La querelle des maths

L'irruption des ensembles dans l'enseignement des mathématiques

Dans Omni Sciences
Article Henri DUPUIS - Photo Jeswin Thomas sur Unsplash

Les moins jeunes se souviennent peut-être d’un bouleversement intervenu lors de leurs études secondaires : les ensembles faisaient leur apparition aux cours de mathématique(s). On sait moins que cette innovation a déclenché une “guerre” dans laquelle l’ULiège a joué un rôle de premier plan.

Dans les bouleversements de la fin d’année 2020, un article publié sur ORBI retenait l’attention par son titre : “Témoignages d’universitaires liégeois en liaison avec la guerre de la mathématique moderne”. Il n’était pas dû à un historien mais à Jacques Bair, professeur émérite de mathématiques à l’université de Liège. La science mathématique avait donc connu une guerre et l’Université y avait été mêlée ?

« La guerre en question est celle soulevée par l’introduction dans l’enseignement secondaire de ce qu’on a appelé à l’époque la mathématique moderne, précise Jacques Bair. Cela s’est déroulé fin des années 1960, début des années 1970. Divers articles ont donc été écrits à l’occasion du cinquantenaire de cette révolution. Mais à mon grand étonnement, ils ne font pas, ou presque pas, allusion au rôle joué par l’Alma mater liégeoise. J’ai voulu remédier à ce manque. »

RENOUVEAU

D’un côté, Georges Papy, professeur de mathématiques à l’ULB. Dès 1959, il s’intéresse au renouveau de la pédagogie des mathématiques. En 1961, il fonde, notamment avec son épouse Frédérique Lenger, le Centre belge de la pédagogie de la mathématique (CBPM) et va dès lors s’investir totalement dans cette mission, abandonnant ses recherches de mathématiques “pures”. Pour lui, il est urgent de réformer l’enseignement des mathématiques dans le secondaire (et même dans le primaire) en par- tant d’une théorie des ensembles qu’on munit ensuite de structures, c’est-à-dire des notions qui s’appliquent aux éléments formant un ensemble. Les mathématiques devaient devenir la mathématique. Avec son épouse, il rédige la célèbre (à l’époque) série des “MM ”(Mathématique moderne), six volumes qui s’imposeront petit à petit dans l’enseignement secondaire.

Mais l’enseignement des mathématiques avait-il besoin d’une telle réforme ? « Il me semble qu’à la fin des années 1950, beaucoup en étaient arrivés à cette conclusion, explique Jacques Bair, comme l’a d’ailleurs écrit Florent Bureau, de l’ULiège lui aussi, dans une introduction à l’un de ses cours : “Le prodigieux développement des mathématiques et leur complexité ne permettent plus d’exposer les différentes théories comme autant de disciplines autonomes, isolées les unes des autres”. Lors de mes études secondaires, on allait très loin dans différentes disciplines comme l’algèbre et la trigonométrie dans des cours distincts. Ce n’était plus tenable. Il fallait réformer, alléger et quelqu’un comme Henri Garnir en était bien conscient. »

Henri Georges Garnir est le second protagoniste de notre histoire. À la fois physicien (une différence notable d’avec son collègue Papy et qui a son importance) et mathématicien, le Liégeois choisit cette dernière discipline et deviendra titulaire de la chaire d’analyse mathématique et d’algèbre à l’ULiège. Ses cours d’analyse mathématique deviendront vite célèbres (édités en épais volumes, ils constitueront la bible de la discipline pour des générations d’étudiants en mathématique et en physique, car il était aussi un pédagogue hors pair. Un enseignant-né que tous les étudiants rêvent de rencontrer dans leur cursus.

Sa vision de l’enseignement des mathématiques va dès lors s’opposer frontalement à celle de Papy. Dans leur notice consacrée à Henri georges garnir dans le bulletin de l’Académie royale des Sciences, Paul Butzer et Jean Mawhin rappellent que “partisan d’une réforme moins radicale, il refuse le slogan démagogique d’une prétendue mathématique sans larmes, qui se révélera, à l’usage, une mathématique bien triste”. Il rappelle avec pertinence, dans une conférence prononcée à Namur en 1961, que “l’enseignement des mathématiques doit partir des bases concrètes et n’introduire les généralités que lorsque les élèves sont en état de les comprendre par l’examen de nombreux exemples. On doit extraire les mathématiques des élèves et non les leur injecter.” Il ajoute : “Il est d’ailleurs bien plus difficile d’être simple que d’être pédant.” Le ton est donné.

Ce n’est donc pas par nostalgie ou, pire, par méconnaissance d’avancées dans son domaine de recherche que Henri georges garnir s’oppose à la réforme – la théorie des ensembles figure d’ailleurs en bonne place dans ses manuels d’analyse – mais dans un souci pédagogique. « Pour lui, reprend Jacques Bair, la théorie des ensembles est un outil qui peut rendre de grands services en matière de recherche, par exemple en informatique, mais qui n’a pas sa place dans l’enseignement secondaire. Papy partait du général, de l’abstrait et descendait un peu vers des applications. Garnir faisait le contraire, partait des cas particuliers, des exemples et allait vers le général. C’est la grosse différence péda- gogique entre les deux, sans doute due en partie au fait qu’à la base Garnir est un physicien. »

OPPOSITION LIÉGEOISE

Personnalité incontestée de l’ULiège, entourée d’un groupe d’assistants et d’étudiants qui souvent l’admirent, Henri Georges Garnir va fédérer l’opposition à la réforme bien au-delà du seul département de mathématiques et même au-delà de l’université liégeoise. Papy et lui vont débattre, donner de multiples conférences, intervenir dans la presse. La Société belge de professeurs de mathématiques (SBPM) est ULBiste, soutient Papy, et ne compte guère de Liégeois dans ses rangs ? Qu’importe : Henri Garnir suscite la création de l’AMULg (Association des docteurs et licenciés en sciences mathématiques sortis de l’université de Liège) pour contrer l’influence de la SBPM dans l’enseignement secondaire. On imagine difficilement aujourd’hui l’ampleur prise par le mouvement de contestation et la virulence des propos échangés à l’époque de part et d’autre.

Paul van Praag, ancien élève de Papy et professeur émérite à l’UMons, évoque ce souvenir sur le site du CBPM : “En 2003, le ministre de l’Enseignement Pierre Hazette, qui assistait à un congrès de la SBPMef ( Société belge des professeurs de mathématique – sans le “s” cette fois ! – d’expression française) où Papy était évoqué, raconta le souvenir suivant : tout jeune professeur de latin, enseignant dans la région liégeoise, il fut invité à assister à une manifestation “anti-Papy” à Ans. Il vit avec ahurissement plus de 1000 professeurs de mathématiques surexcités et conspuant le nom de Papy.”

Si Henri Garnir a été le porte-drapeau de la contestation anti-papyste, l’ULiège ne s’est pas rangée unanimement derrière celui-ci. Éminent statisticien, Henry Breny a soutenu Georges Papy et sa réforme au sein de l’institution liégeoise même si, esprit très libre comme le remarque Jacques Bair, il n’a pas hésité à critiquer certaines réflexions de Papy, notamment dans le domaine qui était le sien, à savoir les probabilités.

La querelle eut-elle un vainqueur et un vaincu ? « Elle s’est un peu terminée de guerre lasse, remarque Jacques Bair. Une autre réforme a vu le jour en 1978 qui n’a guère connu de modifications depuis lors. Mais il me semble que les idées des garniriens se sont imposées. Peu après sa création, l’AMULg avait réalisé une enquête sur ce qu’il fallait modifier dans l’enseignement des mathématiques. Ce sont les résultats de cette enquête qui ont influencé la réforme de 1978 : il est certes recommandé d’enseigner la théorie des ensembles mais aussi le calcul vectoriel, les intégrales ou les matrices. Tandis que géométrie et trigonométrie étaient sérieusement amputées et simplifiées. »

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