La culture en jeu

Carte blanche à Jean-Gilles Lowies

Dans Omni Sciences
Photos Jean-Louis Wertz

La crise due au coronavirus et aux mesures visant à contenir cette épidémie a touché de plein fouet les arts et la culture. Secteur parmi les premiers à être fermés et les derniers à être rouverts, ses perspectives de relance demeurent incertaines et imprévisibles. Cette crise n’a pas encore produit tous ses effets et son impact se fera durement ressentir dans les années futures. Heureusement, la plupart des organisations culturelles subventionnées par la Fédération Wallonie-Bruxelles ont bénéficié de soutiens publics conséquents de sorte qu’elles ont pu envisager la modification de leurs activités avec une relative sérénité. D’autres, principalement les artistes et les organisations culturelles non subventionnées, souffrent davantage de la situation. In fine, cette crise exacerbe les inégalités préexistantes et révèle les faiblesses des politiques culturelles en Belgique francophone. Voici un petit florilège critique et subjectif des enjeux de politiques culturelles présents et à venir.

LES VALEURS DE LA CULTURE

Depuis le début de cette crise, les appels et communiqués de presse des fédérations professionnelles et sectorielles du monde de la culture rappellent l’importance de la culture. Le secteur culturel est plongé malgré lui dans une dynamique d’introspection et de désenchantement vertigineux. Alors que le champ culturel partage globalement la conviction finement saisie par la formulation de Gao Xingjian – “La culture n’est pas un luxe, c’est une nécessité”1 –, il découvre avec stupeur qu’il n’est pas “essentiel” et se voit subitement sommé de démontrer sa valeur. Signe des temps, l’importance économique de la culture est appelée en renfort pour gagner l’attention des décideurs politiques. En 2011, le secteur culturel et créatif a dégagé en Belgique 15,6 milliards d’euros de valeur ajoutée, soit environ 4,8 % du PIB. En 2012, les ICC2 ont généré un chiffre d’affaires de 48 milliards d’euros en Belgique, soit 4,8 % du chiffre d’affaires global, et comptaient 248 000 emplois, soit 5,4 % de l’emploi total3.

Ces constats gomment néanmoins les singularités économiques de chaque domaine culturel. Le spectacle vivant demeure largement dépendant de ressources financières publiques, tout comme les bibliothèques ou les centres culturels. Seuls les secteurs créatifs, dont le modèle économique repose sur la vente, la location ou l’usage d’œuvres reproduites ou dématérialisées, peuvent se targuer de performances économiques rutilantes à l’échelle de l’économie belge : par exemple, la mode (dont le prêt-à-porter) ou le design (dont le “prêt-à-monter”).

La valeur de la culture, vécue ou perçue, ne se limite pas à une logique de comptabilité économique. Tant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique, les extrêmes ont toujours constitué une menace pour la liberté culturelle et pour le droit à l’épanouissement culturel. De Ceausescu à Pinochet, en passant par les populismes et nationalismes européens contemporains, la culture représente en définitive un baromètre intéressant de la vitalité démocratique. La liberté d’expression artistique nourrit la diversité des conceptions du bien commun et participe au pluralisme conflictuel des démocraties libérales.

Enfin, la classification des activités selon leur caractère “essentiel”, graduelle ou non, brouille des hiérarchies de valeurs. Si d’aucuns se sont résignés à voir trôner le papier WC en tête des besoins humains, on peine à entendre la primauté des jardineries lorsque les librairies doivent batailler pour maintenir leur ouverture. Les arts et la culture sont clairement inutiles, voilà précisément la raison pour laquelle leur valeur est inestimable. Une vie reléguée aux seules actions utilitaires perdrait sa saveur, sa beauté, ses rêves, son humanité. En cela notamment, la culture occupe une place de choix au cœur de l’Université. Si celle-ci ne relevait pas une telle mission, elle se réduirait à la transmission de technicités. Les leviers pour œuvrer en ce sens sont évidemment plus complexes que la seule formulation du but général. Ces réflexions encore timides en Belgique francophone gagneraient à être développées par les institutions concernées.

GOUVERNANCE MULTINIVEAU

L’architecture institutionnelle de la Belgique a réservé un sort aussi complexe à la culture qu’à la santé. Bref état des lieux de la maison Belgique en culture. L’autorité fédérale reste compétente pour les ESF (établissements scientifiques fédéraux) et les institutions biculturelles (Monnaie, Palais des Beaux-Arts, etc.) et s’occupe de nombreuses politiques connexes : Sécurité sociale des artistes, avantages fiscaux (tax shelter, mécénat), propriété intellectuelle, TVA, etc. Les Communautés sont au cœur des politiques culturelles et prennent en charge la plupart des dispositifs de financement direct de la culture. Les Régions détiennent des compétences, notamment en matière de patrimoine, d’aides aux industries culturelles et créatives, d’aides à l’emploi. Au final, une dizaine de ministres compétents dans l’un ou l’autre pan du secteur culturel et des réponses à la crise de la Covid balkanisées entre niveaux de pouvoir. Le monde culturel tente de recoller les pièces du puzzle et appelle sans relâche à la coordination des mesures.

Dans les années à venir, il est permis de penser qu’une septième réforme de l’état largement pressentie va mener les Francophones de Belgique à décider du sort de leur culture commune. Un certain pragmatisme s’impose en la matière, quitte à froisser de prime abord l’une ou l’autre susceptibilité : les aspects culturels liés aux territoires pourraient aisément trouver une prise en charge adaptée et efficace au sein des Régions. On oublie trop souvent que la sixième réforme de l’état a octroyé à la Région bruxelloise des compétences “biculturelles d’intérêt régional”. Une compétence équivalente est envisageable pour la Région wallonne. La Fédération Wallonie-Bruxelles demeure incontournable concernant les politiques culturelles communes. Bref, en culture comme ailleurs, il est temps que les Francophones préparent dès aujourd’hui la Belgique de demain.

FINANCER PLUS ?...

Pour les arts et la culture comme pour l’enseignement (et la santé, la justice, etc.), la question de leur (re)financement est au centre des débats. Faut-il augmenter le budget de la culture ? En Belgique, la part des dépenses publiques octroyées à la culture tourne autour de 1%, soit environ 2 milliards d’euros. Selon ce ratio, le pays se classe dans la moyenne européenne. En chiffres absolus, la situation belge reste enviable par rapport à nombre de pays européens, même si le morcellement en communautés linguistiques ne permet pas aux grandes institutions culturelles de rivaliser avec celles de nos voisins. À titre d’exemple, l’Opéra royal de Wallonie bénéficiait en 2018 d’une subvention de 14 millions d’euros quand la Royal Opera House britannique recevait 29 millions et l’Opéra national de Paris jouissait de 97 millions d’euros. Les organisations culturelles pâtissent donc d’un effet d’échelle et, à ce titre, le financement de la culture devrait être revu à la hausse.

Philanthropie, mécénat, sponsoring, tax shelter constituent également des apports non négligeables. Ces fonds privés représentent-ils une menace pour les arts ? Parfois présentés comme tels par les défenseurs d’une culture de service public, ces sources de financement complémen- taire représentent autant d’opportunités pour diversifier et augmenter les revenus. L’essor de la création cinématographique belge que l’on connaît depuis une quinzaine d’années n’a pu advenir que grâce à la manne financière du tax shelter. Celui-ci octroie un avantage fiscal aux sociétés qui investissent dans la création d’œuvres cinématographiques ou scéniques. Les arts de la scène ont en effet été inclus depuis 2017 dans le même dispositif et le secteur des jeux vidéo devraient également en bénéficier prochainement, pour autant que les autorités européennes donnent leur accord. Le mécénat ne dispose quant à lui pas encore d’un dispositif fiscal incitant et reste plutôt marginal dans le domaine culturel, se concentrant principa- lement sur les beaux-arts et la musique.

... FINANCER MIEUX ?

LowiesJeanGilles-V L’analyse du financement de la culture ne pourrait passer sous silence les enjeux de redistribution entre les différents secteurs de la culture. La création artistique, en particulier dans le domaine des arts plastiques et de la littérature, est le parent pauvre des politiques culturelles puisque seuls 15% des fonds culturels de la Fédération Wallonie- Bruxelles lui sont destinés. À l’inverse, l’audiovisuel et le secteur de l’éducation permanente ont longtemps été favorisés. De délicats équilibres doivent se tisser chaque année pour répondre aux demandes légitimes de chaque partie prenante.

En outre, la manière d’octroyer l’argent public influence les choix culturels. Comparer les politiques culturelles permet de distinguer schématiquement trois voies de financement qui s’inscrivent dans un continuum allant de la moins grande à la plus grande autonomie des arts et de la culture. En France, le pouvoir décisionnel de financement demeure largement aux mains de l’appareil étatique et politique et la culture reste en quelque sorte soumise à la générosité du Prince. Dans les pays anglo-saxons ou scandinaves, ce sont des organisations non gouvernementales quasi-autonomes, les “Conseils des Arts”, qui octroient les aides publiques. Aux états-Unis enfin, les aides directes sont rares et le soutien public passe principalement par des avantages fiscaux, c’est-à-dire des aides automatiques qui ne mettent pas en jeu des procédures de sélection. Ainsi, l’arbitraire et la subjectivité seraient évacués. La nuance peut-être aussi... Les arts s’accommodant parfois mal de l’égalitarisme démocratique.

En Belgique, les modes de financement public s’approchent du système français et sont augmentés d’une touche de pluralisme idéologique et philosophique. La pluralité des tendances politiques est conviée à la table décisionnelle et le gouvernement conserve un pouvoir discrétionnaire important. La crise de la Covid accentue cette caractéristique puisque des pouvoirs spéciaux sont attribués aux exécutifs.

LE “STATUT” DES ARTISTES

Aujourd’hui, les artistes ne disposent d’aucun statut spécifique. Ils peuvent exercer leurs activités en tant qu’in- dépendants ou en tant que salariés. De ce statut de travail découlent les mécanismes correspondants de Sécurité sociale. Au sein du régime des travailleurs salariés, environ 9000 artistes émargent à l’assurance chômage pour un montant annuel d’environ 85 millions d’euros (dont 60 millions à destination de la Wallonie et de Bruxelles). L’intermittence et la multiactivité du travail artistique tendent à créer le besoin de revenus de complément ; l’hyperconcurrence du marché du travail participe également de cette tendance.

Cela fait des décennies que ce dossier revient à intervalles réguliers sur la scène parlementaire sans que le législateur ne parvienne à façonner un cadre règlementaire stable et adéquat. La crise du coronavirus semble remettre cette problématique à l’agenda politique. À l’été 2020, des mesures d’urgence ont été votées au Parlement fédéral ; les débats furent longs et houleux et aboutirent à une forme de coalition générale des formations politiques en faveur des artistes, à l’exception notable de la NV-A et du CD&V. Depuis lors, plusieurs formations politiques se sont exprimées en faveur d’une réforme de ce “statut d’artiste”, singulièrement au sud du pays (MR, PS, écolo et Défi). Le jeune gouvernement fédéral a prévu dans son accord de remettre l’ouvrage sur le métier et de dégager des pistes d’amélioration.

Si la culture réside au cœur de l’Université, celle-ci prend également place au cœur de la culture. Qu’il s’agisse de transmissions de savoirs aux futurs travailleurs culturels ou de recherches enrichissant nos connaissances de l’écosystème culturel, l’Université a un devoir de présence. À cet égard, oserait-on dire que la Belgique francophone éprouve quelque difficulté à relever le défi ? À nouveau, la taille de la Fédération Wallonie-Bruxelles ne joue pas en sa faveur. Toujours est-il que les pouvoirs publics ont besoin de connaissance dans ce domaine et ont besoin du soutien des universités. Au temps de la pandémie, la demande des autorités publiques se fait d’autant plus ressentir. L’ULiège dispose de potentialités non négligeables et, ici aussi, la crise pourrait jouer un rôle de révélateur et engager à se saisir de ces opportunités.

QUELLE CULTURE POUR L’APRÈS-COVID ?

A posteriori, la logique poursuivie dans le cadre du “reconfinement” de cet automne 2020 paraît assez claire. Les autorités ont accordé une priorité à la préservation des activités économiques et pédagogiques, partiellement liées par ailleurs. Les activités de loisirs et de divertissement, c’est-à-dire les activités privées des citoyens durant leur temps libre, sont restreintes lorsqu’elles se déroulent hors du domicile (voir des amis, aller au restaurant, au spectacle, au match, au bar, etc.), voire jusque dans le domicile (inviter des amis, de la famille). Les pratiques culturelles domestiques liées aux nouvelles technologies s’en sont trouvées considérablement renforcées. Cette logique est défendable, bien que l’on puisse y voir trace d’une vision utilitaire de la société esthétiquement peu satisfaisante, mais elle omet le fait que ces activités de loisirs représentent aussi une activité professionnelle et économique pour ceux qui les produisent. Cet aspect-là demande des compensations de la part des autorités pour les mois pas- sés et à venir.

Alors que nul observateur prudent n’oserait encore s’avancer sur la temporalité de sortie de crise, il est désormais certain que le redéploiement de l’écosystème culturel se fera lentement et difficilement. L’état devra jouer un rôle prépondérant dans la capacité de résilience du secteur culturel, que ce soit par un soutien massif à la création artistique et aux entrepreneurs culturels ou par l’incitation des publics à retrouver un usage du temps libre hors de la sphère domestique et ancré dans leur territoire local.

1 La Montagne de l’âme, éd. l’aube, la tour d’aigues, 2000.

2 institutions culturelles et créatives.

3 E. Lazzaro et J.-G. Lowies, Le poids économique des industries culturelles et créatives en Wallonie et à Bruxelles, IWEPS, université libre de Bruxelles, Bruxelles, 2014.

POUR EN SAVOIR PLUS

⇒ Jean-Gilles lowies, Décider en culture, PUG et UDA éditions, coll. “politiques culturelles”, Grenoble, 2020.

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