes-barrières contre un retour au monde d’avant la crise et à sortir de la logique marchande, le plan Sophia incite le gouvernement à s’intéresser aux initiatives de transition. Dans cette perspective, les territoires pourraient constituer un échelon approprié à la revitalisation démocratique. « Il s’agit là en réalité d’un “entre-deux”, situé entre la verticalité d’un État décideur, et la pure horizontalité des réseaux citoyens. Parce que la transition vers une ère “post-croissance”, cet horizon où la poursuite de la croissance économique ne serait plus le seul but du vivre-ensemble, ne se fera qu’avec l’assentiment de la population », conclut Kevin Maréchal.

LE PRISME DE LA JUSTICE SOCIALE

Dans un “Manifeste pour un nouveau pacte social et écologique”, paru fin 2018, bien avant la crise sanitaire, plusieurs personnalités – dont le Pr Édouard Delruelle du département de philosophie – avaient réagi face aux dégâts causés à notre système de protection sociale (soins de santé, droits du travail, pensions, allocations de chômage, etc.). « La critique de la dérive d’un système économique tout-puissant rejoignait aussi les inquiétudes environnementales, détaille Édouard Delruelle, également président de Solidaris, la mutualité socialiste. Notre mode de vie épuise les ressources naturelles, pollue notre atmosphère et les océans, est responsable de maladies, etc. Si la crise du coronavirus est une conséquence de cet aveuglement, c’est aussi l’occasion d’infléchir notre mode de consommation car respect de l’environnement et justice sociale sont liés. » Et de prendre un exemple bien connu des Belges : la voiture de société. Dans bon nombre de cas, le véhicule représente une partie du salaire, une partie non soumise aux cotisations sociales. « D’autres mécanismes relèvent du même principe (les chèques-repas, les téléphones, etc.) : cumulés, ces avantages non assujettis atteignent 15 milliards d’euros par an, ce qui équivaut à une perte nette de 2,6 milliards d’euros, chaque année, pour la Sécurité sociale. On comprend aisément que réduire, voire supprimer les voitures de société est une visée sociale et écologique à la fois. »

Si de manière globale, Édouard Delruelle partage les propositions du plan Sophia, « notamment parce qu’il parle de “résilience” plutôt que de gestion managériale du monde d’après Covid-19 », il émet quelques réserves. « D’une part, le plan ne définit pas assez la place de l’État dans la maîtrise de l’économie. Or cet enjeu est loin d’être consensuel... À mon sens, l’État doit retrouver sa position de stratège, de régulateur. Prenons un exemple, celui des investissements. Aujourd’hui, c’est le marché qui investit : les masses monétaires sont donc aux mains du privé. D’autre part, le plan est trop évasif sur la Sécurité sociale. Or nous aurons besoin d’une protection forte (santé, pensions, chômage, emploi) pour aborder la politique de transition, pour reconstruire une société plus durable. La question du seuil de pauvreté, par exemple, est peu abordée. Enfin, le plan n’aborde pas la question du rapport de forces sociales et politiques. Pourtant, il est certain qu’il y aura des oppositions au changement. Quelle convergence et quelle articulation entre les mouvements sociaux actuels – les jeunes pour le climat, les luttes décoloniales (Black Lives Matter), les luttes féministes, les luttes sociales ? Il ne suffit pas d’avoir un beau projet sur le papier : il faut aussi se demander comment il peut renverser le discours hégémonique actuel, qui reste productiviste et consumériste. »

Et le Pr Delruelle de souhaiter que la crise de 2020 soit envisagée de manière holistique. « L’écologie nous a appris la pluralité des dimensions, la faculté de regarder le réel d’un point de vue global. Sans doute faudra-t-il à l’avenir financer la recherche en ce sens et adopter un point de vue systémique. Attention cependant à l’illusion que les scientifiques détiendraient une forme de solution : c’est bien le Parlement et le gouvernement qui prennent les décisions... en s’appuyant sur des avis de chercheurs et en consultant les parties prenantes. » Si les cadres théoriques doivent être adaptés, il faut aussi opérer des changements dans l’enseignement de l’économie, des sciences humaines et sociales, de l’écologie. Car nous devons transformer notre imaginaire. « Désormais, la priorité ne sera plus l’émancipation comme au XXe siècle, mais la santé et le soin du vivant. » La planète a des limites, le capitalisme aussi.

Stop!

Ingénieur civil électro-mécanicien de l’ULiège (1989), pierre Courbe travaille à inter-Environnement Wallonie (IEW) en tant que chargé de mission “Mobilité”.
Il a également participé à la rédaction du plan Sophia.

Le Quinzième Jour : Que pensez-vous du plan ?

CourbePierre-Vert Pierre Courbe : Ce plan de transition s’insère dans une série d’initiatives similaires en Europe : il fait sens. La société civile, tout comme le monde scientifique, s’accorde à dire qu’il est temps de modifier en profondeur notre mode de vie. En mai 2019, la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) – l’équivalent du GIEC – dressait un état des lieux terrifiant de l’état de la biodiversité. Les représentants des 135 pays participant à cette structure internationale en appelaient à une réforme en profondeur des paradigmes, objectifs et valeurs de nos sociétés. Cela concerne bien sûr les transports aussi.

LQJ : Ce qui signifie ?

P.C. : Qu’il faut, notamment, arrêter de valori- ser sans cesse la mobilité. L’objectif premier des politiques de mobilité devrait être de réduire de manière drastique tous nos déplacements motorisés, car ils émettent du CO2. Il faut donc faire en sorte que l’essentiel soit accessible à pied ou à vélo, tout en favorisant les transports en commun pour les distances plus longues. Et pour cela, certains leviers sont aux mains de l’État : je pense par exemple à l’aménagement du territoire qui constitue un aspect central de la question. Il faut en finir avec l’éparpillement de l’habitat et capitaliser davantage sur les noyaux urbains qui doivent offrir à toutes et tous un éventail d’activités – travail, études, commerces, loisirs, culture, etc. – afin d’attirer les individus, les couples et les familles en ville. Un incitant fiscal pourrait d’ailleurs être envisagé dans cette optique. Un premier pas vient d’être fait dans cette voie par le gouvernement wallon qui a inscrit dans sa déclaration de politique la fin de l’artificialisation des sols en 2050, avec un objectif intermédiaire en 2025. Un “stop” au béton en quelque sorte. Par ailleurs, recommander le télétravail et favoriser l’installation de commerces de proximité dans les quartiers et les villages sont aussi des mesures assez simples à prendre et qui auraient des répercussions sur le nombre de déplacements.

LQJ : Faut-il faire aussi un “stop” au transport aérien et à la voiture ?

P.C. : Il ne faut peut-être pas prescrire un arrêt, mais bien une très nette diminution. En imposant en Europe une taxe sur les billets d’avion et sur le kérosène, on pourrait, je pense, limiter la croissance du secteur, voire infléchir sensiblement la tendance. D’autre part, il me semble crucial de contrecarrer les dérives du marché automobile qui propose à l’envi des véhicules plus lourds, plus puissants, mieux équipés et donc plus énergivores et plus polluants. Depuis 2017, les véhicules neufs, malgré les progrès technologiques, émettent plus de CO2 qu’avant ! Or le GIEC considère qu’une réduction d’émissions de CO2 de 45% entre 2010 et 2030 est indispensable pour limiter le réchauffement global à 1,5° C. La taxe de mise en circulation (ou TMC, qui permet d’inciter les citoyens à opter pour des véhicules raisonnables, correspondant à leurs réels besoins) constitue un outil efficace à cet égard. Le gouvernement néerlandais en a fait la preuve avec une réforme visant à diminuer les émissions de CO2 des voitures neuves qui fut couronnée de succès. Et je suis heureux de voir que, dans sa politique régionale, le gouvernement wallon a manifesté sa volonté de réformer la taxation en ce sens. Mais c’est toute la mythologie de la voiture qu’il faudrait modifier. Vantée par la publicité pour “la liberté, le plaisir, le rêve...” qu’elle est censée nous apporter alors que nous pestons dans les embouteillages, l’automobile bénéficie aussi d’une aura soigneusement entretenue par les constructeurs qui confère à son propriétaire un sentiment de puissance et de supériorité sociale. Interdire la publicité pour les grosses cylindrées, les plus polluantes et les plus dangereuses serait une première manifestation de courage politique.

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