Les nouveaux activistes

Dialogue avec Olivier De Schutter

Dans Omni Sciences
Article Patrick CAMAL - Dessin Julien ORTEGA

Aujourd’hui rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, le Pr Olivier De Schutter est l’auteur de The Enabling State, un ouvrage à paraître qu’il signe avec son collègue de l’UCLouvain Tom Dedeurwaerdere. Il y examine les principaux mythes de la transition écologique et décrit pourquoi les pouvoirs publics devraient tenir le rôle de facilitateur d’innovations citoyennes locales plutôt que celui, attendu mais trop souvent limité, de moteur d’une transition écologique aussi urgente qu’indispensable. Il participera à l’Université d’été ClimACtES qui se déroulera en juillet au Sart-Tilman.

À l’entame de 2021, le technologiste et philanthrope américain Bill Gates publiait une exhortation à se mettre immédiatement à pied d’œuvre pour “atteindre le zéro carbone” à l’échelle de la planète. À l’heure où l’activité humaine génère annuellement quelque 51 milliards de tonnes de gaz à effet de serre, l’ampleur de la tâche est gargantuesque. Atteindre le zéro carbone sera ardu. Il le faut pourtant. À quelques mois de la Cop26 à Glasgow, Gates souligne, comme bien d’autres avant lui, l’imminence de la catastrophe climatique que l’on sait en réalité déjà amorcée, et l’urgence de mesures aussi ambitieuses que drastiques. Il propose lui-même un plan d’action, élaboré au terme d’une “décennie d’enquêtes sur les causes et les effets du changement climatique”.

Dans son opuscule de vulgarisation qui en appelle à un sursaut général et, à vrai dire, à une véritable course contre la montre, Bill gates préconise, sans surprise, un investissement massif dans l’innovation technologique. Non plus seulement pour démocratiser et généraliser, à l’échelle de la planète, l’usage des technologies vertes dont nous disposons déjà, mais aussi pour stimuler l’innovation et ainsi faire émerger des technologies nouvelles à la fois capables de nous libérer très rapidement de notre dépendance aux énergies fossiles ou, lorsque cela n’est pas encore possible, de réduire leur impact. Les exemples abondent. Ainsi, un groupe de chercheurs vient d’annoncer la mise au point d’un nouveau processus de fabrication du kérosène, lequel, conçu à partir d’eaux usées, de déchets alimentaires et de fumier animal, réduirait de 165% l’émission de gaz à effet de serre actuellement générée par le fuel d’avion classique. Pour Gates, secteurs public et privé doivent être pleinement mobilisés pour renverser la vapeur et ainsi permettre à l’humanité de maintenir et étendre − mais pas freiner − son mode de vie vorace en ressources naturelles.

Quant à chaque citoyenne ou citoyen, son rôle doit être à la fois celui d’un électeur (militant ou non) et d’un consommateur averti. En tant qu’électeur, “s’impliquer dans le processus politique est l’acte le plus important que tout un chacun puisse poser pour contribuer à l’évitement d’un désastre climatique”. En tant que consommateur éduqué aux principes de l’offre et de la demande, le citoyen doit marquer sa préférence pour des produits écoresponsables et, ce faisant, inciter les marchés à développer et populari- ser une offre de biens et de services “zéro carbone”.

SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

Il est probable qu’à la lecture de ces quelques lignes, Olivier De Schutter, expert en droits économiques et sociaux aujourd’hui rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits humains, pousserait quelque soupir las. Et pour cause : dans un ouvrage à paraître qu’il cosigne avec Tom Dedeurwaerdere (UCLouvain), il récuse d’emblée la croyance “non seulement naïve, mais aussi potentiellement pernicieuse” selon laquelle un investissement massif dans les énergies renouvelables et autres technologies vertes suffirait à transformer nos sociétés en sociétés “zéro carbone” capables d’annuler l’impact de l’activité humaine sur l’environnement.

Ce mythe de la green growth, du “découplage absolu”, qui consiste à croire que le progrès technologique peut compenser l’utilisation croissante de nos ressources et de la pollution qui l’accompagne, n’est ni plus ni moins qu’une illusion. De Schutter est catégorique : “La croissance économique conduit mécaniquement à une augmentation de son impact sur l’environnement, du double fait de l’épuisement des sources et de la production de déchets, dont les gaz à effet de serre.” Tout miser sur l’émergence de nouvelles technologies est intenable pour au moins deux raisons. La première tient au fait que les pouvoirs publics récompensent habituellement l’innovation en attribuant des brevets. Or, écrivent les chercheurs, “ces mêmes brevets empêchent aussi toute innovation ultérieure, en sorte que l’effet net du progrès scientifique et technologique est, dans bien des cas, négatif. Les acteurs, qui occupent une position dominante du fait des droits d’exclusivité obtenus grâce à leurs inventions, ont davantage intérêt à limiter la compétition et l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché, plutôt qu’à accélérer l’innovation.

Ensuite, l’introduction de technologies dites propres est le plus souvent annulée par ce qu’il est convenu d’appeler un effet rebond, c’est-à-dire l’augmentation de consommation liée à la réduction des limites à l’utilisation d’une technologie. Pour nécessaire qu’elle soit à certaines dimensions de la transition écologique, l’innovation technologique ne peut donc être une panacée. Il ne peut exister de transition écologique sans décroissance de la consommation. Il ne peut, en d’autres termes, exister de kérosène écoresponsable sans une diminution des déplacements en avion. “Au moins 50% des principaux changements à opérer pour réduire nos émissions sont des changements de comportements qui impliquent différents choix de mobilité, d’alimentation, de pratiques agricoles, et de recyclage”, écrit De Schutter qui, en 2018, a lui-même annoncé ne plus souhaiter prendre l’avion afin “d’être un peu moins complice”.

CITOYENS IMPUISSANTS ?

De même, l’idée selon laquelle les consommatrices et les consommateurs − désormais soucieux de la responsabilité sociale et environnementale des marques − peuvent faire pencher la balance en sanctionnant les marques qui n’ont pas encore manifesté leur souci d’une certaine sustaina- bility est elle-même limitée. Car s’il est peut-être permis d’imaginer que, soutenus tambour battant par un ou plusieurs acteurs économiques majeurs, des produits tels que la voiture électrique ou le bio-fuel de nos avions puissent se généraliser du fait du vote de confiance des consomma- teurs, il y a, écrivent les auteurs, “des limites à ce qui peut être attendu de cette évolution”.

Ainsi, toutes les entreprises ne doivent pas se soucier de l’ire de leurs investisseurs ni de celle de leurs consommateurs, colère qui mène parfois au boycott. De surcroît, la financiarisation de l’économie, qui a pour finalité la maximisation à court terme de la plus-value des actionnaires, et la globalisation des chaînes de production, qui permet aux industriels d’employer à bon marché et de se soustraire aux exigences environnementales en vigueur sur leurs marchés, mettent en doute l’opportunité de s’en remettre au bon vouloir de ces mêmes industriels. “Là où les sociétés sont récompensées pour leurs bonnes pratiques − là où, en d’autres termes, il existe un robuste business case pour justifier ces bonnes pratiques −, la responsabilité sociale des entreprises pourrait jouer un rôle. Mais dans la majorité des cas, et pour la majorité des entreprises, en particulier celles qui évoluent dans des secteurs compétitifs, ce ne sera pas le cas.”

DO-IT-YOURSELF DEMOCRACY

DeSutterOlivier-V L’on attendrait alors que ce soient les pouvoirs publics qui prennent à leur charge la transition écologique de nos sociétés. Pourtant, pour bon nombre de citoyennes et de citoyens, l’impuissance de l’État ne fait plus le moindre doute. Ceux-là posent au moins deux constats: “D’abord que, en dépit de tous les avertissements émis par les scientifiques dès la fin des années 1950, nos sociétés sont restées sur une trajectoire non viable ; ensuite, que les tentatives de modifier le cours du progrès par l’action politique – en manifestant dans les rues, en rejoignant un parti politique, ou par l’action syndicale – se sont avérées futiles, en dépit des promesses de développement durable et des progrès marginaux observés sur le terrain.”

Déçus par cette “dé-démocratisation” de l’État, d’aucuns souhaiteraient le “reconquérir ” pour lui rendre sa souveraineté d’antan, indispensable pour impulser les transformations nécessaires à une transition réussie. D’autres, au contraire, s’interrogent : “Pourquoi devrions-nous reconquérir l’État, alors qu’il est devenu un tigre de papier incapable de changer la trajectoire des sociétés ?” Déçus eux aussi par les solutions technocratiques apportées aux enjeux contemporains, ces “nouveaux activistes” se sont, à l’aube du millénaire, emparés de la question climatique sans attendre l’initiative de la classe politique, tout au plus considérée comme un allié temporaire.

Activistes d’action, ils et elles sont appelé·e·s, nous assurent De Schutter et Dedeurwaerdere, à jouer un rôle véritablement transformateur dans la transition écologique. “Les nouveaux activistes sont ceux qui cultivent des jardins communautaires, établissent des coopératives énergétiques, lancent des monnaies communautaires”, etc. Autant de formes d’innovation citoyenne qui, parce qu’elles répondent à des besoins véritablement locaux et à des règles elles-mêmes établies localement, dans un espace où il est permis de créer et de questionner les normes en vigueur, en ce compris les logiques de rentabilité économique, s’avèrent extrêmement responsabilisantes pour les citoyennes et les citoyens qui y prennent part. Des formes d’expérimentation qui, en raison même de cette composante, portent en elles un potentiel véritablement “disruptif” pour nos sociétés. À condition, toutefois, d’être adroitement soutenues par les pouvoirs publics.

L’ÉTAT FACILITATEUR

Consciente de ses propres limites à imposer unilatéralement une autre définition du progrès, l’action publique doit ainsi “se focaliser sur la créativité des acteurs sociaux et leur désir de s’investir dans la construction d’une action collective. Cette forme d’intervention est délicate : les pouvoirs publics doivent soutenir sans imposer. Ils doivent abandonner l’idée de commander la transition ou d’en imposer le rythme. Ils doivent au contraire créer les conditions d’émergence d’initiatives individuelles et collectives. Cette action publique doit promouvoir la diversité locale et l’expérimentation, mais dans le même temps faire en sorte que ces initiatives soient connectées entre elles pour que les bonnes pratiques se propagent plus rapidement.

L’action publique doit, en d’autres termes, insuffler une nouvelle vie à la démocratie locale en donnant aux citoyens l’opportunité d’inventer de nouvelles manières de vivre qui non seulement échappent à l’homogénéisation de la société moderne, mais permettent une transition de notre société vers un modèle écologiquement durable et socialement inclusif. Les pouvoirs publics ne doivent pas être renforcés au sens d’une centralisation, mais mieux distribués en sorte que la démocratie ne soit plus un exercice limité aux périodes électorales, mais un exercice auquel se livre tout un chacun en permanence.

* Olivier De Schutter et Tom Dedeurwaerdere, The Enabling State (à paraître).

Climactes-LogoLe Pr Olivier De Schutter (UCLouvain) participera à l’Université d’été ClimACtES, consacrée à la lutte contre le réchauffement climatique et à la transition écologique et solidaire.
Elle aura lieu du 3 au 18 juillet 2021 sur le campus du Sart-tilman.

* informations et inscriptions sur www.climactes.org

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