Dans Univers Cité
Article PHILIPPE LECRENIER - Dessin JULIEN ORTEGA

Depuis avril 2018, les voix des femmes actives dans les arts de la scène se font entendre avec davantage de résonance. Ce n’est pas pour autant que les mécanismes de discrimination s’étiolent. Elsa Poisot, d’Écarlate La Compagnie, entend réhabiliter un “matri- moine culturel” oublié et quantifier la présence des femmes au sein de sa profession. Un travail d’envergure pour lequel elle a sollici- té l’aide de l’ULiège. L’étude est inédite, les résultats interpellent et attirent déjà l’attention de certaines administrations. Ils seront présentés le 5 octobre à La Bellone à Bruxelles. Aperçu.

En avril 2018, le Théâtre des Tanneurs à Bruxelles s’apprête à nommer un nouveau directeur (le précédent ayant été limogé à la suite de plusieurs plaintes). Une short-list de quatre candidats, comptant trois femmes, est présentée mais c’est la candidature masculine qui obtient le poste convoité. six mois après l’écla- tement de l’affaire Weinstein, en pleine déferlante #MeToo, cet événement est vécu comme le camouflet de trop pour les femmes du secteur. Le groupe militant F(s) voit le jour dans la foulée et combat depuis lors le sexisme dans la culture. « D’autres initiatives précédaient F(s), raconte Elsa Poisot, actrice, autrice et metteuse en scène à la tête d’Écarlate La Compagnie. Avec Bérénice Masset, nous avions initié les recherches de subventions pour le projet “La Deuxième Scène” quelques mois plus tôt. Mais sans F(s), et sans un “ras-le-bol” imprégné d’une émulation mondiale, nous n’aurions probablement pas obtenu l’audience dont nous avons bénéficié. Aujourd’hui, nous travaillons en dialogue avec F(s), ainsi qu’avec d’autres initiatives, comme “Pouvoirs et Dérives”, qui investissent la lutte en termes d’organisation de groupes de réflexions, de concertations et de propositions de mesures pour résoudre le problème au niveau politique. »

La Deuxième Scène porte plusieurs actes. Les deux premiers ont été montés en partenariat avec le Théâtre national et La Bellone, en cheville avec les cinq écoles supérieures de Théâtre en Belgique francophone. Le premier acte consistait en une journée de conférences sur l’histoire de la professionnalisation des femmes et de leur contribution aux arts vivants. « On sait beaucoup de choses sur les hommes, sur les corporations, etc. Mais l’arrivée des autrices – mot considéré à tort comme un néologisme, étant donné qu’il date de l’époque latine – est très peu référencée. Or, lorsque les jeunes accèdent aux études, ils et elles sont porté·e·s par des rêves et des idéaux. On perd tout un pan de notre héritage s’il n’est nourri que par des images d’hommes de théâtre. » Le deuxième acte consistait en la lecture de textes issus d’un “matrimoine” de l’Ancien Régime. C’est notamment la chercheuse Aurore Evain qui a récemment revalorisé ces textes. Elle a d’ailleurs aidé à fournir ces œuvres aux écoles. « À l’époque de l’Ancien Régime, des autrices sont connues, jouées et inspirent des auteurs tels que Corneille, Racine et Molière. Mais au cours des années, ces très belles pièces disparaissent sous de vraies impulsions politiques. Redonner de la visibilité à ces œuvres contribue à élargir les esprits des écoles et à recomposer le répertoire classique. » Le troisième acte, en partenariat avec la Chaufferie-Acte 1 et La Bellone, fit appel à l’université de Liège afin de quantifier la présence des femmes dans les secteurs des arts de la scène (danse, cirque, conte, théâtre et théâtre jeune public).

LE DÉFRICHAGE DE L’ULIÈGE

En octobre 2019, Écarlate La Compagnie, accompagnée par la Chaufferie-Acte 1 à la fois dans la gestion du projet mais aussi dans l’étude, notamment à travers l’apport de données quantitatives, rencontre la Pr Nancy Delhalle du Centre d’étude et de recherche sur le théâtre dans l’espace social (Certes) et Rachel Brahy, de la Maison des sciences de l’homme, pour poser les jalons de la recherche. Quantifier la distribution des postes entre hommes et femmes dans les différents secteurs des arts de la scène, telle était sa commande. Un jeune chercheur, Charles Grandry, est missionné pour mener l’étude. Les complications ne tardent pas. Débusquer les données relatives à une distribution genrée des emplois relève de la gageure. Dans le meilleur des cas, elles ne sont pas harmonisées et sont donc difficiles à recouper. Bien souvent, elles n’existent pas. « Même les écoles n’ont pas d’informations statistiques genrées sur leurs effectifs, s’étonne Charles Grandry. Nos récoltes ont été maigres, malgré des relais enthousiastes du côté des instances publiques. Au fur et à mesure du temps, nos espoirs se sont amoindris : sortir des chiffres exploitables, qui faisaient sens, prenait figure d’exploit. »

« Dans les limites en temps et en budget de cette étude, poursuit Rachel Brahy, nous nous sommes focalisés sur un petit échantillon : les directions des 20 théâtres les plus subventionnés, les conseils d’administration des compagnies subsidiées structurellement et les cinq écoles supérieures de théâtre en Belgique francophone. Le sommet de la pyramide, en quelque sorte : ces grandes maisons, par exemple, se partagent 86% des subventions allouées au secteur du théâtre professionnel (adulte). »

L’absence de chiffres a mené à une observation dont se sont déjà saisis plusieurs acteurs publics : si on déplore une invisibilité des femmes dans le secteur, c’est aussi parce qu’elles n’apparaissent pas dans les statistiques. Produire des données genrées de manière harmonisée semble bien nécessaire. Par ailleurs, les quelques chiffres récoltés ont surtout permis de révéler que la question de la discrimination des femmes était bien contemporaine. « On observe un véritable plafond de verre à l’endroit des 20 théâtres étudiés, illustre Charles Grandry. À l’analyse des postes de direction générale et artistique, on constate que 70% d’entre eux sont régis par des hommes, 20% par des femmes et 10% par une direction mixte. Du côté des compagnies, seuls 15% des conseils d’administration sont féminins, lesquels se partagent 10% des subventions accordées. »

On pointe également un “effet ciseau” au niveau des écoles supérieures de théâtre, selon la forme que prend le graphique représentant ces statistiques (un terme emprunté à une observation de la Pre Annie Cornet sur les effectifs de l’ULiège). Alors que les étudiantes sont plus nombreuses que les étudiants, les deux tiers du corps enseignant sont masculins. Certaines répartitions horizontales semblent également dévoiler des processus de discrimination. si les secteurs du conte et du théâtre jeune public sont davan- tage représentés par des femmes, le théâtre adulte et, plus encore, le cirque comptent une majorité d’hommes.

« Notre étude ne prétend pas donner des réponses fermes, mais elle dégage des tendances, relève Rachel Brahy. On voit comment des questions spécifiques à un secteur peuvent renvoyer à des considérations plus larges. L’effet ciseau montre des correspondances avec un autre champ, celui de l’université. On peut aussi se demander quelle est la part de hasard dans le fait que davantage de femmes mènent une carrière dans le théâtre jeune public plutôt que dans le théâtre adulte. D’une part, le jeune public peut être perçu comme moins prestigieux, donc moins couru. D’autre part, il se pratique dans des horaires scolaires, là où le théâtre adulte est programmé le soir. Ces contraintes d’emploi du temps peuvent renvoyer à la distribution des tâches domestiques au sein des ménages. Ces répartitions engagent également une réflexion plus large sur notre société, ses constructions culturelles et le rapport qu’elle entretient avec elles. Pourquoi les œuvres de fiction présentent-elles davantage de héros masculins ? Pourquoi les auteurs sont-ils plus facilement publiés que les autrices ? Etc. »

BrahyRachel-JLW En dégageant des tendances, l’étude amorce une approche objective de la présence des femmes dans les arts de la scène. « À un niveau quantitatif, pondère Rachel Brahy, il serait bon de relever les réalités des plus petites structures, nombreuses, et au sein desquelles les statuts des femmes sont encore plus précaires. Il y a également un volet qualitatif à explorer, qui viserait à approfondir la question des mécanismes sociaux à l’œvre derrière ces situations, et les stratégies individuelles qui y font face. Si les femmes veulent accéder aux postes de pouvoir, qu’elles en ont les capacités, mais qu’elles n’en sont pas rendues capables par toute une série de freins et de discriminations, qu’est-ce qui construit et entretient cette iniquité et quelles mesures peut-on prendre pour la résoudre ? Cela devrait aussi permettre de déculpabiliser certaines femmes, qui peuvent intérioriser l’empêchement, s’incriminer personnellement en cas d’échec. » Cette étude est aussi le fruit d’une rencontre entre les praticiennes d’un secteur et une université.

QUANTIFIER POUR SE PROTEGER

Lorsqu’une parole dénonce en public des inégalités ou des rapports de domination, le premier réflexe est de la moquer ou de la minimiser, d’où l’ambition d’étayer ces sentiments d’injustice. « D’origine française, j’étais très attentive aux actions du groupe HF, l’équivalent hexagonal de F(s), confie Elsa Poisot. Elles sont actives depuis dix ans, sont structurellement reconnues et un peu subventionnées par l’État. Elles ont également instauré des veilles statistiques. Mais lorsque les premiers chiffres sont parus, les personnes d’HF ont subi un retour de flamme virulent de la part du milieu du spectacle. »

Solliciter le concours de l’ULiège devait donc garantir une indépendance, une autonomie et permettre aux commanditaires une prise de distance par rapport aux résultats. Le crédit institutionnel et la légitimité scientifique de l’étude constituaient une seconde motivation. « Au final, se réjouit la praticienne, le travail abattu a été titanesque, malin, rigoureux et bienvenu. En même temps, cet état des lieux ne fait que confirmer ce que nous savions déjà. C’est déjà considérable, mais ce n’est qu’une étape. En France, par exemple, les lignes n’ont pas tellement bougé en une décennie. Nous pouvons espérer que les synergies féministes génèrent plus de forces aujourd’hui. Tout au long de l’étude, nous avons bénéficié de l’accompagnement d’un comité érigé par Alexandra Adriaenssens, qui assure la direction de l’Égalité des chances en Fédération Wallonie-Bruxelles. Dans ce comité siégeait notamment une déléguée de la ministre de la Culture, qui lui rapportait les avancées du projet. »

Le comité regroupait des personnes des différents secteurs de l’administration, que Charles Grandry a pu consulter pour débusquer les rares données pertinentes. « Sans cet appui interne, nous n’aurions pas pu avancer de la même manière, reconnaît Elsa Poisot. En même temps, l’aide a été immédiate. » Comme si l’administration était prête, mais attendait l’impulsion du secteur artistique pour se lancer. « Nous espérons maintenant obtenir des financements pour finaliser l’état des lieux, mais aussi pour instituer une veille statistique. Il y a pour cela un travail d’interpellation à mener aux niveaux administratif et politique, notamment pour que la récolte des données soit plus facile. » Pour Charles Grandry, il est difficile de ne pas être acquis à la cause au sortir de cette recherche. « Les injustices vécues par cette communauté sont réelles. Peut-être contribuons-nous à signer un début de reconnaissance d’un discours sensé et légitime. Mais ce n’est qu’une première pierre à l’édifice. »

“Pouvoirs et Dérives”

Journée d’étude à l’initiative d’écarlate la compagnie, le 5 octobre à la Bellone, rue de Flandre 46, 1000 Bruxelles.


⇒ informations et réservations sur www.bellone.be, tél. 02.513.33.33

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