Boues des champs, boues des villes

Dans Omni Sciences
Entretien PATRICK CAMAL - Photos J.-L. WERTZ

Lorsqu’elle pose pour la première fois ses valises dans le quartier du Laveu en 1993, dans cette ville de Liège jusque-là tenue à bonne distance par des parents qui l’imaginaient trop dangereuse pour que l’on aille y traîner, c’est pour y exaucer un souhait formulé dès le secondaire : « Faire chimie. » Les sciences chimiques, elle les avait apprises « sur papier », quelquefois seulement illustrées par des réactions chimiques à petite échelle dans le laboratoire de l’école. Mais il n’en fallait pas plus pour faire naître chez Angélique Léonard, née de parents agriculteurs établis à Fraiture (Vielsalm), une vocation aussi candide que sincère. Et immuable puisqu’elle est aujourd’hui, à 45 ans, professeure au département d’ingénierie chimique de l’ULiège.

À l’époque pourtant, cette « petite fille de ferme », studieuse et « tête de classe » n’a ni l’ambition d’enseigner ni celle d’écrire une thèse de doctorat, deux débouchés habituels du cursus en sciences chimiques. Angélique Léonard laisse ainsi sa professeure de mathématiques la convaincre de préparer l’examen d’admission aux candidatures en ingénieur civil à l’université de Liège. Dans l’espoir d’accéder au génie chimique dès la troisième année, c’est-à-dire à ce « concret des choses » qu’elle aime tant et qu’elle s’efforce aujourd’hui de transmettre à ses étudiant·e·s, que ce soit en citant régulièrement l’actualité pour illustrer ses cours ou en établissant des liens étroits entre son département et les entreprises de la région. « Son domaine, explique-t-elle, celui du chemical engineering, est résolument tourné vers le monde industriel. Les étudiants y sont formés à la conception d’un processus de production à grande échelle. Ils s’y intéressent aux matières premières et à leur transformation, aux appareillages, aux questions énergétiques et environnementales. Au contraire des sciences chimiques qui convoquent quant à elles une chimie beaucoup plus poin- tue, s’intéressent à la production de nouvelles molécules, se livrent à de la recherche fondamentale à toute petite échelle, en laboratoire. »

MODÈLE TRADITIONNEL

Son choix de carrière effarouche beaucoup son père, immédiatement inquiet de ce que ce métier exigeant, majoritairement exercé par des hommes, voire réservé à eux, n’annule pour sa fille toute chance de se marier et d’élever des enfants. « Mon papa travaillait à la ferme familiale, une profession qu’il cumulait avec une seconde, celle de garde-malade à l’hôpital psychiatrique de Lierneux. Lorsqu’il repartait travailler au début de l’après-midi, après s’être occupé de la traite et du soin aux animaux, c’était ma maman qui prenait le relais à la ferme. Nos grands-parents, qui vivaient avec nous, s’occupaient des enfants lorsque nous revenions de l’école. Mon papa espérait me voir exercer un métier qui me rende disponible pour fonder une famille ». Ce qu’elle fera bel et bien, « sur le tard », en menant époux et enfants dans bon nombre de congrès européens, de Budapest à Turin en passant par Glasgow et Paris. « Il n’y avait pas d’universitaire ni d’ingénieur dans ma famille. Il a donc fallu batailler, écartant la voie qui me destinait aux métiers d’infirmière ou d’institutrice, c’est-à-dire à des occupations jugées “dans les codes”. D’abord stupéfait, mon papa m’a laissée faire, sans doute apaisé par maman. Cela dit, bien qu’ils soient fiers de leur fille, je reste aux yeux de mes parents une sorte d’extraterrestre. »

La faculté des Sciences appliquées procure en tout cas à cette étudiante « bosseuse », qui s’enorgueillit de « n’avoir jamais eu de deuxième sess’ », l’occasion de s’impliquer dans quantité d’initiatives, depuis la Revue Ingé où elle chante avec le même entrain qu’aux intermèdes musicaux de théâtre wallon auxquels elle prend part en Ardennes, jusqu’à la préparation du voyage de fin d’études au Canada dont elle gère la bourse en tant que trésorière, sans oublier le conseil de Faculté qu’elle découvre avec curiosité, ni le baptême étudiant qu’elle reçoit en troisième année de candidature.

BOUES D’ÉPURATION

LeonardAngelique-V En fin de cursus vient le temps de l’affichage des sujets de mémoire aux valves du département. Les étudiant·e·s s’y précipitent dans l’espoir d’en dénicher un qui serait susceptible de leur plaire. Angélique Léonard bondit sans réfléchir sur l’un des sujets “environnement” affichés par Michel Crine, son futur « promoteur bienveillant ». L’étude, commandée par un ancien ingénieur de la Faculté alors employé par un industriel allemand, visait à mieux comprendre le fonctionnement d’un sécheur à boues d’épuration. Une thématique qui ne la quittera plus et qui fera aussitôt l’objet de sa recherche doctorale jusqu’en 2002, à la faveur d’une bourse d’aspirant FNRS (« il n’y avait plus eu d’aspirant FNRS au département depuis des lustres », confie-t-elle avec une pointe de fierté) décrochée avec l’aide de Michel Crine, son « soutien indéfectible » qui, plus tard, l’encouragera à étoffer son curriculum vitae au gré de séjours académiques à Londres et à Bordeaux.

« Les boues d’épuration sont les résidus inévitables du traitement des eaux usées urbaines qui s’opère en station d’épuration. L’on en génère environ 50 millions de tonnes chaque année en Europe. Les boues d’épuration qui contiennent des éléments nutritifs tels que carbone, azote et phosphore, autant de composants essentiels à la vie, peuvent servir d’engrais pour enrichir les sols. Elles sont donc répandues dans les champs par les agriculteurs, le restant de ces boues étant tout simplement incinéré. » En Wallonie, qui compte près de 450 stations d’épuration, près de la moitié de nos boues d’épuration sert ainsi, par le biais de l’épandage agricole, à fertiliser ou amender le sol, c’est-à-dire à en améliorer les propriétés physico- chimiques. En vigueur en Europe depuis la fin des années 1980 et vantée pour ses avantages tant écologiques qu’économiques, cette pratique de valorisation des boues en agriculture, pas appliquée en Flandre mais bel et bien en Wallonie, est soumise à un cadre réglementaire national et européen strict. Celui-ci impose notamment que ces boues fassent l’objet d’analyses préalables afin d’empêcher tout épandage de boues nocives pour l’environnement, notamment en raison de leur concentration potentielle en métaux lourds ou pathogènes.

Mais qu’elles soient destinées à l’épandage agricole ou à l’incinération, les boues d’épuration, principalement chargées d’eau, demeurent très volumineuses. « C’est ici qu’intervient le traitement des boues par séchage, lequel vise non seulement à interrompre les processus de fermentation à l’œuvre dans ces boues, nuisibles en raison des mauvaises odeurs qui en résultent, mais aussi à réduire la masse et le volume des boues d’épuration pour en faciliter le transport et le stockage », résume la chercheuse qui, depuis deux décennies, s’attelle à mieux comprendre les phénomènes à l’œuvre dans les sécheurs à boues, imposantes installations industrielles chargées de la déshydratation thermique des boues d’épuration par envoi d’air chaud. « Une opération complexe du fait des multiples variétés de boues d’épuration – le comportement d’une boue ne peut pas être généralisé à celui d’une autre –, mais surtout en raison de son caractère énergivore. On estime en effet que près de 15 % de l’énergie utilisée dans l’industrie européenne est consommée lors d’opérations de séchage. Il existe donc un réel besoin d’outils de caractérisation avancés pour améliorer la connaissance et la compréhension des phénomènes associés aux cinétiques de séchage, et cela en vue de les optimiser, c’est-à-dire d’en réduire les coûts. »

Un défi auquel Angélique Léonard s’attaque dès sa recherche doctorale. Combinant un micro-tomographe à rayons x – un instrument d’imagerie « semblable à un scanner médical » qui permet de visualiser, de manière non destructive, l’intérieur de petits échantillons de produit – à
un micro-sécheur de laboratoire, construit pour l’occasion en s’inspirant d’une “boucle de séchage” photographiée à l’université de Pau, la thésarde met au point une méthode de suivi méticuleux d’un séchage de boue en laboratoire. « Un échantillon de boue pas plus gros que 1,5 cm de diamètre était d’abord placé dans le sécheur. Puis, toutes les 6 ou 7 minutes, dans le micro-tomographe pour y observer l’influence des opérations de séchage sur le produit, notamment sur la cinétique de séchage et la microstructure de l’échantillon. Cette méthode est toujours d’actualité, utilisée par quantité de chercheurs pour observer l’effet du séchage sur des matériaux tels que bétons, argiles, limons. »

OVERACHIEVER

En 2007, près de dix ans après l’entame de son travail doctoral, Angélique Léonard est nommée au poste définitif de chercheuse qualifiée du FNRS. Un rôle très convoité dont elle démissionne pourtant deux ans plus tard pour « embrasser la carrière académique » après avoir été retenue pour la charge en “procédés et développement durable”, tout juste ouverte en faculté des Sciences appliquées (ULiège). Elle est alors la plus jeune académique du département à être nommée à ce poste. Désormais, ses recherches s’orientent vers l’analyse du cycle de vie. Dès 2011, sous l’impulsion de quelques anciens, soucieux de voir monter de plus jeunes collègues, elle est nommée présidente du département. « J’étais la seule femme à occuper ce poste dans ma Faculté », précise-t-elle alors qu’elle vient, en 2020, d’achever un mandat à la présidence du Comité Femmes & Sciences (CF&S) de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Un comité principalement chargé d’émettre des avis sur les questions d’égalité femmes-hommes dans les domaines académique et scientifique.

À ces questions, Angélique Léonard n’était « absolument pas conscientisée » avant d’intégrer le CF&S. « Je n’ai jamais ressenti le moindre frein dans mon parcours lié au fait d’être une femme. En débutant mon cursus, j’étais parfaitement consciente que seulement 10 % des étudiants étaient des filles. Mais je n’en ai jamais été dérangée, pas plus que je n’ai été l’objet de formes de sexisme ou de harcèlement. Mes collègues masculins ont toujours été bienveillants. » Un parcours qui, de son propre aveu, est « un peu bisounours ». Elle en mesure le caractère hors normes lorsque, par l’intermédiaire du CF&S, elle découvre les parcours d’autres femmes et, avec ceux-ci, les chiffres accablants des disparités encore à l’œuvre dans le monde académique et scientifique. Une thématique qui a d’ailleurs fait l’objet d’un regain médiatique après que le prix Nobel de chimie a été, en 2020, attribué à deux dames, Emmanuelle Charpentier et Jennifer A. Doudna, elles-mêmes seulement précédées par la chimiste britannique Dorothy Crowfoot Hodgkin, récompensée en... 1964, et la Française Irène Joliot-Curie, fille de Pierre et Marie Curie, distinguée en 1935.

« Il y a deux dimensions à ce problème, résume Angélique Léonard. D’une part, celle du nombre trop restreint de filles dans les filières scientifiques : un tiers seulement en faculté des Sciences appliquées, en dépit d’une lente amélioration. D’autre part, il y a la question de la sous-représentation des femmes dans les carrières acadé- miques et scientifiques, qui voit quantité de femmes freinées dans leur carrière au profit de profils masculins. Ainsi, en 2019 à l’ULiège, 45 % des diplômes de doctorat ont été décernés à des femmes. Nous nous trouvons donc, à ce niveau, à une situation de quasi-parité. Mais, si l’on passe au niveau supérieur, on constate que seulement 29 % des chargés de cours sont des femmes. Aux échelons supérieurs, 26% des nominations au poste de professeur, et 23% au poste de professeur ordinaire, furent attribuées à des femmes. Il y a donc encore beaucoup de travail à mener. »

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