D’une pierre à l'autre

Le parcours atypique de Pierre HALLOT

Dans Univers Cité
Entretien Thibault GRANDJEAN - Photos Jean-Louis WERTZ

Une fresque égyptienne, une carte routière de l’Iowa, un dessin d’enfant... Dans le bureau d’un chargé de cours de la faculté d’Architecture, on s’attend plutôt à trouver pléthore de dessins et de plans au lieu de cette collection hétéroclite. Pourtant, à la fin de ses études secondaires, de plan, Pierre Hallot n’en a aucun. « J’ai voulu tenter la médecine, mais je n’ai pas osé », se rappelle le chercheur avec une pointe de regret. C’est à ce moment que son frère, assistant au département de géographie de l’ULiège, lui parle de la géomatique. Cette nouvelle discipline, fille de la géographie, vise à développer des outils informatiques dans le but de représenter numériquement les données géographiques. « J’ai tout de suite été attiré par le lien entre géographie et informatique, et par les outils technologiques à développer », résume-t-il.

Pierre Hallot obtient sa licence en 2005, ainsi que le prix du meilleur mémoire de sa promotion. Il est alors contacté par celui qui deviendra son promoteur de thèse, le Pr Roland Billen, pour un poste d’assistant de recherche. « C’était un peu me lancer dans l’inconnu, car je n’avais encore jamais rencontré Roland Billen. Or le promoteur est traditionnellement un professeur avec lequel on développe une affinité avant de se lancer dans un tel projet. » Et cette aventure s’est encore corsée lorsque, durant sa première année, le jeune assistant a eu l’occasion de réaliser un master en un an. « Cette année a été vraiment étrange, parce que certains de mes condisciples étaient également mes étudiants dans d’autres cours comme les TP de topographie », s’amuse le chercheur qui garde « un très bon souvenir » de ces six années d’assistanat « particulièrement enrichissantes ». Il y découvre un domaine jusque-là ignoré et qui deviendra celui de sa thèse, défendue en 2012 : le raisonnement spatio-temporel. Autrement dit, l’étude des données ayant une composante spatiale et qui évoluent également au cours du temps.

À l’heure actuelle, nous produisons tous beaucoup de données, comme la géolocalisation. C’est ce qu’on appelle le Big Data. « Il a toujours été difficile pour les scientifiques de représenter ces données sur un média comme une carte, en particulier lorsque ces données évoluent dans le temps », explique Pierre Hallot. Lorsqu’il a cherché à les visualiser, le chercheur a bifurqué sur la définition de l’objet qui les produit. « On a vite compris que, pour proposer un modèle de visualisation efficace, il nous fallait définir ces objets, détaille-t-il. Ma thèse a dès lors évolué vers des questions plus philosophiques comme la notion d’identité même d’un objet. »

Prenons un exemple concret. thésée navigue en direc- tion de la grèce, victorieux dans son combat contre le Minotaure. Son équipage décide de profiter de la traversée pour réparer le navire qui a subi plusieurs avaries. Il le répare tant et si bien qu’à l’arrivée, le vaisseau n’a plus aucune pièce d’origine. Les grecs sont alors bien embêtés. Ce navire peut-il encore être considéré comme celui de thésée ? Et si un autre navire était construit avec les pièces qui ont été remplacées, quel est alors le véritable navire de thésée ? Quel est le plus authentique ? « Ces questions d’authenticité des objets sont aujourd’hui véritablement au cœur de notre travail à la faculté d’Architecture, explique Pierre Hallot, mais je ne l’avais pas compris avant d’arriver ici. Jusqu’à quel degré de modification ou de restauration un bâtiment peut-il garder son identité ? »

LE RÊVE AMÉRICAIN

Une fois sa thèse en poche, le chercheur obtient une bourse de la Belgian American Educational Foundation pour effectuer un post-doctorat d’un an aux États-Unis. « Je me souviens encore avec émotion du moment où j’ai reçu la lettre d’acceptation, raconte le chercheur, car la procédure d’obtention était très sélective, et j’avais vraiment le sentiment d’un accomplissement. » Il choisit l’Iowa, non pas pour les champs de maïs du Midwest américain, mais « parce que je souhaitais travailler avec Kathleen Stewart, une chercheuse en poste là-bas. Elle avait une approche très différente de la modélisation classique des données. Elle m’a apporté un regard neuf sur la contextualisation de mes recherches sur l’identité, sur la manière de leur donner du sens. C’est grâce à elle que j’ai pu quitter la théorie et développer mes premières notions de communication. J’ai passé là-bas une année exceptionnelle. »

Mais toutes les belles choses ont une fin et il a bien fallu penser à la suite. Après avoir envisagé de rester aux États- Unis, Pierre Hallot décide de rentrer à Liège : « Ma femme était enceinte de notre troisième enfant et j’ai opté pour le regroupement familial. » Il débute par un projet de recherche appliquée – CIt4D – qui faisait directement suite à ses travaux de thèse, afin de les intégrer au logiciel de cartographie, 1er spatial. « Ce projet très intéressant a suscité une vraie dynamique de recherche appliquée, dans un contexte très stimulant », se souvient-il.

HallotPierre-V Peu de temps après, en 2015, la carrière de Pierre Hallot va prendre un nouveau tournant. À ce moment-là, l’unité de géomatique développe un intérêt grandissant pour le patrimoine. Ses membres sont alors sollicités par le groupe de recherche Acanthum de l’UNamur pour numériser la cathédrale Saint-Paul de Liège. « Même si j’avais déjà effectué quelques petites missions au cours des années précédentes, ce projet a été mon premier vrai contact avec l’univers du patrimoine, constate-t-il. Ça a été un travail extrêmement enrichissant, mais également un vrai choc culturel. On s’est rendu compte qu’on ne parlait pas la même langue entre gens venant de milieux différents. » En effet, si les chercheurs de l’unité de géomatique cherchent avant tout à obtenir un rendu exact, les spécialistes du patrimoine voient l’objet comme un ensemble et n’ont pas le même souci de précision.

« C’est, encore aujourd’hui, la difficulté principale de mon métier, regrette le chercheur. Nous sommes souvent appelés en tant que techniciens, alors que nous avons également besoin d’un retour pour rendre nos techniques plus performantes. Je pense qu’il est nécessaire d’instaurer un réel dialogue avec les spécialistes du patrimoine, afin qu’ils comprennent notre démarche, et qu’elle puisse également leur servir afin d’aller plus loin dans leur analyse. »

TRAVAIL D’ORFÈVRE

Pierre Hallot va alors multiplier les projets de numérisation d’objets du patrimoine, jusqu’à devenir directeur de DIVA, un groupe de recherche multidisciplinaire spécialisé dans ce domaine. Il a commencé par numériser la maison Rigo, à Liège, juste avant sa destruction en 2017. « On touche là au cœur de mes recherches. Quand un objet devient inaccessible durant une longue période, voire définitivement dans le cadre de la maison Rigo, que fait-on ?, questionne le chercheur. Si l’on souhaite continuer à travailler sur un bâtiment détruit, il est nécessaire d’en réaliser une numérisation exhaustive et d’intégrer ensuite ces données dans un système informatique afin de continuer à les utiliser. »

Il arrive également que le contexte empêche les scientifiques d’accéder aux objets de leurs recherches. « Nous devrions actuellement être à Louxor, en Égypte, auprès du tombeau de Sennéfer, déplore Pierre Hallot, mais en raison de la pandémie, tout a été suspendu. » Cette tombe fait partie d’un imposant mémorial funéraire, construit au XVe siècle avant notre ère. Il est actuellement l’objet d’une collaboration avec l’ULB. « Les archéologues souhaitaient avoir une représentation en trois dimensions des fresques de la tombe pour comprendre la technique des peintres de l’époque. La totalité de ces fresques représente la même superficie que celle de la chapelle Sixtine à Rome ! » grâce à différentes techniques de photogrammétrie, les scientifiques ont pu numériser l’ensemble de la tombe avec une très grande précision et une grande fidélité, pour en créer un double numérique, « ce qui nous permet de pouvoir continuer à travailler en Belgique malgré la pandémie, et peut-être, un jour, de programmer une exposition ».

Mais il n’y a pas que les bâtiments qui intéressent ce chercheur. La numérisation peut également servir aux scientifiques pour étudier des objets plus petits. grâce à une collaboration avec l’université de Lille, où il est également professeur invité, Pierre Hallot a numérisé des objets liturgiques, représentatifs du travail des maîtres orfèvres de Liège aux XIIe et XIIIe siècles. « C’est un projet qui me tient à cœur, explique-t-il , parce qu’il m’a vraiment permis de côtoyer des personnes captivantes et j’ai appris, à leur contact, toute la complexité et la beauté de ces objets très fragiles et conservés dans les musées. Leur numérisation permet à la fois de les étudier scientifiquement et d’en faire la promotion. » grâce à des techniques de photographie, ces pièces d’orfèvrerie sont désormais représentées sous forme d’hologrammes, facilement transposables : elles sont actuellement en tournée dans le nord de la France. « Tous mes travaux comportent une dimension de diffusion du savoir. Je ne conçois pas d’accumuler des données sans les partager. »

AUTRE HÉRITAGE

Parallèlement aux activités de recherches, l’agenda de Pierre Hallot est aussi généreusement rempli par les cours qu’il dispense à l’ULiège. « Peu de temps après la numérisation de la cathédrale Saint-Paul, j’ai été engagé pour donner le cours de topographie à la faculté d’Architecture », se souvient-il. Il obtient ensuite une charge à mi-temps de documentation du patrimoine, avant d’intégrer le conseil des études, et il intervient dans les ateliers d’architecture. « Ce fut pour moi la découverte d’une richesse et d’une complexité que je ne soupçonnais pas. La prise de conscience de toutes ces dimensions créatives, sociologiques, philosophiques et esthétiques a été un réel choc et j’espère avoir aujourd’hui une vision beau- coup plus ouverte de l’architecture », sourit-il.

Depuis lors, Pierre Hallot, à temps plein, donne des cours aux étudiants de la faculté de Philosophie et Lettres, de la faculté des Sciences, ainsi qu’un cours « très stimulant » en master architecture sur la restauration du bâti ancien, où le but est d’enseigner aux étudiants « à mieux intégrer l’analyse historique d’un bâtiment lorsqu’est envisagée une réhabilitation ».

« Je donne également un cours, que j’aime beaucoup, sur la géovisualisation », ajoute-t-il, c’est-à-dire sur la manière de communiquer de l’information géographique. Aujourd’hui, les cartes routières ont disparu et leurs données ont migré sur les écrans... « Ces nouveaux médiums de diffusion ont créé le besoin de réfléchir à la manière de représenter graphiquement tous les éléments disponibles dans ces outils », explique le chercheur. Pour lui, il est très important d’apprendre aux étudiants à bien les manier, afin de faire passer le bon message. « On l’a très bien vu avec les cartes sur la Covid-19 : cause de mauvais choix graphiques comme la couleur, certaines cartes donnaient un message contraire à celui qu’elles souhaitaient faire passer. Je cherche donc à leur montrer qu’il s’agit d’un outil efficace, mais également très risqué », conclut-il.

Un exemple de plus, s’il était nécessaire, de la place du sens et de la communication dans le travail du chercheur.

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