Sauver l’économie ou la planète ?

Que choisissez-vous ?

Dans Le dialogue
Entretine ARIANE LUPPENS - Photos J.-L. WERTZ

Les dernières élections aux états-Unis, deuxième plus gros pays émetteur de gaz à effet de serre au monde après la Chine, ont montré que ces deux problématiques étaient souvent renvoyées dos à dos comme s’il n’existait pas de voie médiane, comme si le choix se résumait entre croissance et décroissance. Comme souvent, il n’y a pas une mais plusieurs pistes possibles. C’est ce que nous rappellent ici les Prs Edwin Zaccai (ULB) et Lionel Artige (ULiège).

Le Quinzième Jour : Quel lien entretenez-vous avec la thématique environnementale d’une part et celle de la croissance d’autre part ?

Edwin Zaccai : Je suis ingénieur physicien et j’ai un doctorat en environnement. Je travaille sur cette problématique depuis une trentaine d’années. Le sujet majeur pour moi est la transformation des sociétés sous l’angle environnemental.

ArtigeLionel-JLW Lionel Artige : Je suis titulaire d’un doctorat en économie. J’ai beaucoup travaillé sur la croissance économique et ses conséquences. Je me suis intéressé aux limites physiques de celle-ci et à son impact sur l’environnement. Pour moi, une fois qu’on est dans un système politique, social, insti- tutionnel qui permet, voire promeut la créativité individuelle et collective, alors le système de la croissance est presque “inarrêtable”. C’est très difficile de stopper ce système, car il est totalement décentralisé.

E.Z. : La créativité existait aussi au Moyen Âge, mais la puissance de la technique moderne mène à une transformation plus forte. C’est le premier point. Le deuxième, c’est que les institutions jouent un rôle. Comment vont-elles encadrer cette croissance ? Vont-elles la stimuler ou pas ?
Edwin zaccai

L.A. : Entièrement d’accord sur la partie technologique et sur les institutions. J’ajouterais même le mot “culture”. Joel Mokyr appelle cela la “culture de la croissance”1. Au moment de la révolution industrielle, il y a eu ce changement culturel.

LQJ : Nous avons des difficultés à entrevoir un autre modèle que celui que l’on connaît depuis les Trente Glorieuses, c’est-à-dire un modèle économique basé sur la consommation. Mais il ne fait pas bon ménage avec la pro- tection de l’environnement. Comment s’en sortir ?

E.Z. : La critique de la croissance à cause de son impact environnemental est aujourd’hui sur le devant de la scène. L’autre critique concerne les inégalités qui ont fortement augmenté, et c’est une des raisons justifiant de discuter de la croissance économique en tant que moteur recherché. L’augmentation de la richesse ne favorise pas néces- sairement le bien-être général de la population. Il y a donc une double critique de la croissance aujourd’hui : les impacts sur l’environnement et le manque de justice sociale. Comment sortir de là ? Mon avis est que le sys- tème capitaliste comporte toujours un rôle de l’état. Il n’y a pas de capitalisme “pur”, sauf exceptions. Généralement, il y a une interaction entre les pouvoirs publics et les produc- teurs privés. À propos de l’environnement, il faudrait limiter les pollutions ; cela peut venir d’une tarification du carbone, de quotas, etc. Par rapport aux inégalités, c’est un peu plus compliqué. Il faut qu’il y ait une redistribution, mais c’est très difficile à faire sur le plan politique. C’est néanmoins la voie à suivre.

L.A. : Pour ma part, je me méfie du discours sur les poli- tiques. En démocratie, les politiciens ne font que ce que les peuples demandent. La prise de conscience de la dégradation de l’environnement est peut-être due à la peur du futur. Je suis favorable à la tarification carbone, mais voyez la levée de boucliers dès qu’il s’agit de la mettre en place ! Est-elle mal expliquée, mal introduite ? Je n’en sais rien. Je vois une deuxième manière d’agir et c’est le droit. Je ne sais pas si vous avez vu cette action réalisée en 2018 par de jeunes Colombiens au sujet de la forêt amazonienne ? Ils sont allés devant la Cour suprême pour obliger les juges à prendre en compte les générations présentes et futures et à arrêter la déforestation. Ils ont gagné ! Le problème de la démocratie, c’est la non-prise en compte des générations futures puisqu’elles ne votent pas.

LQJ : La Commission européenne a présenté son Green Deal dont une partie est justement consacrée aux générations futures...

L. A. : Il est essentiel que l’Union européenne prenne conscience de cette nouvelle demande. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une question mondiale ! Si nous sommes les seuls à bouger, cela ne servira pas à grand-chose. Je crois que si les gens ont peur pour l’avenir de leurs enfants, ils vont petit à petit changer leurs comportements et le marché, les entreprises vont devoir s’y plier. À moins de faire comme en Chine et d’imposer les choses, bien sûr. Dans un contexte démocratique, on n’a pas d’autre choix que d’influencer. Le Green Deal est toujours bon à prendre mais il faut aller beaucoup plus vite.

ZaccaiEdwin-JLW E.Z. : Le Green Deal a été une bonne surprise. C’était inespéré d’avoir des objectifs aussi élevés. Maintenant, va-t-on réussir à les concrétiser ? Ils sont très ambitieux. L’exemple le plus parlant aujourd’hui est certainement celui des énergies fossiles. Vous avez des compagnies pétrolières privées et publiques. Une grande majorité des compagnies de gaz, pétrole et charbon ne sont pas privées, mais détenues par des états (la Russie, l’Arabie Saoudite, la Chine, etc.). Lorsque vous avez valorisé les montants de ce que l’on va brûler plus tard, ça se chiffre en centaines de milliards. Si on décide qu’il ne faut plus brûler tout ce qui est déjà valorisé, et c’est ce qu’il faut faire si on veut respecter les engagements climatiques en termes de CO2, alors cela va occasionner des pertes économiques importantes. C’est un exemple de ce qui peut bloquer les changements de trajectoire. Par rapport à la tarification carbone, ce qu’il faut absolument faire, c’est une redistribution des mon- tants perçus vers des catégories de population précarisées ou peu aisées en leur expliquant que le chèque vient du carbone et qu’il ne s’agit donc pas d’écologie “punitive”. Il existe une deuxième façon de procéder, moins redistributrice : donner un chèque identique à tout le monde. Les plus riches sont ceux qui consomment le plus, donc ils vont payer davantage et recevoir moins alors qu’au contraire les plus pauvres vont recevoir plus que ce qu’ils paient. Ce genre de projet commence à être audible. D’autre part, l’Europe va essayer de mettre en place sur son territoire une harmonisation des importations, avec un mécanisme aux frontières. Cela ne va pas être simple. Le pouvoir des grandes entreprises dans le monde actuel est réel. Le gros de la production est entre leurs mains et elles sont plus puissantes que beaucoup d’états. Elles tracent des voies de développement technique. À cet égard, le poids de l’Union européenne est déterminant : c’est elle qui peut négocier avec les multinationales. C’est donc l’échelon approprié s’il y a assez de pression en ce sens.

L.A. : Il y a déjà une concurrence fiscale au sein de l’Union européenne. Et comme vous le disiez, cette tarification carbone est perçue comme une taxe, ce qui n’est jamais très populaire. En économie, c’est le prix relatif qui joue. Tant qu’on n’aura pas attribué un coût au carbone, je ne vois pas comment on peut aller vite sur ce sujet dans un système économique décentralisé.

LQJ : Pour le moment, il s’agit de consommer autrement mais pas de consommer moins. N’est-ce pas contradic- toire avec la protection de l’environnement ? Ne faudrait-il pas prôner la décroissance ?

E.Z. : Parler de croissance et de décroissance n’a pas beaucoup de sens en général. Il y a des choses qui doivent croître et d’autres décroître. C’est sûr qu’à long terme, et comme le disait l’économiste américain Kenneth Boulding, “celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste”. Mais de quelle croissance parle-t-on exactement ?

L.A. : On peut effectivement organiser la décroissance dans certains secteurs. Je ne comprends pas qu’on ne légifère pas sur les véhicules SUV (monospaces). On n’a pas besoin de SUV pour être mobile ! On pourrait très bien imaginer une décroissance de ces modèles et une crois- sance des modèles électriques par exemple. Je suis tout à fait d’accord avec cette idée de croissance dans un monde fini. La croissance infinie n’est pas possible. Néanmoins, la croissance n’est pas un phénomène piloté depuis un cockpit. C’est le résultat agrégé de toute une série de décisions décentralisées. La vraie question est plutôt d’orienter la croissance dans un sens ou dans un autre. Je suis toujours mal à l’aise en écoutant les tenants de la décroissance. C’est ne voir le problème que par un bout de la lorgnette alors que les conséquences seraient dramatiques. De ce point de vue, la Covid et le confinement auront constitué une expérience de laboratoire tout à fait fascinante pour les chercheurs que nous sommes : l’activité a énormément diminué et on voit les effets économique et sociaux dans le monde entier de ce coup de frein sur la consommation. Le Programme alimentaire mondial estime que le nombre de personnes souffrant sévèrement de la faim aurait doublé en raison de la pandémie.

E.Z. : C’est pour cela qu’il faut être attentif. Il est logique d’avoir envie de consommer, de se faire plaisir. Pour reprendre l’exemple du SUV, les compagnies automobiles ont gagné davantage sur ce marché parce que le système est basé sur la demande solvable et pas sur les besoins. C’est la différence entre le développement et la crois- sance économique : les entreprises essayent de créer des besoins qui peuvent être tout à fait artificiels du moment qu’ils sont solvables. La crise du coronavirus a aussi rappelé qu’il y avait des besoins plus essentiels, la santé par exemple. Il y a aussi des professions, des biens, des services essentiels. Des réorientations sont à envisager pour aller davantage vers ces besoins-là plutôt que vers les seuls désirs solvables. Mais c’est difficile à faire puisque cela demande une redistribution, un certain contrôle des dépenses. S’agit-il d’une question insoluble ? Sur le plan écologique, c’est le cas à partir du moment où toutes les matières ne sont pas payées à leur juste prix. En revanche, si on augmente le coût de la pollution et des matières, ainsi que du travail pour les produire, cela changera la donne. On ne pourra peut-être plus s’acheter dix t-shirts à 5 euros, mais seulement trois à 20 euros. À ce stade, je reconnais l’importance des modes culturelles. La demande évolue, les produits locaux par exemple ont maintenant le vent en poupe.

L.A. : En tant que professeur, je peux témoigner que la génération d’étudiants actuels est bien plus sensible aux thématiques de l’environnement et du développement durable que la mienne. Quand je fais mes courses dans un marché bio de Bruxelles, j’observe que je suis plutôt entouré de trentenaires en général. Il y a donc clairement un changement culturel et générationnel, mais qui prend du temps. À mon avis, si on a le courage de légiférer, le système productif devra bien s’adapter. Au contraire, si on laisse le consommateur choisir, le prix restera un argument déterminant. Peut-on orienter notre société de manière démocratique pour inciter à des changements de comportement ou bien va-t-il falloir des “Khmers verts” comme certains le réclament ? Hier, la croissance économique a fait naître une population plus nombreuse. La décroissance économique entraînerait des conséquences néfastes pour cette population. D’où mon cheminement vers une décroissance démographique volontaire pour empêcher ces conséquences négatives.

LQJ : Pourriez-vous développer ce point ?

L.A. : L’augmentation des ressources favorise l’augmen- tation démographique dans un premier temps, puis une baisse de la fécondité dans un deuxième temps. Mais le délai entre les deux peut être assez long. On va vers une baisse de la fécondité partout, mais pas au même rythme. Le problème est de savoir si ce sera néanmoins assez rapide pour pouvoir répondre aux scénarios prédits par les climatologues. Le pic de la fécondité au niveau mondial a été atteint dans les années 1960 et nous sommes toujours dans cette phase où la taille de la population continue d’augmenter. Si on avait un peu d’avance par rapport aux émissions de CO2, on pourrait laisser les choses se faire naturellement. Malheureusement, il n’est plus permis d’at- tendre et je suis dès lors favorable à ce que l’on cesse de subventionner la natalité dans les pays riches. Les pays occidentaux ont certes des taux de croissance démographique faibles, mais la naissance d’un nouveau-né y a des conséquences sur le plan environnemental bien supé- rieures à celle d’un nourrisson en Afrique. La décroissance démographique doit pourtant y être pratiquée aussi, pour des raisons économiques. Au Niger, en moyenne, un père a 12 enfants ! Ce n’est pas viable.

E.Z. : Les impacts environnementaux sont le produit de deux choses : la population et la consommation. Au Niger, l’empreinte carbone d’une personne représente 1/100e de celle d’un Belge ! Pourquoi ? Il n’y a quasi pas d’utilisation d’énergies fossiles, c’est tout. Ce n’est donc pas en dimi-
nuant la population dans des pays très pauvres que l’on va diminuer l’impact sur le climat. Les 50 % les plus pauvres sur la planète produisent 10 % des émissions de CO2 et les 10 % les plus riches émettent 50 %. Doit-on limiter la natalité dans nos pays ? Aujourd’hui, on compte moins de deux enfants par femme dans la plupart des pays riches. Nous sommes donc déjà très bas en termes de natalité. Cela vient notamment de l’urbanisation. Quand on est très pauvre, les enfants constituent une main-d’œuvre gratuite pour aider dans les champs et donc ils rapportent très vite. Quand vous êtes dans une ville, c’est le contraire : ils coûtent cher et longtemps.

L.A. : Taïwan est à ce titre un exemple très intéressant. Il n’y a pas eu de politique de l’enfant unique comme en Chine. Pourtant, on y a connu la même trajectoire en termes de fécondité, du fait de l’urbanisation.

LQJ : Vous parliez de mettre fin aux subventions. S’agirait- il de supprimer les allocations familiales, les crèches publiques, etc. ?

L.A. : En fait, je ne suis même pas certain que ces sub- ventions fonctionnent. Les crèches sont nécessaires, les allocations familiales aussi. Mais ne pourrait-on pas les rendre forfaitaires ? Cela permettrait peut-être de responsabiliser les gens. C’est important que dans les pays riches les citoyens prennent conscience qu’en continuant ainsi, il y aura des conséquences sur l’environnement.

E.Z. : Lier la démographie à la consommation ? Je comprends le raisonnement. Le problème, c’est qu’il y a beaucoup de facteurs à considérer. Si vous regardez les pays de l’Est, la Hongrie, la Roumanie sont en train de se dépeupler. C’est très grave pour eux : les jeunes vont en Europe de l’Ouest pour trouver du travail ; dès lors, leur population vieillit et est moins dynamique. Sur le principe, je trouve que vous avez raison, mais je ne suis pas sûr que ce soit le facteur essentiel à examiner par rapport à la consommation.

L.A. : Pour moi, le lien est très fort. Je suis tout à fait d’ac- cord avec la distinction entre demande solvable et besoins essentiels. Parmi ceux-ci, il y a celui de s’alimenter. Or, si la taille de la population augmente, on va avoir de plus en plus besoin de terres malgré une productivité agricole accrue. L’espace utilisé dans le monde est très corrélé à la taille de la population. Et plus on est nombreux, plus la consommation est en hausse. Elle est bien sûr supérieure dans les pays riches. La population mondiale depuis 1950 a doublé. Donc, même si on avait un mode de vie plus fru- gal, ça ne changerait pas grand-chose. Il me semble que si on veut gagner la course contre la montre par rapport au changement climatique, la décroissance démographique est la bonne solution. On pourrait voir les effets en une génération.

LQJ : Les problèmes environnementaux doivent être traités à l’échelon international. Cependant, les pays pauvres et les pays en voie de développement aspirent eux aussi à la consommation à l’occidentale...

E.Z. : L’Occident s’est imposé comme un modèle de déve- loppement et ses entreprises ont adopté une démarche proactive pour conquérir de nouveaux marchés. En Chine, il y avait beaucoup de vélos, c’était donc un magnifique marché pour vendre des millions de voitures. Si l’on va plus loin, on pourrait dire que ce sont les pays du Nord qui ont défini ce qu’est l’environnement. Les politiques internationales en la matière sont faites d’une certaine façon sans tenir suffisamment compte de ces pays-là. Soyons clairs : ce n’est pas dans une favela que l’on va rouler en Tesla ! Cela n’empêche que des régions pauvres doivent résoudre de nombreux problèmes environnementaux : eau potable, érosion des sols, gestion des déchets, etc.

L.A. : Les pays riches ont bien sûr une grande responsa- bilité par rapport à tous ces problèmes environnementaux puisque ce sont eux qui consomment le plus de res- sources. Néanmoins, il faut bien admettre que ce n’est parfois même pas un sujet dans les autres pays. L’environnement est une discussion de riches !

POUR ALLER PLUS LOIN

L. Artige & T. Lubart, Economic Perspectives on Creativity. Encyclopedia of creativity, runco, m. a., & pritzker, s. r. (eds.), academic press, 2019,

E. Zaccai, Deux degrés. Les sociétés face au changement climatique, presses de sciences po, paris, 2019

Programme de statistiques sur le développement mondial : https://www.gapminder.org/

Zaccai-Artige

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