Partenaires privilégiés

Rencontre avec le Pr Marc Poncelet

Dans Ici et ailleurs

L’étranger a de gros yeux mais il ne voit pas”. Ce proverbe ivoirien est un peu l’antithèse de Marc Poncelet, professeur à la faculté des Sciences sociales et vice-président du Pacodel, le centre pour le partenariat et la coopération au développement de l’ULiège. Sociologue immanent, insatiable du fonctionnement des ensembles humains, de leurs normes, codes, croyances, rôles ou rites et même des contradictions qui les transforment, cet homme placide se prête volontiers à la conversation, à l’explication. Et au questionnement. Il semble difficile de ne pas lui prêter une sympathie immédiate, pétrie d’empathie. Alors on se laisse vite embarquer avec celui que la communauté de l’université d’Abomey-Calavi, au Bénin, qualifia de “véritable ami” et grand acteur du développement des universités africaines lorsqu’elle lui a remis ses insignes de docteur honoris causa, il y a un peu plus de trois ans. Un titre qui scelle aussi les 25 années de coopération académique et scientifique entre la principale institution publique d’enseignement béninoise et l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur (Ares), qui fédère les établissements d’enseignement supérieur francophones de Belgique.

Si le passé colonialiste de la Belgique est aujourd’hui à nouveau discuté, aborder ce qui a été présenté pendant de nombreuses années comme une œuvre de civilisation restait très délicat en 1995, l’année où Marc Poncelet a défendu sa thèse de doctorat en sociologie sur les relations belges coloniales entre 1870 et 1960. Il a donc choisi l’université de Lille I pour mener sereinement ses recherches sur les sciences coloniales belges. Ce sujet particulier avait été très peu abordé malgré la percée relative des études postcoloniales en Europe.

« Aller rechercher les implantations universitaires dans le monde colonial et s’interroger sur la mesure de leur implication dans ce système ne faisait pas consensus... À l’époque, il y avait même des doctorats en sciences coloniales ! », se souvient celui qui étudiait plus généralement les relations Nord-Sud, avant d’enseigner ces matières comme chargé de cours à l’université de Liège un an plus tard. « J’étais aussi chargé de la question du développement. Cela s’appelait le Cecodel (centre de coopération au développement de l’ULg), aujourd’hui renommé Pacodel (centre pour le partenariat et la coopération au développement). Une évolution instillée par Gembloux Agro-Bio Tech, dans une optique plus libérale, afin d’introduire le terme de partenariat qui fait un peu moins caritatif et davantage “win-win”. » L’université de Liège avait déjà une tradition de coopération avec les pays en développement. Dans les années 1950, elle avait été étroitement associée à la création de l’université d’Elisabethville (actuellement Lubumbashi) dans la colonie. Au tournant de la décolonisation, elle avait mis sur pied avec gembloux une fondation pour les recherches scientifiques en Afrique centrale (Fulreac).

UNE AUTRE VISION DE LA COOPÉRATiON

Dans la foulée du Cecodel, Marc Poncelet devint le représentant de son Université à la commission universitaire au développement (CUD) – avec Pierre Degée et les Prs Duschesne, Marchal et Losson – qui réunissait toutes les universités belges francophones pour le partage d’un subside fédéral. « Depuis la décolonisation, le gouvernement a considéré que les universités devaient conserver un rôle dans la formation des cadres des pays du Sud puisqu’elles n’avaient pas créé beaucoup d’académies sur place. » Il s’agissait de compenser le non-financement des étudiants du Sud qui n’étaient pas – et ne sont toujours pas – financés auprès des universités par la Communauté française. Mais les universités proposaient aussi des projets à réaliser sur le terrain avec les universités de pays en développement. « Avec deux secrétaires dans ses bureaux de la rue d’Egmont, la structure était embryonnaire. Vers 1997-1999, nous gérions un subside de plusieurs millions d’euros que les universités se partageaient toujours au prorata du nombre d’étudiants issus de pays en voie de développement qu’elles recevaient. Mais nous pouvions également remettre des projets interuniversitaires plus importants en formation ou en recherche. C’était la fin de la coopération de substitution (“la coopération de papa”) dans laquelle des professeurs belges étaient détachés à l’étranger, parfois pendant 20 ans. »

Cette rupture avec le paternalisme a donc engendré une nouvelle forme de coopération davantage institutionnelle, technique, beaucoup moins politique, et conduite dans l’optique du partenariat par des organes décentralisés (universités, communes, agences, etc.). Pour notre interlocuteur, ce furent les 15 meilleures années de sa carrière universitaire. Il était dans la trentaine, une charge de professeur et des envies d’horizons lointains. « Comme jeune prof, j’avais fait des recherches socio-historiques sur les sciences coloniales et il m’importait de ne pas rester cantonné dans les livres mais de travailler sur le terrain sur des sujets contemporains. »

En 1997, avec sa casquette de représentant de Liège à la CUD, dont les budgets permettaient alors pas mal de latitudes, il voyage au Congo, au Burkina Faso, au Bénin, à Madagascar, en Équateur et au Pérou. « Ce qui m’a frappé, lors de mes premiers voyages, c’est que j’arrivais dans des universités africaines volontaristes mais extrêmement démunies alors que certaines de nos réunions en Belgique se tenaient quasiment dans des palais, à l’atmosphère coloniale. Au Burkina par exemple, il régnait un véritable enthousiasme tandis que les conditions étaient très rudimentaires pour les étudiants. La déglingue du Congo m’a aussi beaucoup marqué. Certains étudiants s’accrochaient aux fenêtres pour suivre les cours. Au tournant du millénaire, les collègues congolais gagnaient 50 euros par mois alors qu’ils avaient été la fine fleur postcoloniale. Ils étaient obligés de compléter leurs revenus par diverses activités et même par... l’agriculture. Actuellement, leur situation est relativement meilleure malgré la dévaluation du franc congolais. Comme dans beaucoup de pays africains, un professeur gagne aujourd’hui au moins dix fois plus qu’un instituteur. »

MONSIEUR BÉNIN

PonceletMarc-VEntre 1998 et 2005, la coopération universitaire de la CUD s’est métamorphosée en une sorte d’agence fran- cophone de coopération universitaire ayant développé la capacité de formulation et d’identification de programmes institutionnels avec quelques pays. Il y avait tout d’abord le Congo, incontournable, le Rwanda et le Burundi dans la tourmente, le Burkina et le Bénin qui bénéficiaient de petits projets. Chaque université belge avait des partenariats privilégiés. Durant cette période, Marc Poncelet a effectué plus de 50 missions d’identification et de suivi-évaluation des programmes de coopération CUD (ensuite Ares-CCD) et d’ONG universitaires. La faculté de gembloux, la faculté de Médecine vétérinaire ainsi que HEC Liège, par exemple, étaient déjà tournées vers le Bénin, « ce qui nous a poussés à y développer les dimensions transversales en associant des personnes de différentes disciplines autour de programmes construits sur une durée de cinq ans ».

Un grand nombre de chercheurs en sciences sociales ont participé au cours de leur carrière à des programmes de coopération avec des universités du Sud. « Pour ma part, je suis devenu coordinateur pour l’université d’Abomey-Calavi (Bénin) avec deux agronomes. Mais il était indispensable d’élargir notre apport ; les Béninois avaient aussi soif de gestion. Je suis donc allé voir des professeurs de HEC- Liège. Il y avait parmi eux Albert Corhay, François Pichault et Bernard Surlemont. Les deux premiers se sont lancés ensuite au Bénin et ont aussi accueilli des thésards à Liège, ce qui a permis la formation d’une dizaine de docteurs en gestion, avec des comités d’encadrement mixtes. On a monté des masters, des DEA, des DESS et nous avons également amené des responsables non académiques de toutes les universités de CWB pour appuyer des services transversaux comme l’administration, l’informatique, les NTIC et la bibliothèque. Certaines bibliothèques contenaient moins de livres visibles que dans mon bureau », se souvient Marc Poncelet.

Une dynamique positive puisque, à l’heure actuelle, les universités belges francophones ont participé décisivement à la formation d’une centaine de docteurs béninois (dont une trentaine par l’ULiège), qui alimentent maintenant le corps professoral dans toutes les universités du Bénin venues rejoindre la première université avec laquelle l’aventure a commencé.

TOUT UN FROMAGE

Entre 2008 et 2015, la coopération universitaire belge au Bénin représentait 1,2 million annuel pour le seul Bénin, venant essentiellement de la CUD (Ares-CCD). « Dans l’ensemble, les budgets que nous avons gérés représentent plus de 20 millions d’euros. Cela concernait l’ULiège comme les autres universités et, depuis peu, les Hautes écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Aujourd’hui, des liens forts ont été tissés. L’appui institutionnel de l’Ares à l’université d’Abomey-Calavi est de 300 000 à 400 000 euros chaque année pour des activités pilotées collectivement avec l’autorité béninoise. En plus, l’ULiège pilote cinq projets ciblés interdisciplinaires ou projets de synergie et participe à cinq autres. »

En 2009 déjà, au-delà du Bénin, plus de 100 services et laboratoires de l’Alma mater étaient actifs dans des actions de développement, tant dans le domaine de la coopération académique que dans celui de la coopération scientifique et technique. L’ULg s’enorgueillissait d’être en relation avec une soixantaine de pays. En 2018, 150 projets étaient en cours, en partenariat avec plus de 30 universités du Sud; ils concernaient plus de 1000 étudiants originaires d’un pays en développement, ainsi que 300 doctorants et plusieurs centaines de missions. Depuis cinq ans, les Hautes Écoles ont également rejoint la dynamique. Dans ce type de projet, Marc Poncelet est très heureux de pratiquer le terrain en dehors des campus africains.

C’est le cas dans le secteur laitier, par exemple, qui vise à améliorer la qualité du “wagashi gassiré”, un type de fromage béninois à base de lait de vache couramment fabriqué par le peuple peul, dans le nord du pays. Cela a été proposé au Pr André Clinquart, à la faculté de Médecine vétérinaire, par la Pr Marie-Louise Scippo qui opérait déjà dans l’ancien royaume du Dahomey. Source importante de protéines, à côté de la viande et du poisson, le wagashi est produit artisanalement dans les villages par les éleveurs peuls (ancien peuple nomade) du Bénin et des régions limitrophes afin de conserver, valoriser et transporter le lait. Il compte parmi les produits laitiers les plus consommés par les Béninois et est couramment vendu sur les marchés locaux. « Le projet, financé par l’Ares-CCD, a démarré mi-2019, précise Antoine Clinquart, le coordinateur. Il s’agit d’un produit non-affiné et donc sensible. L’objectif est de faire un diagnostic de la filière et de pro- poser des améliorations du fromage et de sa qualité de manière participative, avec tous les acteurs de la chaîne de production disséminés un peu partout. » En effet, le non-respect des normes hygiéniques et les difficultés de conservation de ces denrées alimentaires périssables limitent la mise à disposition des consommateurs des produits de qualité irréprochable.

Le projet “Walac” vise donc à améliorer les procédés de production – donc la qualité – et de conservation du wagashi, au profit des productrices, des entreprises laitières locales et des consommateurs. Les interventions s’appuieront sur la recherche-développement participative impliquant les acteurs de la filière lait avec un accent particulier sur la problématique du genre et sur le développement durable. « Il s’agit de décrypter le mode de fonctionnement en termes sociologiques, de comprendre l’organisation des chaînes de valeurs et de les caractériser au plan socio-économique. Ici, les femmes tirent un revenu de ce fromage, ce qui leur permet de nourrir leur famille et de revendiquer une certaine indépendance vis-à-vis de leur mari. On doit aussi aller trouver le chef de village avant l’éleveur, si l’on comprend son rôle social », explique Antoine Clinquart. Le vétérinaire porte un regard à la fois curieux et compréhensif sur son collègue Marc Poncelet. « Il est au Bénin comme chez lui. Lorsqu’on est en mission, on doit tout le temps aller le tirer par la manche sinon il s’attarde, accoutumé à cette autre notion du temps, très africaine. Hyper-curieux mais calme en toutes circonstances, il prend constamment des notes en sachant tout de suite comment approcher les gens et comprendre la culture locale. »

ABANDONNER LE PATERNALISME

Le projet de recherche pour le développement “Walac” est un partenariat scientifique avec l’université d’Abomey-Calavi (UAC), le ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de la Pêche, l’association nationale des organisations professionnelles d’éleveurs de ruminants et la fondation de l’université Abomey-Calavi. trois doctorats sont en cours, avec un objectif de renforcement des compétences scientifiques et d’expertise. Côté belge, le département des sciences des denrées alimentaires de la faculté de Médecine vétérinaire de l’ULiège, l’UCLouvain pour les aspects microbiologiques, et bien sûr le service de Marc Poncelet à la FASS ont travaillé main dans la main.

« Dans le savoir et l’industrie de la connaissance globalisée, une université européenne ne peut absolument pas ignorer que l’Afrique et l’Amérique du Sud sont de formidables zones et terrains de recherche. Prenons un exemple : pourquoi le coronavirus se répand-il si peu en Afrique ? Il y a quelques explications, mais elles ne sont pas convaincantes », observe Marc Poncelet. Selon les récentes projections des Nations unies, le continent devrait doubler sa population d’ici à 2050, passant ainsi d’un milliard d’habitants à près de 2,4 milliards. Surtout, la moitié de ses habitants auront alors moins de 25 ans. La population étudiante béninoise a doublé en dix ans.

« Et quand on voit l’évolution des universités africaines en 20 ans et l’enthousiasme des jeunes par rapport aux connaissances... Waouh ! À Liège, on est sur une conception win-win basique, mais il faudrait élargir l’optique. Pour moi, le grand défi aujourd’hui est de cibler une ou deux thématiques pluridisciplinaires par pays et à un haut niveau de formation et de recherche. Le défi particulier, et il est énorme, c’est la situation universitaire en République démocratique du Congo où je me rends plusieurs fois par an depuis 30 ans. Avant, on pensait que les partenariats Nord-Sud étaient ipso facto bons pour l’Afrique. Aujourd’hui, il s’agit de renoncer à changer à tout prix le fonctionnement institutionnel des universités partenaires. Elles ont l’administration qu’elles ont, mais elles feront bien plus vite elles-mêmes qu’avec des méthodes qu’on voudrait leur imposer. » Parole de sociologue !

POUR ALLER PLUS LOIN

25 ans de coopération académique, publication sur www.ares-ac.be

Vingt-cinq ans de coopération académique et scientifique entre l’université d’Abomey-Calavi, l’ARES et les établissements d’enseignement supérieur de Belgique, reportage sur www.ares-ac.be/fr/

Les projets mis en œuvre au Bénin sur le blog https://moove.ares-ac.be/pays/benin

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