Dans Ici et ailleurs
Un texte de Laurent Demoulin - Photo FRANCESCA MANTOVANI - Gallimard

“Virulente Vérité du virus / Virus vert de rage, vert d’orage / Orage corona → coronorage Corona → couronne. Couronne d’épines ? ” Après avoir noté ces quelques mots, à tout hasard, dans l’espoir qu’ils s’agglutinent, s’ordonnent et s’harmonisent avec une grâce telle qu’en naîtrait une chanson nouvelle, je ferme mon document Word, gagnée par un sentiment de léger découragement. Faut-il chanter le virus, la pandémie, les malades, les morts, le confinement ? Je regarde un instant autour de moi comme si je cherchais à découvrir un aspect inconnu de cette pièce familière qui me sert à la fois de bureau et de chambre – et peut-être aussi de grotte secrète, de terrier, de trou de souris. Mais puisqu’il nous est à nouveau permis de sortir, et même, depuis aujourd’hui, de manger au restaurant, pourquoi n’irais-je pas faire un tour ? Je m’éloignerais ainsi de la couleur des murs – un vert d’eau tendant vers le kaki –, qui me rappelle un peu trop l’Autre. L’autre homme, l’homme ayant précédé N., l’homme avec lequel j’avais loué cet appartement, l’homme qui a repeint ces murs, dans cette couleur-là, vert d’eau ou vert asperge, je ne sais. Malgré cette trace de lui, je ne parviens plus à recréer en moi la sensation même de la vie à ses côtés, au quotidien. se réveiller auprès de l’Autre, qui avait écrit pour moi une chanson s’ouvrant sur les mots “Mon sommeil m’abandonne”, était-ce si différent ?

Le temps s’est rafraîchi subitement et il est déjà presque 21 heures, de sorte que ma manière de m’habiller contraste avec celle d’il y a deux jours. Je choisis, parmi mes masques en tissu celui qui s’accorde le moins mal avec mon pantalon en velours patte d’eph, mon chemisier au col Claudine et mon gilet aux dix boutons, tous trois d’une même variante de bleu marine. Je ne crois pas que l’on puisse dire que je sois coquette, surtout pour une chanteuse. Je dois plutôt donner l’impression du laisser-aller, de la décontraction, voire de la désinvolture. Mais certains détails appellent chez moi une forme de souci esthétique partiel, fragmenté, que j’espère invisible, ou du moins subliminal, comme si je m’interdisais, par manque de confiance dans mes goûts, de les afficher. C’est à se demander pourquoi et comment je suis devenue chanteuse. Moi qui, si longtemps, éprouvais le besoin de me cacher, à cause d’un physique que je trouvais ingrat et d’un caractère que je croyais timide. D’où m’est venu le plaisir de monter sur scène ? Remonterai-je un jour sur scène ?

N. est allé rendre visite à sa vieille maman, à l’autre bout du pays. Il ne rentrera qu’au milieu de la nuit. Bien que la rue soit déserte, je garde mon masque sur le bout de mon nez. J’aime sentir le tissu battre très légèrement au rythme de ma respiration. J’ai l’impression d’être en moi-même, protégée – non pas tant du coronavirus que d’un danger imaginaire comme quand, petite fille, je m’imaginais à l’abri de je ne sais plus quelle sorcière en enfouissant ma tête sous mes draps. Le masque est pour moi une sorte de cabane enfantine portative. Je me suis engagée rue du Postillon (soudain le nom de cette rue, qui doit faire référence à un conducteur de malle-poste, me semble bien mal venu), une rue peu passante, et pourtant j’y croise un homme, j’ai envie de dire un “monsieur”, parce qu’il me paraît plus âgé que moi, masqué lui aussi, mais au moyen d’un masque chirurgical à usage unique. Il me salue d’un hochement de tête affirmatif, qu’il complète par un “Bonjour” prononcé non dans sa barbe, car il est glabre, mais dans du polyamide, du polyuréthane ou dans la douce laine du polypropylène...

Je réponds au salut du monsieur par un murmure inaudible doublé d’un sourire aux trois-quarts mangé par mon masque en tissu bleu. son demi-visage me dit vaguement quelque chose et je le considère un instant de trop. Du coup, il a l’air d’hésiter, comme s’il voulait engager avec moi la conversation, me demander le chemin pour la poste de la rue du Postillon ou l’adresse d’un restaurant rouvrant ses portes, mais il poursuit son chemin. Peut-être s’agit-il d’une conséquence du port du masque : il me faut davantage de temps pour m’assurer que la personne en face de moi m’est inconnue. Pourquoi ce monsieur m’a-t-il saluée dans cette ville trop grande pour qu’on puisse y manifester à chacune et à chacun sa civilité ? Nous sommes-nous déjà rencontré·e·s quelque part ? Ou bien ce temps de pandémie a-t-il accru la politesse spontanée de citadins désireux de souligner leur commune appartenance à une espèce mortelle et menacée ? À moins encore que ce monsieur m’ait reconnue en tant que chanteuse ?

Je me demande si le port du masque rend un peu d’anonymat aux vraies célébrités. Mick Jagger peut-il en profiter pour faire ses courses incognito au supermarché ? Il y a deux jours, comme je me promenais dans des rues alors plombées par une chaleur inhabituelle, j’ai aperçu un jeune homme en face de moi sur le même trottoir, progressant avec souplesse, vêtu d’une chemise blanche et d’un bermuda bien coupé. Il considérait ma robe à la dérobée. J’ai veillé à ne pas croiser son regard. Une fois à ma hauteur, ou plutôt juste à un mètre de moi, soudain, il a tourné franchement les yeux dans ma direction et s’est exclamé, en marquant son propos d’un sourire qui se voulait ironique :
– Quelles jolies jambes ! À quelle heure ouvrent-elles ? J’ai été tellement stupéfaite qu’aucune réplique ne m’est venue à l’esprit. J’ai continué mon chemin en faisant mine de n’avoir rien entendu. Une fois rentrée, j’ai raconté l’incident à N., qui m’a répondu : « Tu devrais être flattée d’encore subir de telles remarques alors que tu viens d’avoir cinquante ans ! » Il se croyait drôle : si j’avais été une femme violente, je l’aurais giflé. Quand j’en ai parlé un peu plus tard, au téléphone, à ma nièce, qui a l’âge de ses artères et de sa peau, elle m’a expliqué que toutes ses amies se plaignaient d’une recrudescence du harcèlement de rue depuis le début du confinement. Comment expliquer ce phénomène ? Est-ce parce que les rues sont désertes en plein jour comme au milieu de la nuit ? s’agit-il d’une contre-offensive qui profite du fait que Metoo/Balance ton porc ne fait plus l’actualité ? Ou bien d’une réaction à l’enfermement ? Ou au décompte journalier et journalistique des décès ? Les êtres humains sont-ils mus d’abord par l’attraction charnelle ou par l’angoisse de la mort ?

En bas de l’avenue que j’emprunte à présent, j’aperçois les lumières d’une brasserie. Je m’en approche comme s’il s’agissait d’un phénomène nouveau. Il est 21h24. Devant l’entrée de l’établissement, un tableau noir, au lieu d’afficher le plat du jour, porte à la craie l’inscription suivante : “Lundi, c’est reparti mon kiki !”. 21h24 et l’intérieur de l’établissement est vide, si j’en excepte un homme derrière son comptoir et une dame que je vois sortir : elle récupère les pots de fleurs qu’elle avait posés dehors pour attirer non les abeilles mais les premiers clients après plusieurs mois de fermeture obligatoire.

Quand vais-je pouvoir chanter à nouveau ? Pourrais-je chanter à nouveau ? Quelle nouvelle chanson pourrais-je chanter ? Contrairement à nombre de mes ami·e·s musicien·ne·s et malgré mes difficultés financières, je ne sens battre dans mon cœur aucune colère. Autour de moi, chacun/chacune semble avoir une opinion claire. Les unes et les uns dénoncent l’abandon de la Culture, démasquent les masques et multiplient les commentaires au sujet des distances indistinctes, de la blue Suède solution, de ce que raconte Comte-Sponville, du précédent de la grippe de Hong Kong, des causes de décès, bien plus meurtrières et dont on ne parle guère – la malaria, les suicides, les accidents de la route, le cancer et, surtout, les famines. Les autres répliquent en s’indignant : « Tu es dans le camp de Trump, de Bolsonaro ou de Boris Johnson ? » Ils et elles avancent les chiffres des victimes que le coronavirus aurait causées sans les mesures de confinement, s’exclament : « Si la menace pesait sur les gosses et non sur les vieux, tu tiendrais le même discours ? », évoquent leur propre séjour à l’hôpital, un proche qui souffre de séquelles après plusieurs semaines de traitement ou une sœur infirmière qui n’en peut plus. Moi, je suis tout à fait perdue, noyée, sans opinion stable. seule. La lumière des lampadaires s’est lentement substituée à celle du jour. J’aperçois, à travers les fenêtres éclairées, quelques éclats d’intérieurs inconnus – un mur orangé, une bibliothèque, une armoire de cuisine, un lustre en forme de gouvernail. J’imagine aussitôt que les habitants de ces espaces fermés sont heureux, sereins et productifs. Ou du moins que je le serais à leur place. Et que j’y façonnerais une chanson aussi belle qu’inattendue.

Est-il possible d’écrire sur un autre sujet que la pandémie quand tout le monde ne pense qu’à elle ? Séverine, une amie romancière, dans un mail, m’a expliqué que les éditeurs étaient d’ores et déjà submergés de manuscrits consacrés au confinement : des dizaines de journaux intimes qui portent presque tous “pangolin” dans leur titre. Pour aborder le réel contemporain, m’explique Séverine, mieux vaut procéder de biais, par petites touches, à travers tel geste quotidien, en décrivant un objet actuel, en racontant une anecdote intime aux résonnances universelles – et non une expérience directement commune. Et non un événement collectif récent. Séverine m’a écrit : “La Guerre de Troie a dû patienter durant des siècles obscurs pour que naisse son Homère. La Première Guerre mondiale, plus rapide, plus moderne, plus pressée, a tout de même dû poireauter jusqu’en 1933 pour qu’en français paraisse le premier véritable chef-d’œuvre qui lui ait été consacré : Le Voyage au bout de la nuit. À quand un Voyage au bout de la pandémie ? Quelle Muse chantera le combat d’un Achille de laboratoire contre le coronavirus ? ” Je suis rentrée dans mon appartement, toujours vide. Machinalement, je rallume mon ordinateur. J’ai reçu un nouveau mail. Le nom de l’expéditeur ne me dit rien du tout. Je comprends bientôt qu’il s’agit du monsieur croisé rue du Postillon. Nous nous sommes rencontré·e·s après un concert, me rappelle- t-il avec amabilité. Il est poète et rêve que j’interprète l’un de ses textes. De m’avoir saluée dans la rue lui a donné le courage de m’envoyer un poème inspiré par la pandémie. Il espère ne pas m’importuner, me salue respectueusement. Un document Word est glissé dans son message.

Ton courroux coruscant, Corona, sur nos corps,
Impose sa couronne et son sceptre viral
Comme un vil Attila invisible et spectral,

Qui ravage le sang en un temps dit “record”.

Virus viril, virus vicié, virus retors,

Sais-tu qu’en étendant ton empire en spirale

Tu raccourcis d’autant notre espace claustral
Autant que notre temps que tu tends vers la mort ?

Mais nous rêvons, virus sans foi et sans émoi,
De te virer, virus, virulemment, crois-moi !
Pour briser ta couronne, écœurant Corona !

Et puis sur nos brisées détrôner d’autres rois,
Raviver d’autres vies, libérer d’autres proies,
Et rendre enfin au ciel l’azur qu’il nous donna !

Il m’est impossible de juger des vers aussi classiques ! Peut-être est-ce beau. Comment savoir ? Le vieil alexandrin contraste en tout cas avec l’actualité du thème ! Mais c’est inchantable, je le crains. Je répondrai demain à ce monsieur, par la négative.

Mon dernier concert a eu lieu dans les caves du Chat qui donne sa langue au chien, sous de jolies voûtes en briques. Le plafond y est assez bas, de sorte que la scène est à peine surélevée d’une dizaine de centimètres. Comme je suis plutôt petite, je risquais d’être difficile à apercevoir, dans cette salle où l’on se tient debout, pour les specta- teurs et spectatrices relégué·e·s au dernier rang. Mais il n’y avait pas de souci à avoir de ce côté-là : le public était plutôt clairsemé. Nous étions deux sur scène : N. à la guitare et moi à la voix (et parfois au tambourin). Nous avons voulu commencer fort. J’ai entamé le set par “Que le diable m’emporte !”, ma chanson récente la plus connue, dont j’ai écrit les paroles et dont N. a composé la mélodie. Mais les applaudissements qui ont suivi m’ont semblé conventionnels, polis, sans enthousiasme. Après trois ou quatre mor- ceaux, j’ai entendu, au moment de reprendre mon souffle, le bourdonnement de plusieurs conversations : certains spectateurs ne se sentaient pas tenus de se taire quand nous jouions. J’avais l’impression d’être une prof incapable de tenir sa classe. N. n’osait pas tourner son regard vers moi. Comme s’ils sentaient notre gêne, d’autres specta- teurs se sont mis à applaudir avec plus de force, et même à crier des “Bravo” ou des “Yeah !”, qui m’ont paru sonner un peu faux.

Dès que les dernières notes d’un morceau se sont tues, j’ai regardé N. de façon insistante. Il a levé un instant les yeux de sa guitare et, devinant la question que je ne lui avais pas encore posée, il a acquiescé d’un bref mouvement de tête. J’ai annoncé une chanson du siècle précédent, du millénaire précédent, que je n’interprétais plus depuis longtemps. Puis je me suis emparée de deux baguettes et j’ai frappé de toutes mes forces sur le tambourin en obéissant à un rythme martial. La guitare de N. a résonné d’une suite de six notes tournant en boucle, des notes jadis composées pour moi par l’Autre, l’autre homme, l’homme de mon autre vie, l’homme qui a repeint la pièce dans laquelle je me trouve à présent. Et ma voix s’est coulée à nouveau dans les mots que l’Autre avait écrits pour moi à l’époque : “Mon sommeil... ”. J’ai à nouveau tourné les yeux vers N., afin de le remercier. Mais il demeurait concentré sur cette musique qui ne lui appartenait pas. Comme moi, il a dû sentir la tension monter d’un cran dans la salle, parcourue par une électricité particulière. Les conversations éparses se sont tues. J’entendais le silence sous ma voix et sous la guitare. Puis les spectateurs se sont mis à accompagner mon tambourin en frappant dans les mains en cadence. Et certaines voix, qui connaissaient encore les mots écrits par l’Autre, ont soutenu la mienne. Il aurait fallu que la chanson ne s’arrête jamais, que les boucles entêtantes des six notes se répètent à l’infini, car nous étions heureux ainsi, N., le public et moi. Mais les applaudissements nourris qui allaient suivre risquaient d’être difficiles à recevoir.
Quand pourrais-je enfin me passer de l’Autre ?

Voilà, peut-être, la chanson qu’il me faudrait écrire pour me débarrasser de mon passé, pour remonter sur scène et relancer ma carrière à nouveaux frais : une chanson au présent, qui évoquerait bel et bien notre expérience commune, la virulence du virus vert de rage et la pandémie anémiante, qui décrirait finement le confinement, mais sur le côté, au travers de détails anodins qui traduiraient mon embarras, mes incertitudes, mon questionnement permanent et mes angoisses de femme irrésolue – ou plutôt d’être humain égaré, ignorant qui il est au juste et dans quel monde invisible il vit.

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