Wasabi

Gastronomie locale

Dans
Dossier HENRI DUPUIS - Photos Gembloux Agro-Bio Tech; ULiège - Michel Houet

De prime abord, on serait presque tenté de s’enfuir : « Notre planète est confrontée à plusieurs problèmes. Le premier, assez bien perçu du grand public, est la perte de biodiversité. Le second, bien moins connu, est le cycle de l’azote et du phosphore. Selon la classification de Rockström, deux autres paramètres évoluent de façon inquiétante mais dans des proportions moindres : le réchauffement climatique bien sûr, mais aussi le foncier, à savoir la perte de terres et de leur fertilité. L’agriculture est concernée par ces quatre paramètres qui sont dans le rouge ou l’orange. C’est son grand défi. » Comme si le coronavirus, les masques, le confinement et une météo où le soleil ne brille plus que par son absence ne suffisaient pas : le Pr Haïssam Jijakli – unité de phytopathologie, fondateur du C-RAU, le centre de recherches en agriculture urbaine – semble prendre un malin plaisir à charger la barque et asséner quelques – autres – vérités qu’on n’a guère envie d’affronter.

Reprenons dans l’ordre. Selon le rapport 2019 de l’IPBES, la plateforme mondiale sur la biodiversité, un million d’espèces animales et végétales (sur huit estimées) sont menacées de disparition, notamment parce que les trois quarts de l’environnement terrestre et les deux tiers de l’environnement marin ont été significativement altérés par l’action humaine. Un exemple : la biomasse des mammifères est aujourd’hui presque exclusivement (à 94 %) constituée par les animaux d’élevage ; il ne reste que 6 % de cette biomasse à l’état sauvage.

L’azote et le phosphore ? Pour cultiver, il faut du phosphore sous forme assimilable par les plantes, c’est-à-dire du phosphate. Mais nous ne sommes pas capables de fabriquer ce phosphate : c’est un composé naturel qu’il faut extraire de mines... qui seront épuisées avant le pétrole. Il faut aussi de l’azote assimilable, le nitrate, que nous pouvons produire industriellement mais le larguer dans l’environnement comme nous le faisons perturbe son cycle, provoquant des pollutions. L’agriculture et la production alimentaire emploient 70 % des ressources en eau douce et sont responsables à hauteur de 78 % de la pollution des nappes phréatiques. Le réchauffement climatique ? Notre alimentation est responsable de 25 % des émissions de gaz à effet de serre. Le foncier ? Agriculture et élevage occupent 50 % des sols habitables mais, en un siècle, nous avons perdu plus de 60 % de surfaces agricoles au profit de l’extension des zones bâties. Où que l’on tourne le regard, on butte sur la production alimentaire. D’autant qu’il manque à ce triste inventaire une ligne, la plus importante : 9,6 milliards de bouches à nourrir d’ici 30 ans à peine, dont les trois quarts dans des villes. Alors ? Alors, il y a “Wasabi” !

PLATEFORME

Coordinateur et copromoteur de la plate-forme wallonne de systèmes innovants en agriculture et biodiversité urbaines (Wasabi), Haïssam Jijakli espère en effet contribuer à relever les défis de l’agriculture, autrement dit « nourrir les villes et faire face aux aléas climatiques sans épuiser les ressources planétaires, tout en stimulant l’adoption d’une alimentation plus saine ».

Wasabi, site de cinq hectares situés aux alentours du centre de recherche Terra sur le campus de Gembloux, comporte en effet quatre pôles qui traduisent bien ces défis : agriculture urbaine, biodiversité, jardin botanique et jardin de pluie. « Le but de Wasabi, résume Haïssam Jijakli, est de faire émerger de nouveaux modes de production et de consommation plus durables avec en point de mire la préservation de la biodiversité, le développement de l’économie circulaire (déchets et excédents doivent revenir dans les cycles de production) et la localisation de la production (y compris au cœur des villes). » Un ensemble cohérent destiné à montrer comment nos villes pourraient être aménagées. Une cohérence sur laquelle travaille le Pr Grégory Mahy, de l’unité biodiversité et paysage. « Les écosystèmes urbains sont en effet très diversifiés : espaces verts naturels, agricoles, de délassement, des friches, etc. Il faut donc coordonner tout cela en un réseau stratégique conçu et géré dans le but de rendre des services à la population humaine. Avec Wasabi, nous essayons d’avoir un ensemble d’écosystèmes représentatifs des différentes situations, puis d’amener progressivement à une logique de gestion intégrée de ces multiples écosystèmes. »

Aquaponie Aubergine Un premier ensemble de ces écosystèmes qui constituent Wasabi est relatif à l’agriculture urbaine. Une agriculture dont Haïssam Jijakli ne sous-estime pas la production maraîchère mais à laquelle il assigne surtout d’autres valeurs : sociales (reconnexion à la nature, meilleur régime alimentaire), écologiques (utilisation de l’eau de pluie, utilisation de matières organiques comme fertilisants) et économiques (création d’emplois, accroissement de la valeur du territoire).

L’étude de cultures en pleine terre est l’un des axes de cette agriculture urbaine. Il est développé par la Dr Caroline De Clerck. Ce n’est certes pas la parcelle la plus étendue du site Wasabi... mais elle est à l’image des possibilités de culture en ville. Plusieurs expériences sont poursuivies sur un peu plus d’un demi-hectare. La première est celle de la culture sur butte, une technique souvent utilisée empiriquement, quoique rarement étudiée scientifiquement. Un type de culture qui présente plusieurs avantages, comme le résume Caroline De Clerck : « Une butte est plus fertile car elle n’est pas composée uniquement de terre, mais de différentes couches de matières organiques qui se décomposent au fil du temps, libérant les éléments minéraux. Certaines buttes qui contiennent beaucoup de bois, par exemple, peuvent être autofertiles pendant plusieurs années. Cette technique accroît aussi la surface de culture, un avantage essentiel dans les villes. Enfin, la culture en hauteur diminue la pénibilité. »

À terme, cette parcelle comportera 45 buttes de 4,2 m de long et 1,2 m de large. L’ambition est de comparer cinq types de culture. La première est évidemment la culture au sol, sans butte, qui sert de point de comparaison. La deuxième est buttée mais n’est composée que de terre. Les trois autres contiennent des bois et différentes matières organiques en proportions variables. Ces compositions différentes dans un même lieu permettent de faire des observations et des statistiques dont une étude scientifique, ce qui n’a jamais été fait. Les cultures envisagées ? Haricots, oignons, choux, salades, concombres, etc.

Une autre partie de ce demi-hectare est consacrée au projet Spin Farming, culture très intensive sur de très petites surfaces. « Ce sont des techniques maraîchères qui permettent d’être extrêmement rentables, explique Caroline De Clerck. Le travail ne peut être que manuel, donc les parcelles sont très étroites pour pouvoir être travaillées en un seul passage ; le sol est occupé toute l’année si c’est pos- sible ; les espèces sont choisies pour leur rentabilité (herbes aromatiques par exemple). » Les chercheur·e·s vont bien sûr étudier ces techniques tout en réalisant des projets de recherche ponctuels avec des objectifs précis. Cette année, par exemple, ils ont testé différents types de paillage à base de laine de mouton sur une production de courgettes. Une demande du Parc naturel des Hautes Fagnes qui disposait de laine non commercialisable. Rien ne doit se perdre...

Une troisième parcelle, toujours en construction, sera dédiée à l’agroforesterie maraîchère, combinaison d’une culture d’arbres fruitiers (des pommiers ici) et de légumes. « L’idée, résume Caroline De Clerck, est de voir comment optimiser cette association, d’étudier comment se passe la concurrence entre les deux cultures au niveau des éléments nutritifs, de la lumière, de l’eau. On va essayer de discipliner les fruitiers en coupant leurs racines latérales, les obligeant ainsi à aller chercher l’eau et les éléments nutritifs plus en profondeur pour ne pas concurrencer les légumes. » Enfin, la quatrième parcelle est peut-être celle qui tient le plus à cœur à Caroline De Clerck : une zone sociale ouverte à tout le monde pour l’apprentissage, la formation, la rencontre. « Ce sera une page blanche laissée aux futurs utilisateurs pour tester, jardiner ou seulement observer et se détendre. Une sorte de jardin communautaire mais avec un encadrement », se réjouit-elle.

Ce ne sont cependant pas les seules techniques d’agriculture urbaine qui vont être étudiées au sein de Wasabi, loin de là. À côté des cultures en pleine terre, il y a le hors-sol. Dont les systèmes aquaponiques. Rappelons que l’aquaponie (contraction de “aquaculture”, élevage des poissons, et de “hydroponie”, culture des plantes dans l’eau) produit des légumes et des protéines animales simultanément et en un même lieu, puisque des plantes sont cultivées dans de l’eau enrichie par des déjections de poissons transfor- mées par des bactéries. La consommation d’eau est donc moindre et surtout la culture ne nécessite aucun ou peu de fertilisant de synthèse, ni pesticide, ni antibiotique. La Paff Box (Plant And Fish Farming Box), initiée dès 2013 par le Pr Jijakli, a donc rejoint tout naturellement la plateforme Wasabi. Dans un conteneur maritime coiffé d’une serre, les chercheur·e·s étudient les performances de production végétale et animale en aquaponie. Le principe a été étendu à un pilote industriel, le Sapristi (System Aquaponics and Pilot for Research and innovation in Science and for Transfer to Industry), composé de grands bassins d’élevage de poissons et d’une serre qui cohabitent en économie circulaire. « Dans le cadre du projet Smart Aquaponics, explique Haïssam Jijakli, nous sommes en train de développer une application qui permet de simuler, monitorer et apprendre les techniques de l’aquaponie à destination des particuliers, mais aussi de l’industrie et des professionnels de l’Horeca. » Le système commence en effet à se répandre : les chercheur·e·s gembloutois·es accompagnent ainsi une ferme aquaponique en Flandre qui produit 2000 tonnes de poisson, connectée à une serre de 10 hectares de tomates ! Pour l’Union européenne, il s’agit d’une des techniques d’agriculture les plus prometteuses.

Plus loin du sol encore, début 2021, une serre de 200 m2 sera construite sur le toit du bâtiment TERRA. C’est le projet Groof (Greenhouses te Reduce CO2 on Roofs), dont le but est d’utiliser l’énergie perdue par le bâtiment et d’y pratiquer des cultures hydroponiques.

LE JARDIN BOTANIQUE

PrairiePollinisateursAutre pôle de Wasabi : un jardin botanique. A priori, sa présence pourrait étonner. Après tout, il en existe depuis des siècles et une part du campus accueille déjà un arboretum. Son responsable, le Pr Patrick du Jardin (axe Plant Sciences), tient à en rappeler l’utilité. « Un jardin comme celui que nous créons au sein de Wasabi a d’abord une vocation pédagogique, avec un triple objectif. Tout d’abord nommer les plantes : il faut adopter une nomenclature correcte qui sera le point d’entrée de toute connaissance du végétal. Deuxième motivation : classer. Un tel jardin est là pour rappeler la classification en vigueur dans le domaine scientifique, qui est évolutive, phylogénétique, qui raconte l’évolution des espèces végétales. Car “rien n’a de sens en biologie si ce n’est à la lumière de l’évolution”, selon une formule devenue classique. Et cette classification est toujours mouvante au gré des découvertes scientifiques : elle n’est pas figée. Troisième objectif : observer. Dans un jardin, on peut suivre l’évolution d’une plante de la graine à la graine, ainsi que toute la variété des modes d’hivernage des plantes de nos régions. Le jardin est proche des étudiants. Ils peuvent y aller, y retourner fréquemment et donc avoir une vision de la biodiversité plus fidèle : un ensemble d’organismes vivants qui évoluent sur le long terme, se développent au fil des saisons. »

Le jardin de Wasabi est en fait un merveilleux outil pour les étudiant·e·s mais aussi les promeneur·euse·s. La flore présentée est celle spontanée de la région (particulièrement les plantes à fleurs – angiospermes – à l’exception de quelques plantes de culture), mais elle n’y pousse pas au hasard. Renoncules et pavots appartiennent à des familles voisines ? Ils seront donc présents les uns à côté des autres pour faciliter la mémorisation des classements. Et le parcours reflète l’évolution des végétaux à travers le temps, des familles les plus archaïques jusqu’aux plus évoluées. La visite, déjà possible aujourd’hui les jours ouvrables ou sur rendez-vous, sera à terme complétée par des prolongements sur le web qui donneront quasi en temps réel des informations sur ce qui s’y passe (floraisons, travaux, etc.).

LA BIODIVERSITÉ

Si l’une des missions du Pr Mahy est, comme nous l’avons vu, l’intégration des écosystèmes de Wasabi et celle de la plateforme au sein du site de Gembloux, il ne perd pas de vue que cela doit s’accompagner de l’étude de mesures favorables à la biodiversité en milieu urbain. Tout en restant conscient des limites de l’exercice : « Nous n’allons pas rendre les villes durables uniquement grâce à leur végétalisation ! Prenons l’exemple de la plantation d’arbres pour diminuer la pollution urbaine. Tous les modèles montrent qu’au mieux, dans les villes très vertes, vous aurez un abattement de pollution de 1 à 2 % ! Dans des situations complètement végétalisées (grands parcs urbains), on atteint au maximum 10 à 15 % d’abattement. Car s’il est vrai que les plantes peuvent capter certains polluants et les dégrader en partie, il est aussi vrai qu’elles les rendent lors de la chute de feuilles. Et si elles sont utiles pour réduire les pics de chaleur, encore faut-il que les arbres soient bien situés. Les planter dans des rues encaissées par exemple aura l’effet inverse parce qu’ils empêcheront l’air de circuler. Par contre, il a été démontré que l’accès de la population aux espaces verts est un facteur de bien-être physique et psychologique. »

La biodiversité urbaine a surtout un autre enjeu, moins souligné. Dans 30 ans, les trois quarts de l’humanité vivront sans doute dans des milieux urbains. Si cette population n’est jamais en contact avec des formes de nature spontanée, « comment, se demande Grégory Mahy, pourrons-nous justifier socialement une politique de préservation des milieux naturels ? C’est là qu’est l’enjeu : ramener la nature en ville dans ses différentes formes (y compris spontanées qui montrent le cycle de la nature) pour qu’il n’y ait pas de déconnexion entre la population urbaine et les efforts de protection de la nature ».

Wasabi-MichelHouet Wasabi abrite donc plusieurs installations dévolues à cette biodiversité urbaine spontanée. Et tout d’abord, une friche dirigée dont le but est d’y laisser pousser ce que la nature sème, puis de voir ce qu’il y a lieu de garder. Mais c’est aussi les projets Cityroof (toitures végétalisées) et Murvert (murs végétaux). Ici, tout est au contraire pensé et construit de la main de l’homme, mais dans une logique d’intégration dans la biodiversité régionale. Avec une forte dimension d’économie circulaire : caissons de mur ou bacs de toit sont conçus à base de produits issus du recyclage comme des granulats non utilisés, voire même des substrats issus de la démolition de bâtiments. « La ville se reconstruit sur la ville », conclut Grégory Mahy.

LE JARDIN DE PLUIE

Le quatrième pôle, non le moindre, est constitué par le jardin de pluie sur lequel veille la Pr Aurore Degré (unité échanges eau-sol-plante). « L’idée est que ce jardin puisse servir de démonstration d’une gestion de l’eau de ruissellement », précise-t-elle. Tout naturellement, il est donc situé en aval de toutes les autres composantes de Wasabi afin que l’eau s’y dirige par le simple fait de la pente du terrain. La gestion de l’eau pose souvent problème dans les agglomérations urbaines, surtout en cas de fortes pluies, ce qui arrive de plus en plus souvent. L’eau de pluie coule sur les surfaces bétonnées et s’engouffre dans les égouts jusqu’à les engorger. Résultat : l’eau propre se pollue et doit être épurée ! Dans le jardin de pluie au contraire, tout est fait pour que l’eau, même en cas de fortes pluies, ne se déverse pas dans les égouts et soit retardée avant son arrivée dans la rivière.

« Nous avons conçu, explique Aurore Degré, un système de noues, des fossés larges et peu profonds, et un bassin de rétention afin de retenir l’eau le plus possible pour qu’elle puisse s’infiltrer dans le sol, ce qui n’est guère le cas dans nos villes aujourd’hui. » Un tel jardin peut-il servir d’exemple aux gestionnaires urbains ? « C’est bien le but, poursuit Aurore Degré. Il ne faut pas croire que tous les aménagements hydrologiques urbains sont coûteux. Lorsqu’on aménage une voirie et qu’on y plante des arbres, il suffit par exemple d’élargir l’espace libre autour du tronc et de réaliser une légère pente du trottoir vers le pied de l’arbre pour que l’eau stagne un moment et s’infiltre. Ici, nous allons mesurer les écoulements, les infiltrations, etc., afin de disposer d’éléments tangibles. Et montrer aux décideurs qu’ils ont une marge de progression. »

Le deuxième rôle du jardin rejoint la préoccupation générale de Wasabi quant à la promotion de la biodiversité. Le jardin sera en effet composé de différentes zones, plus ou moins humides, voire carrément sous eau, avec, chaque fois, des plantations et/ou des méthodes de gestion adaptées qui seront autant de micro-écosystèmes. Enfin, comme le reste de la plateforme, le jardin de pluie a aussi été pensé pour jouer un rôle social. « Ce sera un lieu de promenade, de rencontre, ouvert à tous, conclut Aurore Degré. Et une zone de discussions, de formation puisque nous y aménageons un amphithéâtre naturel, en plein air ! » Succès assuré si des temps de confinement devaient revenir.

⇒ Informations sur www.gembloux.uliege.be/wasabi

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