Notre cerveau nous joue des tours

Albert Moukheiber sera bientôt l’invité des Grandes Conférences liégeoises

Dans Ici et ailleurs
Entretien MADELEINE CENSE - Dessins JULIEN ORTEGA

Aux yeux du grand public, Albert Moukheiber est sorti de l’anonymat grâce à son livre Votre cerveau vous joue des tours*. Invité des plateaux télévisés, des studios radio, des colonnes de la presse, il sera à la barre de l’une des Grandes Conférences liégeoises, le 4 février prochain. Parmi la montagne de livres sur le cerveau, celui d’Albert Moukheiber fait référence. Le neuroscientifique, chargé de cours à l’université Paris VIII, éclaire la façon dont se forment nos opinions, de manière toujours accessible et sans trahir la complexité du sujet. Loin de jouer sur la fascination que suscite le domaine, loin des recettes miracles, Albert Moukheiber cherche à nous faire prendre conscience des tours de passe-passe qu’opère notre cerveau. Des torsions nécessaires et utiles, mais néanmoins trompeuses parfois.

Ce mécanisme souterrain est induit par la quantité de fonctions à gérer à chaque instant de notre vie. Marcher, cela implique pour le cerveau de piloter l’action des jambes, ainsi que celle de respirer, de digérer, de regarder, tout en tenant compte du flux d’informations externes telles que le bruit, les obstacles, la signalétique, la lumière... Tout cela se fait sans requérir aucune gouvernance consciente. « Quand je dis “votre cerveau vous joue des tours”, ce n’est pas négatif, au contraire, cela inclut une certaine magie : notre cerveau s’occupe de nous pendant que nous vivons. Il y a une gestion un peu automatique du réel, que ce soit pour les gestes du corps, les pensées, les paroles, les opinions, les réactions. Ce sont des processus à l’œuvre en permanence et qui nous influencent au quotidien », fait observer Albert Moukheiber. Cependant, nos ressources attentionnelles sont assez limitées et notre perception de l’environnement assez partielle : parfois, nous ne disposons pas d’un ensemble complet d’informations. Alors notre cerveau complète les manques, allant jusqu’à inventer certains éléments. C’est le cas quand nous devons aller vite ou quand nous ne nous rappelons pas de tout. Albert Moukheiber utilise la phrase suivante pour expérimenter ce phénomène de reconstruction de la réalité : “C’35t cmmoe ca qu3 v0u5 3t2s enrtian de l1r3 c3tt3 l1gn3“. En elle-même, cette succession de symboles ne signifie rien. Mais notre cerveau remplace, ajuste, réordonne ces signes car nous avons un besoin irrépressible de faire sens, c’est ce que l’on appelle “la réduction de l’ambiguïté”. « Cette fonctionnalité est très utile. Cependant, il nous arrive d’inventer des choses qui peuvent nous être délétères, nous pouvons faire des suppositions fallacieuses ou fausses, ainsi qu’éta- blir des liens grossiers, voire sauvages. Et cela peut avoir des conséquences soit sur l’individu, soit sur la société », poursuit-il.

C’est cela qui a captivé le jeune scientifique basé à Paris. Psychologue clinicien, il voit ces distorsions, ces biais, chez ses patients anxieux ou déprimés et en vient à se questionner sur les effets de ces mécanismes cérébraux sur la population en général. Après être passé par le CNRS, il cofonde en 2014 “Chiasma”, un collectif de docteurs en neurosciences qui se penche sur les mécanismes en action dans la formation de nos opinions.

PRENDRE CONSCIENCE

À l’heure où les flux d’information sont continus et rapides, où les débats se polarisent, où la manipulation est répandue (par les fake news, notamment), où l’on peut se laisser enfermer, plus ou moins consciemment, dans des sphères où chacun pense comme nous, il est fondamental de connaître nos mécanismes de pensée et d’apprendre à les apprivoiser. Pour ce faire, le point d’attention principal est de ne pas croire spontanément que toutes nos pensées, émotions, intuitions sont forcément vraies. Ni qu’elles sont automatiquement personnelles car, parfois, nous subissons notre cerveau. Nous le subissons quand, jaloux, nous croyons que notre compagne nous trompe lorsqu’elle ne nous répond pas au téléphone. Personne ne s’est dit “moi, quand je serai grand, je serai jaloux”, mais nous pouvons le devenir. Pour sortir de l’automatisme de nos pensées, il faut parvenir à se dissocier un peu.

« On appelle cela la métacognition. Ce sont mes pensées sur mes pensées. Il s’agit de penser à ce que je pense, au lieu de l’accepter mécaniquement. Je ne suis pas responsable de ma première pensée, mais quelque part je suis responsable de ce que j’en fais. Il en va de même pour les émotions. La métacognition, c’est un peu la petite voix avec laquelle nous nous parlons tous dans notre tête », résume Albert Moukheiber.

Cela signifie-t-il que nous ne pouvons pas nous faire totalement confiance ? « Ce n’est même pas que nous ne pouvons pas, c’est que nous ne devrions pas, appuie le spécialiste. Se faire totalement confiance est une très mauvaise idée. En gardant à l’esprit que se faire confiance est un concept très différent d’avoir confiance en soi. D’ailleurs, pour pouvoir douter de soi, il est nécessaire d’avoir confiance en soi. Quand nous n’avons pas confiance en nous, nous avons souvent peur de paraître faible et nous refusons de nous tromper car cela ajouterait de l’incertitude. Quand je parle de douter, ce n’est pas douter de nos capacités ou de notre valeur, c’est douter de nos pensées, de nos émotions, de nos intuitions. Il s’agit de ne pas faire confiance aux suppositions émises par notre activité cérébrale. En général, elle essaie de nous aider, mais il faut être vigilant dans certaines situations, en cas de stress, de manque de sommeil, par exemple. Si j’ai faim, je peux être plus colérique. Mais si je sais que je n’ai pas mangé et qu’une situation m’horripile, peut-être devrais-je me dire que ce n’est pas cette situation qui me tend, mais le fait que j’ai faim. »

PETITS ARRANGEMENTS AVEC NOTRE DISSONANCE COGNITIVE

Pour le neuroscientifique, nous aurions beaucoup à gagner à développer cette vigilance quant à la formation de nos opinions. Apprendre à reconnaître quelles sont les situations plus ou moins à risques, c’est-à-dire celles où nos biais cognitifs vont être forts. Les cas de figure sont courants : si nous sommes stressés, si nous avons un raisonnement motivé, s’il y a une norme sociale à respecter, etc. La dissonance cognitive, autre écueil à éviter, est un biais qui va déformer la réalité pour réconcilier notre comportement avec notre savoir. Ainsi, les fans des produits Apple ont une conscience très forte de la supériorité inégalable des appareils de cette marque. Il peut en exister de plus solides, de plus rapides, ils ne le reconnaîtront pas. Ils ont acheté le matériel le plus cher : admettre que d’autres marques font aussi bien, ce serait avouer qu’ils se sont trompés.

Pour Albert Moukheiber, leur opinion tranchée vise à réduire cette dissonance cognitive. « La dissonance cognitive, c’est la tension qui nous enveloppe quand nous sentons une contradiction. Si je crois A et qu’une information B vient la contredire, je suis en dissonance et je dois y mettre fin. Soit je considère que B n’est pas vrai, soit j’établis que A n’est pas vrai et je change d’avis – ce qui rebute souvent. Soit je modifie le sens de B afin qu’il ne soit pas vraiment en opposi- tion avec A. Ce mécanisme est fréquemment à l’œuvre dans la thématique climatique, par exemple. Nous savons que la situation est grave, urgente, mais nous allons tout de même prendre l’avion, en veillant toutefois à payer la taxe carbone. D’un point de vue psychologique, cela a juste pour fonction de réduire la dissonance cognitive, puisque cette taxe ne va aucunement empêcher l’avion de polluer. »

LA PENTE DE LA FACILITÉ

Nos biais cognitifs sont alimentés par nos automatismes et nos a priori. Nous avons plus de facilité à accepter une information qui vient s’intégrer souplement dans notre vision du monde. Les infox ou fake news jouent sur les deux tableaux. Parfois ce sont simplement des informations fausses qui ont pour but de stimuler un certain état émotionnel abaissant la vigilance, tel le stress ou la peur. Un autre type d’infox vise à cibler les gens en fonction de leur conception du monde, de leurs présupposés. Les détracteurs de Joe Biden vont ainsi être ciblés avec des histoires peu favorables à Joe Biden. Nos a priori, nos jugements déjà établis sont ciblés afin que ces infox nous paraissent plus crédibles et qu’elles aient ainsi plus de chances de s’intégrer dans la manière dont nous donnons sens au réel.

Les théories du complot, elles aussi, fonctionnent sur ces ressorts. Elles vont répondre à une explication du monde qui élabore du sens à partir d’événements très extraordinaires, comme l’incendie de Notre-Dame ou l’épidémie de Covid-19. « Cette attitude nous évite souvent la complexité. Cela ne veut pas dire que toutes les théories du complot sont fausses. Certaines sont avérées, mais il y a un tronc commun de simplification. Ce qui est commun à quasi toutes, c’est le principe de la cause unique : un groupe d’humains est le responsable de tout, ou même un seul homme comme c’est le cas de Bill Gates, rendu responsable de la 5G, de la Covid-19 ou du futur transhumanisme où chacun portera une puce, etc. Il ne faut pas perdre de vue que ce qui est considéré comme théorie du complot dépend beaucoup du groupe social. Si nous croyons tous à une théorie du complot, elle devient une théorie, et même notre réalité, elle n’est donc plus complot. Pendant longtemps, notre société a eu des croyances qui se sont révélées fausses et que l’on a modifiées. Ainsi , le lobby de la cigarette a publié des recherches pendant 50 ans stipulant que fumer était bon pour la gorge, pour les poumons. C’était la version officielle. Et les complotistes étaient les personnes qui disaient que la cigarette était nocive. Et puis, cela s’est inversé. »

Nos biais sont ancestraux, ils n’ont pas changé. Mais leur portée a énormément évolué. Auparavant, les idées farfelues échouaient dans le cercle familial ou au café. Maintenant, internet leur offre une immense caisse de résonance.

LES PISTES POUR AMÉLIORER NOS RAISONNEMENTS

Il est impossible de ne pas avoir d’opinion, rappelle le neu- roscientifique. Elle se crée automatiquement. Et ce, même lorsque nous ne connaissons pas du tout le sujet. Dans le contexte de l’épidémie, la polarisation des débats autour du Dr Raoult est exemplative. Quasi aucun citoyen n’est en mesure de se positionner sur le traitement à adopter puisqu’il n’est pas virologue. Ceux qui choisissent un camp le font en fonction de ce que cela représente pour eux, en fonction de leurs a priori. Didier Raoult est intervenu sur la scène publique avec ses convictions, et avec une posture anti-système. Et la majorité d’entre nous se positionne dans le débat en fonction de cette posture. S’ensuit une très grande polarisation des opinions et la formation de deux camps très clivés. Pour, finalement, un débat assez stérile.

Afin d’apaiser le débat public, il est nécessaire de renouer avec la réalité, d’après Albert Moukheiber. Pour ce faire, il nous faut réfléchir aux mécanismes cérébraux qui sont à l’œuvre quand nous pensons, croyons, jugeons. « Nous pouvons également attribuer des valences de confiance à notre opinion. C’est d’ailleurs ce que font souvent les chercheurs quant aux résultats de leurs études. Nous ne sommes aucunement contraints d’avoir une conception forte sur tout. En outre, nous pouvons nous laisser la marge de changer d’idée, si nous estimons que nous n’avons pas encore assez d’informations. »

En somme, s’il nous faut accepter que nous ne pouvons pas sortir de nos biais cognitifs, il nous faut apprendre à adopter une attitude correctrice. L’espoir pour aller vers des argumentations plus mûries et des débats plus constructifs réside bien là, dans ce qu’Albert Moukheiber appelle une meilleure “flexibilité mentale”.

Les Grandes Conférences liégeoises

Albert Moukheiber (date à préciser) au palais des congrès, esplanade de l’europe, 4020 liège.
⇒ réservation, tél. 04.221.93.69, courriel info@gclg.be

Albert Moukheiber est le parrain de l’exposition “Illusions, vous n’allez pas y croire” organisée par le centre d’action laïque (CAL) à la cité miroir, place Xavier neujean, 4000 liège.
Du 27 février au 30 mai.
⇒ information : www.illusions-expo.be

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